CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tzvetan Todorov s’est éteint la nuit du 7 février 2017 dans un hôpital parisien. Nous publions ici le témoignage et l’hommage de Stoyan Atanassov, ami, traducteur et commentateur de l’œuvre de Todorov.

2Todorov est entré dans ma vie sur la pointe des pieds, sans que je m’en rende compte, sans qu’il y ait fait la moindre intrusion. Notre connaissance remonte à 1981, lorsqu’il était venu à Sofia à l’occasion du premier Congrès d’études bulgares. C’était son premier retour en Bulgarie, son pays d’origine où il avait grandi et qu’il avait quitté en 1963. Depuis 1981, nous avons gardé le contact qui est devenu peu à peu une profonde amitié. Nous habitions loin l’un de l’autre, lui à Paris, moi à Sofia, mais une circonstance nous a rapprochés. Dans les années 1991-1993, j’ai vécu avec le père de Tzvetan, le professeur Todor Borov, éminent bibliographe et historien de la culture bulgare. Nous formions en commun un ménage que ma femme organisait pour le bonheur de tous. Mon attachement filial au nonagénaire Todor Borov avait pour cadre un quotidien paisible et harmonieux.

3C’est à cette époque que je me suis mis à traduire Todorov en bulgare. Je le faisais par amitié et avec la conviction que le public bulgare devait pouvoir enfin lire celui qui jusqu’à ce moment n’était qu’un mythe, un des grands noms du structuralisme triomphant que l’idéologie officielle en Bulgarie tenait en suspicion sans pour autant le rejeter en bloc. Peu à peu, je me suis imprégné de la pensée de Todorov. Ses livres devenaient mon pain quotidien. Sans doute, sous leur influence je me suis détaché d’une vision de la littérature selon laquelle celle-ci était une réalité à part régie par des règles propres autres que les lois présidant au monde réel. L’œuvre poststructuraliste de Todorov démontrait que la littérature est une expression privilégiée de ce même monde réel et protéiforme que, grâce à elle, je commençais à mieux comprendre. Les livres de Todorov m’aidaient à mieux penser, à mieux organiser ma vie, à mieux vivre avec les autres.

4Chaque nouveau livre de Todorov éclairait un pan du réel auquel j’avais été jusqu’à ce moment insensible. Or, depuis la fin des années 1970, il évoluait sur une orbite nouvelle. À cette occasion, les journalistes ont lancé les dénominations Todorov 1 et Todorov 2, distinction pratique pour désigner deux sphères, apparemment opposées, dans les études menées par Todorov, l’approche structuraliste et l’approche humaniste. J’accepte ces dénominations à la condition d’y voir moins une opposition entre le structuralisme et l’humanisme de Todorov qu’une évolution vers une histoire des idées prenant souvent appui sur des œuvres littéraires emblématiques. Cette évolution témoigne aussi d’un aspect essentiel de la pensée de Todorov : le lien profond entre le savant et l’homme.

5Cependant, évoquer le parcours intellectuel de Todorov implique un retour en arrière. Durant 15 ans, depuis le milieu des années 1960 jusqu’à la fin des années 1970, Todorov avait joué un rôle primordial pour la mise en place d’une théorie littéraire. Sous le nom de poétique qu’il lui a donnée, la nouvelle théorie littéraire réunissait les méthodes d’interprétation formulées par la narratologie, la sémiologie et la linguistique. La poétique que Todorov rattachait à l’héritage des formalistes russes des années 1920 est devenue à ce moment le courant principal de la théorie littéraire. Ce courant jouissait de l’adhésion des chercheurs les plus prestigieux, tout comme des moins doués, à travers le monde. En plus d’être considéré comme le « parrain » et le législateur de la poétique, Todorov jouissait de la renommée d’un représentant éminent de la jeune sémiologie que l’on formulait à partir des idées de Saussure appelant de ses vœux une science des signes dans l’étude de la société.

