CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La prostitution est l’un des rapports sociaux pour lesquels l’avènement d’Internet et des réseaux socionumériques n’a pas entraîné l’érosion – si ce n’est la suppression – du temps de l’abord de l’autre. Alors que la performance toujours croissante des techniques de communication fait de notre époque celle de la simultanéité et, d’une manière générale, un monde « où tout va plus vite », la prostitution apparaît sous certains de ses aspects comme le lieu non pas du raccourcissement de la temporalité mais, au contraire, de ce qu’on peut considérer comme son allongement. L’exercice de la prostitution sur Internet – ou escorting, puisque c’est de cela qu’il s’agit – a (au moins) ceci de spécifique en effet qu’il disjoint le temps de la passe de celui de la négociation de la passe – et, a fortiori, du premier contact en ligne entre la personne prostituée et le client. Contrairement à ce qui s’observe le plus souvent dans les rencontres tarifées qui, d’emblée, prennent forme de visu, en face-à-face direct (dans la rue, dans les saunas, dans les forêts, etc.), les rapports sexuels ne suivent pas ici immédiatement leur négociation. C’est ce que donne à voir « l’échantillon » à partir duquel nous avons travaillé. Ce dernier nécessitera une brève présentation en préambule de cet article.

2Bien entendu, en faisant le constat d’un allongement de la temporalité dans la pratique de la prostitution sur Internet, il n’est pas question d’affirmer que, pour ce qui est de l’activité de rue, serait inexistant ou vide de sens l’intervalle séparant le premier contact entre client et personne prostituée d’un côté et la réalisation de la passe de l’autre. Il s’agit plus simplement de souligner l’existence dans l’escorting d’un laps de temps inédit (parfois tout à fait considérable) entre ces deux moments de l’activité de prostitution, de montrer de quelle manière et, au fond, à quoi est « occupé » ce « temps en plus » et, par ce biais, d’en saisir les logiques, les significations et les implications sur le plan sociologique et, plus globalement, anthropologique.

3L’approche sous l’angle de la problématique de la communication et, concomitamment, l’éclairage fourni par la distinction théorique entre communication normative et communication fonctionnelle (Wolton, 1997), se révéleront particulièrement utiles de ce point de vue dans la mesure où, précisément, le « temps en plus » de l’escorting est avant tout un espace communicationnel, un espace pour ainsi dire modelé pour et par la communication. Autrement dit, un espace à travers lequel les individus, sous couvert d’échanges se donnant à voir comme essentiellement pratiques et, finalement, comme relevant de l’ordre du contractuel – à partir de différents types de supports technologiques également – construisent des rapports de reconnaissance réciproque et de compréhension mutuelle.

Une forme de prostitution récente et mal connue

4Cet article s’appuie sur une enquête par entretiens et observations dans le cyberespace d’une durée de trente mois. Encore en cours, ce travail a déjà rassemblé plus de quarante entretiens d’escorts (parfois renouvelés à distance de plusieurs mois) et une dizaine d’entretiens avec des clients. Il a par ailleurs donné lieu à plusieurs heures d’observation participante sur la Toile sans prise de rôle : analyse de l’environnement des plateformes Internet dédiées – navigation et fonctionnalités proposées en particulier –, matériau de type ethnographique comme des captures d’écran – notamment des photographies et des textes de présentation des profils personnels en ligne des escorts et des clients –, ainsi qu’un ensemble de conversations informelles obtenu au fil de la participation du chercheur au terrain.

5Cette recherche s’est intéressée dans un premier temps aux jeunes hommes âgés de 18 à 25 ans proposant des services sexuels rémunérés à des hommes sur Internet ; ceci dans le cadre de situations de conformité normative sexe-genre, c’est-à-dire dans lesquelles les hommes se présentent avec une identité de genre masculine, qu’il s’agisse des prestataires comme des clients. Circonscrit au départ à Paris et à la région Île-de-France, le terrain s’est progressivement ouvert à la province. Ce n’est que dans un second temps que des contacts ont été établis et des entretiens réalisés avec des clients, là aussi sur l’ensemble du territoire français [1].

