CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les titres choisis par la presse pour annoncer la disparition d’Emmanuelle Riva [1] le 28 janvier 2017 évoquaient les grands succès de l’actrice au cinéma et sa carrière peu conformiste. L’Humanité avait choisi « Emmanuelle Riva, actrice audacieuse et libre est morte ». « Emmanuelle Riva, un parcours amoureux d’Hiroshima à Hollywood » annonçait Le Point. Libération intitulait son article « Emmanuelle Riva, sur l’autre rive ». La Croix écrivait « Emmanuelle Riva, la divine farouche ». Le Figaro quant à lui optait pour « De Hiroshima mon amour, à Amour », ce raccourci désignant le premier et le dernier grand film de l’actrice, mais occultant le rôle ultime de la comédienne, celui d’une vieille tante octogénaire dans le film burlesque Paris pieds nus[2] sorti en mars 2017.

2Paulette devenue Emmanuelle est née à Cheniménil dans les Vosges, au bord de la Vologne, d’un père immigré italien et d’une mère d’origine paysanne. Enfant, elle aime le mime et les arts du cirque et, surtout, lire des poèmes en public : « Très petite, j’aimais dire des poèmes. J’aimais les dire devant les autres. Je ne pouvais pas les garder pour moi toute seule. Il me fallait donner à entendre la parole de l’auteur, comme une jouissance à partager. [3] » Tout en apprenant le métier de couturière pendant trois ans, elle rejoint la troupe d’amateurs de Remiremont dans laquelle elle joue Antigone de Anouilh et Le jeu de l’amour et du hasard : « J’avais envie de parler toutes ces écritures. De les partager ! Je me disais qu’il n’était pas possible que je n’en fasse pas ma vie. J’étais bloquée en province. Je ne savais pas comment faire [4]… » Elle rentre finalement à vingt-six ans sur concours rue Blanche : « Si je n’avais pas réussi, je serais morte », confiera-t-elle à Libération en 2012. Elle enchaîne les rôles au théâtre et fait une apparition dans le film Les Grandes Familles de Denys de la Patellière au côté de Gabin. Alain Resnais la découvre sur une affiche de L’Épouvantail, pièce de Dominique Rolin : « Il n’y a pas de difficultés à partir du moment où on est adoptée par un metteur en scène », confiera-t-elle plus tard [5]. Hiroshima mon amour, une commande d’Argos Films, est le premier long-métrage de fiction du réalisateur, fruit de sa collaboration avec Marguerite Duras qui en écrit le scénario. Le cinéaste, jusqu’ici documentariste [6], partage avec « la nouvelle vague » « la mise en scène de la voix [7] » qui donne à la parole et à la bande-son un rôle accru, parfois prééminent par rapport à celui de l’image : « Il est absurde de parler du film de Resnais ; il est absurde de parler du texte de Marguerite Duras. Le texte n’aurait pas été le même s’il n’avait attendu l’image et l’image n’aurait pas été la même si elle n’avait répondu au texte [8]. » Le film abandonne la narration classique et laisse affluer sans ordre les fulgurances et les omissions de la mémoire. Les images d’archives y croisent les images mentales des personnages. L’héroïne est une actrice venue tourner à Hiroshima un film sur la paix rencontrant un architecte japonais avec qui elle noue une relation courte et passionnée. Chacun a vécu la guerre – elle en particulier à Nevers a connu un premier amour tragique avec un Allemand et, pour cette raison, a été tondue : « Riva est inoubliable en femme moderne, adultérine et hagarde [9]. » D’un mois de tournage au Japon [10] et de quinze jours à Nevers, elle gardera un souvenir plein de bonheur [11]. Le film est postsynchronisé : « Sa voix s’emparait du texte de Marguerite Duras. Elle en faisait une chose unique comme une espèce de cantate religieuse », rappelle Gilles Jacob [12] à l’annonce de sa mort. L’attente et l’impatience ont nourri l’interprétation de ce rôle, reconnaîtra-t-elle plus tard. À trente-deux ans c’est son premier film : « J’ai eu la chance de rencontrer Resnais, Marguerite Duras, de découvrir le Japon, d’avoir à interpréter un personnage de femme. C’est la première fois où je joue un personnage de femme car au théâtre on m’a toujours donné des rôles de jeune fille, d’ange… on ne voulait pas me voir dans les femmes infidèles », dit-elle à François Chalais [13] devant la caméra de Cinépanorama lors du festival de Cannes où Hiroshima obtient en 1959 le prix de la critique internationale. Elle pressent déjà sa renommée de comédienne intellectuelle et cérébrale : « J’aimerais passer de la tragédie à la comédie, des larmes au rire. Je ne voudrais surtout pas être classée dans… C’est terrible d’être classée dans un genre bien défini. C’est fatigant, c’est déprimant de jouer toujours dans un seul sens. »