6Après avoir défini les tâches de la nouvelle théorie de la littérature et après en avoir été une des figures de proue, Todorov s’est retiré des projecteurs braqués sur les scènes universitaires et médiatiques à la mode pour faire, dans une studieuse solitude, le bilan de son itinéraire existentiel et professionnel [1]. Puis il s’est engagé dans une nouvelle direction, celle d’un penseur humaniste menant ses études et enquêtes à travers un lien, de plus en plus direct et explicite, entre son destin personnel et ses réactions d’homme et de citoyen.

7La nouvelle orientation de Todorov a donné lieu à toute une série d’ouvrages publiés à partir des années 1980. Elle a quelque peu ébranlé sa première identité de théoricien de la littérature. Ses livres correspondaient de moins en moins aux grandes rubriques des rayons en librairie – critique, philosophie, histoire, psychologie, etc. Ils rayonnaient pourtant dans le monde à travers leurs très nombreuses traductions. Cependant, l’éloignement de Todorov de la littérature n’était qu’une illusion d’optique. En fait, ce qui avait changé, c’était son approche de la littérature. Celle-ci devenait désormais le point de départ d’une réflexion sur des processus et des phénomènes dont les conséquences modifiaient la face du monde : la découverte/la conquête de l’Amérique, les régimes totalitaires, les relations internationales, le messianisme démocratique, les dérives du moralisme. Todorov a consacré une étude fondamentale à la conscience nationale française et à la façon dont les Français percevaient les autres nations [2]. D’autres livres qu’il a publiés depuis proposaient des analyses lumineuses d’événements qui ont marqué l’histoire récente et dont les échos se font sentir encore aujourd’hui [3].

8Le théoricien de la littérature cédait ainsi la place à l’historien des idées. Le plus impressionnant dans cette nouvelle voie est la capacité de Todorov d’analyser des phénomènes actuels à travers leur genèse et leurs phases d’évolution. Jetant ainsi un pont entre le présent et le passé, Todorov est parmi les auteurs francophones les plus traduits. Nous autres Bulgares, nous admirons souvent tel ou tel de nos compatriotes et nous nous étonnons de constater que le monde le méconnaît. Dans la plupart des cas, il s’agit de valeurs locales, d’auteurs dont les écrits ont du mal à passer les frontières nationales. Au contraire, la valeur universelle des livres de Todorov se mesure aussi à l’aune de leur parfaite convertibilité.

9Encore un mot sur l’érudition impressionnante de Todorov. Il n’y a pas de période dans l’histoire de l’humanité à laquelle il n’ait pas fait référence, et le nombre d’auteurs qu’il analyse dépasse nos idées sur les possibilités de la connaissance humaine. Or, dans l’érudition de Todorov il n’y a pas une seule trace de compilation que l’on trouve souvent chez les esprits encyclopédiques. Grâce à ses capacités de synthèse exceptionnelles, il soumet à une sélection rigoureuse ce qu’il a engrangé des autres, en tire l’essentiel sans le liquéfier dans d’interminables paraphrases. Si j’étais peintre, je représenterais Todorov écrivant non pas une plume à la main, mais tenant un coquillage et une sourdine : celui-là amplifiant doucement mais très distinctement des bruits lointains (les livres du passé), celle-ci tempérant ces bruits, leur conférant une sonorité personnelle. Todorov puise à pleines mains chez les autres, mais il parle de sa propre voix.

10Grâce à un style limpide, ses écrits se lisent aisément. Ils sont pourtant difficiles à traduire. Le moindre écart de la pensée todorovienne risque de nous faire perdre le tout de la mélodie et du sens. Le saxophoniste John Coltrane dit du pianiste Thelonious Monk (deux génies du jazz moderne que Tzvetan aimait écouter) : « Si vous ratez avec lui un accord, vous tombez dans le vide d’un puits d’ascenseur. » Même chose pour le texte de Todorov : si vous omettez un mot, si vous infléchissez dans le mauvais sens une nuance, vous risquez de perdre le fil de la pensée de l’auteur – une pensée rigoureuse formulée avec une sobriété élégante. Le traducteur de Todorov doit pouvoir se faire, ne serait-ce que provisoirement, son complice.