6Le matériau qu’utilise cet article traite donc d’une forme de prostitution qui n’est probablement pas la plus fréquente ; l’ensemble des acteurs et des chercheurs en ce domaine s’entendant sur le fait que la prostitution la plus répandue est celle de femmes proposant des services sexuels à des hommes. De même, il est nécessaire de noter que la sociographie de « l’échantillon » d’escorts sur lequel nous avons travaillé est aussi singulière qu’inattendue. Elle interroge donc le sens et le degré de pertinence précis du propos tenu ici. Ainsi, l’essentiel des jeunes gens rencontrés a le statut d’étudiants – au sens où ces derniers détiennent une inscription dans un établissement de l’enseignement supérieur. Il n’est d’ailleurs pas rare que se dessine un profil d’étudiant brillant, à tout le moins particulièrement investi dans son cursus. De la même manière, ils se déclarent majoritairement homosexuels et, dans un autre registre, sont, à de rares exceptions près, de nationalité française (bien qu’ils puissent être d’origines diverses). Surtout, il est important de relever que si certains sont issus des milieux que l’on peut qualifier de modestes (sur le plan économique tout au moins), il n’est pas rare que les autres appartiennent aux classes dites supérieures. Ainsi, le chef de ménage peut être employé(e), aide-soignant(e) ou infirmière, mais également chef d’entreprise, enseignant dans le supérieur, avocat ou encore ingénieur [2].

7En tout état de cause, il ne nous a pas été donné de rencontrer d’individus « dans le besoin » au sens où leur subsistance serait en jeu [3]. Issus de milieux parfois favorisés, disposant d’un capital économique comme d’un capital culturel régulièrement « confortables », ces individus sont parfaitement intégrés du point de vue familial comme sur le plan social. Si la dimension pécuniaire n’est pas absente de leurs préoccupations, la nécessité (économique) n’est pas le motif qui les mène à l’escorting. Point de précarité dans les témoignages recueillis et les situations observées, si ce n’est, peut-être, celle qui pourrait résulter d’une forme de concurrence entre les études d’un côté et l’escorting de l’autre ; concurrence tendanciellement favorable « par séquences » à celui-ci et pouvant rendre alors « précaire » – disons « incertain » – le déroulement des études.

8Nécessairement fragmentaire, une enquête de type qualitatif n’a pas pour dessein d’épuiser le sujet auquel elle s’intéresse [4]. Dans le cas qui nous concerne, on peut toutefois s’interroger sur le caractère « marginal » ou « segmentaire » de la population observée et, ce faisant, sur la portée des résultats auxquels son étude permet d’aboutir. Nul besoin toutefois de discuter ici l’intérêt pour la science – faudrait-il dire la nécessité ? – de s’intéresser aux « cas particuliers » ou aux marges. Leur existence même impose au chercheur de ne pas se satisfaire des explications les plus générales et/ou évidentes. Plus loin, leur analyse ne permet-elle pas bien souvent de mieux éclairer ce qui se trouve(rait) au « centre » ? Surtout, en l’absence de toutes données quantitatives qui fassent autorité en matière de prostitution en France [5] (Mathieu, 2013 ; voir également Geoffroy, 2011), rien n’assure en réalité que notre « échantillon » constitue une niche tout à fait marginale.

Allongement et réaménagement de la temporalité

9En l’occurrence, c’est la disjonction entre temps de la passe et temps de la négociation de celle-ci qui doit retenir l’attention ; disjonction liée aux techniques de communication en tant que telles bien entendu, mais qui renvoie également à la sociographie des escorts rencontrés au cours de l’enquête – dans le sens de l’absence d’une contrainte (tant physique qu’économique) qui renverrait à leur activité prostitutionnelle ainsi qu’à ce qui en constituerait l’urgence. Cette disjonction semble par ailleurs être tout autant le fait des clients [6]. Nous avons montré ailleurs que ces différents éléments aboutissent à un appariement social entre personnes prostituées et clients inconnu jusque-là (Rubio, 2013). En lien avec ces premiers résultats, nous voudrions dans ces lignes insister plus avant sur la dimension communicationnelle du contenu donné à l’intervalle temporel qui sépare le premier contact en ligne de la rencontre physique et sexuelle.