3Elle enchaîne pourtant des films plus classiques souvent adaptés de romans comme Léon Morin prêtre[14], Thérèse Desqueyroux[15], Climats[16], Thomas l’imposteur[17], La Modification[18] dont les personnages offrent une variété d’origines sociales et d’émancipations féminines. Elle tourne avec Brel Les risques du métier[19], film traitant de la pédophilie qui remporte un succès populaire [20]. Certaines de ses apparitions [21] dans des rôles secondaires révèlent des talents comiques et burlesques. Ne rêvait-elle pas de jouer Bécassine, qu’elle trouvait touchante, drôle et ridicule ?

4C’est sans doute sa carrière théâtrale qui entretiendra son image d’actrice intellectuelle.

5Les plus grands la mettent en scène qu’il s’agisse de Jacques Lassalle [22] qui la dirige dans cinq pièces, de Marcel Maréchal [23] ou de Claude Régy [24]. Des auteurs classiques aux écrivaines contemporaines, Sarraute, Sallenave, Duras, elle fait également des choix hardis d’auteurs plus singuliers comme Tilly, Vauthier ou Copi. Entre 2000 et 2014, elle joue assez peu et revient pour la dernière fois au théâtre avec Savannah Bay mise en scène par Didier Besace au côté d’Anne Consigny : « L’exigence est démesurée au théâtre. C’est riche de tout, de toutes nos vies. C’est un grand partage. On le vit ensemble. On vit cette chose terrible. On fait de la haute voltige. On est lâché. Il ne faut pas se tromper. C’est unique le théâtre. C’est le vrai lieu [25]. » Emmanuelle Riva est sélective, refuse les propositions commerciales et ne se sent bien que dans des projets innovants et originaux : « Dans ma vie j’ai surtout dit non. La liste de mes refus est aussi vaste que celle de mes consentements. Je n’ai pas aimé être un objet convoité pour sa rentabilité [26]. » Pourtant, cette soif d’absolu qui a nourri et guidé sa carrière, elle ne la conseille à aucun jeune comédien [27].

6Emmanuelle Riva écrit des poèmes qui sont publiés sous l’initiative de Jean Breton directeur des éditions de Saint-Germain des Prés. Entre 1969 et 1982, trois recueils paraissent [28]. Pour la comédienne, l’écriture personnelle est venue naturellement : « Ça arrive comme ça. J’écris n’importe quand… Le crayon marche tout seul… Ce n’est pas mon métier d’écrire alors c’est presque toujours une joie, une communication [29]. » Ces poèmes parfois courts, jamais très longs, reprennent surtout les thèmes traditionnels de l’amour, la nature et la mort. L’écriture est talentueuse et le lecteur est vite conquis par l’univers sémantique, les rythmes et les imageries de la comédienne poétesse.

7Jacques Brel pendant le tournage des Risques du métier avait dit à Emmanuelle Riva qu’il ne connaissait pas un mot plus stupide que celui de star. Elle partageait également cet avis. Vedette discrète, l’actrice a pourtant reçu tout au long de sa carrière de très nombreuses récompenses. Sans doute la plus émouvante fut la remise en 2013 du César de la meilleure comédienne, suivie d’une longue « standing ovation », dans le film Amour de Michael Haneke, pour lequel elle est nominée aux Oscars de Hollywood. La promotion de ce film fut une épreuve pour elle. Trop d’inquisitions et de photos l’ont fatiguée et ennuyée : « Il n’est pas bon d’être trop questionnée pour savoir qui on est ; cela peut amener une usure. Au théâtre chaque soir je ne sais jamais comment je vais faire. Je vis au jour le jour. Seulement : être. Et vive la vie et la liberté – la gravité et le rire de l’enfance. Une foudre douce dans l’âme [30]. »

8Emmanuelle Riva, au bout de son voyage, nous renvoie aux œuvres phares qui ont ponctué le cours des cinquante dernières années de certains pans de la culture française. Elle incarne également une représentation moderne d’une actrice émancipée, à la fois indépendante et secrète, choisissant ses engagements, acceptant la traversée des déserts [31] et préservant son intimité. Comédienne, poétesse, photographe, Emmanuelle Riva l’anti star, une étoile talentueuse et insaisissable…