11Todorov a laissé 40 livres, un patrimoine dont bénéficieront les générations d’aujourd’hui et de demain. Son décès, suivi de plusieurs hommages que les médias lui ont rendu, fera sans doute aux uns relire ses livres, suscitera l’intérêt des autres qui ne l’ont pas encore lu. Or, la perte de l’homme Todorov est irréparable. La pensée qu’il pressentait sa fin sans appréhensions et sans dramatisme me console peu. Je lui ai envoyé un mail de vœux pour la nouvelle année 2017 en y ajoutant, sans grande délicatesse, une strophe que j’ai composée spontanément sur la caducité et le soulagement attendu dans la mort. Le 3 janvier 2017, Tzvetan me répondait, et je me permets de donner ici un extrait de son message : « Comment je vais ? Pas très fort. Je ne quitte plus l’appartement, et à peine plus mon fauteuil. Bien que je voie encore clair, je lis peu, rien de neuf. Néanmoins, je ne partage pas du tout ta mélancolie. Je vis beaucoup dans le présent, je n’ai pas beaucoup d’imagination pour l’avenir. Mon temps est occupé par les soins (nombreux) de mon corps et divers engagements d’interventions… La vieillesse, je n’y pense pas trop. » C’était son dernier mail, écrit 3 jours avant son entrée à l’hôpital.

12Il me faudra désormais nourrir notre amitié de souvenirs, dont celui-ci. Quand il était venu en Bulgarie en septembre 2014 avec sa fille Léa et son fils Sacha, nous parlions un jour des quatre tempéraments d’après la tradition hippocratique (sanguin, cholérétique, mélancolique, flegmatique). Léa m’invitait sur un ton enjoué à définir le caractère de chacun d’entre nous. Arrivé à Tzvetan, je me suis tu, hésitant : « Je ne sais pas, disais-je, lui, c’est différent. » « Mais voyons, objectait Léa, Tzvetan est un mélancolique typique. » Je n’en étais nullement convaincu. Depuis toujours, à mes questions « Comment vas-tu ? », il avait sans hésiter répondu tout simplement et sans la moindre ambiguïté : « Très, très bien. » Était-ce une parole de mélancolique ?

13Je me suis souvenu de cet échange avec Léa (en présence de Tzvetan qui n’avait rien dit à ce moment) lorsque j’écoutais son intervention sur France Inter, le 18 septembre 2016. Le titre de cette émission de 45 minutes était « Remèdes à la mélancolie ». L’animatrice, une journaliste intelligente et manifestement de bonne humeur, attendait de Todorov qu’il soulevât quelque peu les secrets de la mélancolie. Or, il ne s’y est pas du tout identifié. Loin de renier son utilité, Todorov soutenait que la mélancolie était propre à l’homme et qu’elle avait souvent engendré des sentiments et des idées sublimes.

14Aujourd’hui, tous ceux qui aiment l’homme et le penseur Todorov sont en deuil. Je n’ai pas de remède à leur proposer si ce n’est de faire leur deuil à la manière dont Todorov concevait la mélancolie. On pourrait alors, ne serait-ce qu’un instant, s’élever au-dessus des aléas de la vie et aspirer à la sagesse sereine à laquelle nous associerons toujours le nom et l’œuvre de Tzvetan Todorov.

15Stoyan Atanassov

Hommage à Tzvetan Todorov

16Lire Todorov, revenir sur sa biographie, donne à imaginer un funambule en enquête d’équilibres subtils, glissant sur des fils tendus à l’extrême entre des univers irréconciliables. L’Est qu’il délaisse en 1963 à l’âge de 18 ans, alors que son père avait déjà commencé d’avoir quelques problèmes avec les autorités locales, et l’Ouest, Paris, où il s’installe et fait carrière, sans renoncer, jusqu’à la fin, à analyser les dérives intellectuelles et politiques des deux camps. Entre le passé aussi, quand il étudie la rencontre des mondes, à l’ère des conquistadors auxquels il oppose le point de vue des indigènes, et la période actuelle, transformée par les technologies de la communication. Entre le formalisme encore, l’analyse savante de la littérature comme absolu ou comme stratégie de résistance à la censure, et la quête initiatique de sens.