10Dans cette optique, il faut d’abord souligner que le laps de temps dont il est question ici peut être important. Si, comme le dit Bruno, étudiant en économie âgé de 19 ans, « ça peut me prendre 1 h-1 h 30 de discuter avant de trouver quelque chose et d’y aller », il n’est pas rare que les rendez-vous s’organisent « la semaine d’avant, même presque deux semaines à l’avance [7] ». Bien entendu, les contraintes d’agenda et strictement organisationnelles jouent ici un rôle non négligeable, pour les clients comme pour les escorts. De la même manière, cet allongement de la temporalité est à l’évidence relatif puisqu’il peut être question de quelques heures, de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines. Plus loin, si la disjonction entre le contact sur la Toile et la réalisation de la passe persiste, une fois la première entrevue réalisée, les suivantes – lorsqu’elles sont souhaitées par les deux parties – ne font généralement plus l’objet d’un tel allongement de la temporalité ; tout au moins ce laps de temps n’est plus mis à profit de la même manière, nous y reviendrons. Lorsque le client devient « régulier », le contact peut même se faire plus « direct » encore (uniquement par téléphone par exemple) ; la disjonction temporelle pouvant alors tendre à se réduire de nouveau [8].

11Au final, les deux éléments structurant le plus fortement l’évolution de cet intervalle temporel sont d’un côté ce que l’on pourrait nommer l’ancienneté et l’expérience de l’escort dans l’activité de prostitution et, de l’autre, le caractère plus ou moins régulier de la relation entre escort et client (donc, au fond, le degré de prévisibilité – pour l’un comme pour l’autre des protagonistes – de cette relation). Il convient cependant d’aller au-delà du seul constat de l’étirement de la temporalité. Car ce dernier s’accompagne en fait d’un véritable réaménagement du temps. Différents scénarios sont alors possibles. Tous mettent en lumière la même tendance cependant, à savoir la séquentialité et la progressivité du processus qui mène jusqu’à la réalisation de la passe.

12La configuration élémentaire en la matière est composée de deux séquences : d’abord la prise de contact sur la Toile (le plus souvent à l’initiative du client) articulée à la négociation du contenu de la passe ; ensuite la rencontre physique et la réalisation de la passe quelques heures, jours ou semaines plus tard. Une autre possibilité est que le premier contact en ligne et la négociation de la passe constituent deux temps distincts. On se trouve dès lors non plus devant deux séquences, mais bien trois. Ces dernières peuvent ensuite connaître elles-mêmes de nouvelles subdivisions.

13Ainsi, le premier contact peut se décomposer en deux séquences. À la suite des premiers échanges sur la Toile, client et escort échangent régulièrement leurs numéros de téléphone et se joignent soit directement soit par l’intermédiaire de SMS. Les séquences sont alors au nombre de quatre (voire de cinq si la prise de contact téléphonique commence par des SMS et se poursuit, plus tard, de vive voix ou inversement). Si ces différentes séquences peuvent s’enchaîner dans un temps restreint (quelques heures), il est donc également possible qu’elles se succèdent sur un temps (plus) long (plusieurs jours, plusieurs semaines) [9]. Une séquence peut encore être ajoutée lorsqu’une première rencontre en face-à-face précède la passe. Le plus souvent réalisé dans un lieu public (un café par exemple), à l’initiative de l’escort ou du client, ce premier tête-à-tête peut être court et se trouve plus ou moins distant du contact sexuel (il le précède parfois de quelques minutes seulement). Il n’en constitue pas moins lui aussi une étape supplémentaire vers la réalisation de la passe.

14Bien sûr, dans les faits, ces différentes séquences sont largement entremêlées (bien qu’elles soient le plus souvent clairement distinguées par les personnes interviewées au cours de l’enquête). L’essentiel est ailleurs cependant. Il réside dans le fait que l’allongement de la temporalité ne consiste pas en un « simple » étirement de cette dernière, mais qu’il en implique également une profonde recomposition. Une recomposition se matérialisant dans la séquentialisation et la progressivité d’un rapport à l’autre qui s’élaborait traditionnellement dans l’instant et, au fond, en un même mouvement. Il est alors éclairant de se pencher sur le contenu de ce « temps en plus ».