Notes

  • [1]
    La grande comédienne de théâtre Eléonore Hirt (1920-2017) est décédée le même jour qu’Emmanuelle Riva le 27 janvier 2017.
  • [2]
    Fiona et Abel Gordon
  • [3]
    Emmanuelle Riva, C’est Délit-Cieux ! Entrer dans la confidence, Paris, Bayard, 2014.
  • [4]
    Idem.
  • [5]
    Émission de télévision, Dimanche en France, 20 mai 1962.
  • [6]
    Nuit et brouillard, texte écrit par Jean Cayrol et dit par Michel Bouquet.
  • [7]
    Michel Marie, La Nouvelle Vague, une pratique esthétique, 4e édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2017.
  • [8]
    Michel Delahaye, « Cinéma 59, n° 38, juillet 1959 », in Magali Blein, Poétique de la mémoire dans Hiroshima mon amour, Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, juin 2007.
  • [9]
    Jacques Morice, Télérama, critique du 02/05/2016.
  • [10]
    Emmanuelle Riva pendant le tournage prend avec un Ricohflex des photos d’Hiroshima en reconstruction. Les photos seront publiées : Tu n’as rien vu à Hiroshima, Paris, Gallimard, 2009.
  • [11]
    Emmanuelle Riva évoque encore le bonheur de ce tournage lors du festival Paris Cinéma « 50 grands rôles de femmes » au Reflet Médicis où elle est invitée le 11 juillet 2014.
  • [12]
    AFP, 28 janvier 2017.
  • [13]
    Cinépanorama, 15 mai 1959.
  • [14]
    Réalisation de Jean-Pierre Melville, d’après le roman de Béatrice Beck, 1961.
  • [15]
    Réalisation de Georges Franju, 1962.
  • [16]
    Réalisation de Stello Lorenzi, 1963.
  • [17]
    Réalisation de Georges Franju, 1965.
  • [18]
    Réalisation de Michel Worms, 1970.
  • [19]
    Réalisation d’André Cayatte, 1967.
  • [20]
    3 523 573 entrées d’après <jpbox-office.com>.
  • [21]
    En particulier Venus Beauté de Tonie Marshall, Le Skylab de Julie Delpy, etc.
  • [22]
    2000 : Médée d’Euripide ; 1989 : La bonne mère de Goldoni ; 1979 : Les fausses confidences de Marivaux ; 1978 : Remagen d’après Ana Seghers ; 1977 : Risibles amours de Kundera.
  • [23]
    1965 : Badadesque de Jean Vauthier ; 1965 : L’opéra du monde de Jacques Audiberti.
  • [24]
    1966 : Le retour, d’après Harold Pinter ; 1975 : C’est beau de Nathalie Sarraute.
  • [25]
    Propos recueillis en 2014 par Stéphane Capron. Voir <www.sceneweb.fr>.
  • [26]
    Anne Diatkine, « Emmanuelle Riva, sur le qui-vive. », Libération, 21 oct. 2012.
  • [27]
    Emmanuelle Riva, C’est Délit-Cieux ! Entrer dans la confidence, Paris, Bayard, 2014.
  • [28]
    Juste derrière le sifflet des trains, Paris, éditions Saint-Germain des Prés, 1969 ; Le feu des miroirs, Paris, éditions Saint-Germain des Prés, 1976 ; L’otage du désir, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1982. Des inédits joints à des poèmes anciens sont édités dans Emmanuelle Riva, C’est Délit-Cieux ! Entrer dans la confidence, Paris, Bayard, 2014.
  • [29]
    Discorama, 13 mars 1969.
  • [30]
    Emmanuelle Riva, C’est Délit-Cieux ! Entrer dans la confidence, Paris, Bayard, 2014.
  • [31]
    Idem.
Brigitte Chapelain
Brigitte Chapelain est membre du laboratoire Communication et politique. Ses recherches portent sur les pratiques créatives sur Internet chez les jeunes adultes en s’interrogeant sur leurs formes et leurs modalités de communication et d’organisation, ainsi que la culture qui en est issue, ainsi que sur l’intégration du numérique dans le domaine littéraire (ethos, nouvelles médiations, pratiques communautaires etc.), abordant plus largement le fait littéraire sous un angle communicationnel. Membre du Groupe d’études sur la prescription, elle poursuit une réflexion sur les reconfigurations de la prescription culturelle à l’heure du numérique. Rédacteur en chef des Cahiers de la SFSIC, Brigitte Chapelain est également membre du bureau de la rédaction d’Hermès.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0237
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