17Dès sa plus jeune enfance, Tzvetan Todorov a baigné dans la littérature. Ses parents étaient bibliothécaires dans la Bulgarie d’après-Seconde Guerre mondiale. « Il y avait toujours trop de livres à la maison… [ils] s’accumulaient dans les chambres et les couloirs, formant des piles fragiles au milieu desquelles je devais ramper [4]. » L’œuvre de Todorov est construite sur l’interprétation du « vaste domaine de l’écriture narrative destinée à usage public ou personnel [5] », une matière première qu’il étudie et retravaille inlassablement. La littérature pour commencer, celle des grands maîtres qui ont forgé la pensée occidentale autant que l’âme russe, dont il affectionne tout particulièrement la correspondance épistolaire parce qu’elle en révèle les tourments et permet d’accéder à l’essence de leur œuvre. Il s’intéresse aussi, plus prosaïquement, à tous les écrits disponibles, récits, mémoires, ouvrages historiques, témoignages, libellés anonymes, traces folkloriques, lettres de voyageurs, comptes rendus épiques des conquistadors espagnols du xvie siècle comme de leurs contemporains aztèques et mayas à partir desquels il va étayer sa thèse sur l’altérité radicale, la rencontre avec l’autre impensé (La conquête de l’Amérique). Il faut encore ajouter des témoignages sur l’expérience concentrationnaire d’anciens déportés russes et allemands (Face à l’extrême), ou de résistants français, notamment de Germaine Tillion dont il raconte comment elle a survécu deux ans à Ravensbrück en utilisant ses compétences d’ethnologue pour analyser les structures du camp et mettre à distance sa situation d’enfermement (Une ethnologue dans le siècle) [6]. Dans son ultime livre (Le triomphe de l’artiste), il y ajoute des comptes rendus d’interrogatoires, les minutes des tribunaux, des lettres de prison, pour dresser une nécrologie d’artistes russes victimes de procès staliniens. Et chaque fois, il cite abondamment les textes, donne la parole aux protagonistes, en même temps que son métadiscours les tient à distance, tout en sachant que leur interprétation se fait forcément en fonction de sa position de chercheur, elle-même déterminée par les problématiques saillantes de chaque époque. Car au final, tous ces matériaux de l’écriture cités à l’état brut, recomposés et réinterprétés dans la littérature grise des scientifiques ou flamboyantes des romanciers, des poètes ou des dramaturges témoignent de l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur et de pire. « Nous sommes tous faits de ce que nous donnent les autres êtres humains, nos parents d’abord, ceux qui nous entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit donc infiniment… Elle permet à chacun de mieux comprendre sa vocation d’être humain… » et d’ajouter encore « elle m’aide à vivre… [7] » Sans doute est-ce pourquoi, dans ses travaux, il se focalise si souvent sur les périodes dramatiques de l’humanité qu’il aborde à partir des traces réunies sur les individus broyés par l’histoire, victimes des conquistadors, des nazis ou de la bureaucratie révolutionnaire.

18Todorov débute son aventure intellectuelle alors qu’il était étudiant en Bulgarie, en appliquant à la littérature des techniques linguistiques d’analyse grammaticale, en se focalisant sur la forme et en faisant l’impasse sur le fond, dont l’interprétation était toujours susceptible de ne pas correspondre aux dogmes idéologiques en vigueur. D’autres avant lui avaient déjà emprunté cette voie, le formalisme avait permis aux intellectuels russes confrontés aux exactions de la révolution d’octobre de continuer à travailler sur la littérature tout en évitant les tourments de la censure. Se centrer sur la construction des textes, explique-t-il, l’analyse linguistique, l’étude des structures, évitait de s’interroger sur des contenus toujours susceptibles d’être mis en question ; une façon de résister à la domination idéologique régnante alors en Union soviétique. C’était par ailleurs, ajoute-il, la stratégie du peintre suprématiste russe Malevitch, quand il poursuit son travail sur l’abstraction dans le sillage des cubistes et des futuristes, pour continuer de refuser l’enrôlement de l’art dans la révolution sociale [8].

19Quand Todorov arrive à Paris, après avoir franchi le Rideau de fer, le mouvement structuraliste est en plein essor et dépasse le cadre même de la linguistique. En Occident, les mobiles ne sont pas les mêmes, il s’agit de bousculer la conception bourgeoise de l’analyse littéraire, cette fois d’inventer une mathématique holiste, universelle, abstraite elle aussi, de l’appliquer à la littérature écrite et plus généralement encore à l’anthropologie de la parenté, à la philosophie de l’histoire ou à la communication. Dans un couloir de la Sorbonne il rencontre un jeune assistant Gérard Genette avec lequel il créera plus tard et dirigera longtemps la revue Poétique. Ce dernier lui recommande de suivre le séminaire de Roland Barthes officiant alors à l’École des hautes études et sous la direction duquel il soutient une première thèse en 1966. Sa traduction des formalistes russes des années 1920, encore peu connus en France et la publication d’une anthologie qui leur est consacrée (Théorie de la littérature) lui ouvre la reconnaissance de l’intelligentsia et les portes du CNRS. À cette occasion, il fait aussi la connaissance de Jacobson l’un des derniers formalistes encore vivant, spécialiste de l’analyse linguistique de la poésie et des processus de communication, passé lui aussi à l’Ouest après avoir été le chef de file du cercle linguistique de Prague et dont il accompagnera la traduction des ouvrages en français.

20À partir de la fin des années 1970, Todorov s’éloigne des structuralistes dont il dénonce l’enfermement pour revenir à la quête de sens (La littérature en péril). « Les acquis de l’analyse structurale, à côté d’autres, peuvent aider à mieux comprendre le sens d’une œuvre… ce sont des outils que personne ne conteste aujourd’hui, mais ils ne méritent pas pour autant qu’on y consacre tout son temps. Il faut aller plus loin [9]. » Certes, il n’y a pas de vérité universelle et intangible, mais faut-il pour autant renoncer à analyser le sens de la littérature, et s’en tenir à la seule étude de ses structures linguistiques comme le défendent les structuralistes les plus convaincus. Toutes les méthodes sont bonnes, ajoute-t-il, pourvu qu’elles soient un moyen au lieu d’être une fin en soi. Il recommande d’interroger le sens interne des textes, qui « nous conduit à une connaissance de l’humain, laquelle importe à tous [10] ». Les œuvres sont toujours créés à un moment donné, en héritage ou en rupture avec une tradition littéraire, dans un contexte esthétique, mais aussi historique, politique et social. La production de sens se nourrit de ces multiples approches sans exclusive, elle vise d’abord « à mieux comprendre l’homme et le monde, pour y découvrir une beauté qui enrichisse son existence ; ce faisant, il se comprend mieux lui-même. La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun [11] ». Tout chercheur doit pouvoir travailler à sa manière à partir de méthodes formelles ou en resituant la littérature et les textes dans leur contexte, voire en les interrogeant et les réinterrogeant à partir de ce qu’il est lui-même et des problématiques saillantes du moment.

21Au crépuscule de sa vie, alors que le mur entre l’Est et l’Ouest s’est effondré depuis longtemps déjà, Todorov renvoie les deux systèmes dos à dos : « Par bien des côtés, l’ultralibéralisme contemporain ressemble plus au totalitarisme communiste qu’au libéralisme classique du xviiie et xixe siècle. La tyrannie des individus peut avoir des conséquences aussi graves que celle de l’État [12]. » Les processus de consommation conduisent les peuples à se soumettre aux diktats de la production de masse et à la standardisation des modes de vie. Et d’ajouter : « Les détenteurs du pouvoir aspirent toujours à contrôler intégralement leur population, même s’ils s’appuient moins sur la police omniprésente et les réseaux d’informateurs que sur les technologies qui recueillent les “grosses données” de tous nos échanges électroniques [13]… » Car au final, même aux pires moments de l’humanité, demeure la capacité de chacun à résister aux forces insidieuses de la domination, par la culture, l’art et la littérature qui condensent et magnifient des pratiques quotidiennes universelles [14]. Pour lui L’archipel du goulag de Soljenitsyne, mais aussi Nous autres de Zamiatine ou Le docteur Jivago de Pasternak ont indéniablement contribué à l’effondrement du bloc soviétique. Il cite Zamiatine, certains livres sont comme de la dynamite. « La seule différence c’est qu’un morceau de dynamite explose une seule fois, tandis qu’un livre, mille fois [15]. » Les œuvres que l’artiste laisse derrière lui sont inaltérables. Il écrit : « Les détenteurs du pouvoir sont capables de détruire ceux qu’ils veulent soumettre, ils n’ont aucune prise sur les valeurs esthétiques, éthiques, spirituelles provenant des œuvres produites par ces artistes (ou d’autres sources). Sans elles, l’humanité ne pourrait survivre naguère comme aujourd’hui. La réside le triomphe des héros fragiles de notre récit [16]. » Telles sont les dernières lignes de Tzvetan Todorov publiées dans un ouvrage posthume, consacré aux plasticiens et écrivains russes de la période 1917-1941 « Le triomphe de l’artiste ».

22Paul Rasse

Notes

  • [1]
    Le résultat le plus complet de ce bilan est son livre d’entretiens avec Catherine Portevin, Devoirs et délices, une vie de passeur, Paris, Seuil, 2002.
  • [2]
    Voir Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989.
  • [3]
    Voir notamment : Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000 ; Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen, Paris, Robert Laffont, 2003 ; La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008 ; Les ennemis intimes de la démocratie, Paris, Robert Laffont/Versilio, 2012.
  • [4]
    Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 7.
  • [5]
    Ibid., p. 15.
  • [6]
    Voir aussi : Tzvetan Todorov, « Germaine Tillion face à l’extrême », Gradhiva, no 5, 2007, p. 102-113.
  • [7]
    Ibid., p. 15 et 16.
  • [8]
    Tzvetan Todorov, Le triomphe de l’artiste, Paris, Flammarion, 2007, p. 239.
  • [9]
    Tzvetan Todorov, La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2007, p. 24.
  • [10]
    Ibid., p. 85.
  • [11]
    Ibid., p. 25.
  • [12]
    Tzvetan Todorov, Le triomphe de l’artiste, Paris, Flammarion, 2017, p. 303-304.
  • [13]
    Ibid., p. 303.
  • [14]
    Ibid., p. 308.
  • [15]
    Tzvetan Todorov, Le triomphe de l’artiste, Paris, Flammarion, 2017, p. 175.
  • [16]
    Ibid., p. 309.
Stoyan Atanassov
Stoyan Atanassov est professeur de littérature française (Moyen Âge, Renaissance) à l’université Saint Clément d’Ohrid de Sofia, Bulgarie. Il est l’auteur d’un livre en bulgare sur Tzvetan Todorov : Tzvetan Todorov, axiologie de la raison (2011), ainsi que de deux livres en français : L’Idole inconnue. Le personnage de Gauvain dans quelques romans du xiiie siècle (éditions Paradigme, 2000) et De la littérature à la vie (éditions Colibri, 2016). Traducteur en bulgare de plusieurs livres de Tzvetan Todorov, notamment : La Conquête de l’Amérique, Les abus de la mémoire, L’Homme dépaysé, Mémoire du mal, tentation du bien, Le Nouveau désordre mondial.
Paul Rasse
Paul Rasse est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, université de Nice Sophia-Antipolis, membre de l’université Côte d’Azur. Il a publié une douzaine de livres et de nombreux articles scientifiques en anthropologie de la communication, sur la mondialisation des cultures savantes et populaires, l’éducation et la communication scientifique, la muséologie, la médiation et l’ingénierie culturelle.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0230
Pour citer cet article
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