Négociation, échange et reconnaissance

15Lorsqu’on les interroge à ce sujet, les escorts sont unanimes. À l’image de Cédric, étudiant de 20 ans en deuxième année d’un BTS lié aux nouvelles technologies, les discussions préalables à la rencontre sexuelle, quel que soit leur support, sont présentées comme consacrées aux seules « questions pratiques », relatives au contenu de la rencontre ainsi qu’à ses modalités : « Dans le cas d’un nouveau client c’est quelques emails pour savoir les attentes, les fantasmes, les possibilités financières, les lieux possibles de rencontre, le type de relation sexuelle recherchée. » Cette dimension strictement fonctionnelle n’est pas confirmée par les clients qui mentionnent fréquemment des conversations plus développées. Ainsi Claude, libraire et marchand de livres rares parisien âgé d’une soixantaine d’années : « Je parle beaucoup, beaucoup avec les garçons […] Ce n’est jamais : “Bonjour, ça va ? T’es libre ? C’est combien ?” Non, jamais ! C’est toujours construit sur mesure, sur le profil. Ce sera avec du vocabulaire très simple si j’ai vu que le garçon ne comprenait pas très bien le français. Ce sera au contraire un peu long avec de l’humour et tout si j’ai à faire à un étudiant qui lui-même a de l’humour… Ah non, c’est totalement personnalisé ! Ce n’est pas du tout anonyme ! »

16En réalité, il n’est pas rare que ce refus de l’anonymat évoqué par Claude se retrouve également dans les propos des escorts. Mais sur un mode implicite et largement non conscientisé. Il s’agit bien souvent dans ce cas de « cerner déjà la personne », car « on ne sait jamais sur qui on peut tomber », ainsi que le souligne Clément, étudiant en histoire de l’art de 20 ans. Si elle n’est nullement symbolique, la dimension de sécurité ne constitue toutefois qu’un reflet de surface. Le cas de Cédric permet de charger le trait en creux, mais n’en est pas moins révélateur à ce sujet [10]. Ainsi : « Ils parlent de leur projet ou de leur vie professionnelle, peu souvent de leur vie privée. Ils parlent aussi de leur passion. Souvent, ils s’intéressent beaucoup à ce que je fais dans la vie, à mes études, à mes envies. Ils aiment bien quand même se faire une idée de la personne avec qui ils vont coucher. »

17Ce qui se donne à voir est ainsi que la communication fonctionnelle sert ici de support – parfois « subrepticement » – à la communication normative. Ces deux formes de communication ont été distinguées par Dominique Wolton. D’un côté « les besoins de communication des économies et des sociétés ouvertes, tant pour les échanges de biens et de services que pour les flux économiques […] non dans une perspective d’intercompréhension ou d’intersubjectivité, mais plutôt dans celle d’une efficacité liée aux nécessités ou aux intérêts » ; de l’autre « l’idéal de communication, […] la volonté d’échanger, pour partager quelque chose en commun et se comprendre » (Wolton, 1997). C’est bien cette dimension normative qui est à l’œuvre dans l’escorting telle que cette activité est pratiquée (au moins un temps) par certains jeunes étudiants et qui va de pair avec l’allongement et le réaménagement de la temporalité dont cette nouvelle forme de prostitution est le lieu.

18Au travers d’échanges en apparence strictement fonctionnels concernant les pratiques sexuelles, leurs modalités de réalisation et leur tarif, s’élabore donc « un acte qui, en se déroulant, institue un émetteur et un récepteur dans un jeu symbolique complexe » (Akoun, 1994). Comme si cette mise au point pratique opérait à la manière d’un canevas pour « ce pacte par lequel je reconnais l’autre comme autre à qui je m’adresse, pour qu’en me répondant il me reconnaisse et se reconnaisse comme réciproque » (Ibid.). Un contrat informel faisant écho à des ressorts anthropologiques profondément ancrés liés à l’échange ainsi qu’à la reconnaissance, et qui semble être ici le nécessaire préalable – presque la condition de possibilité même – de la rencontre sexuelle. D’autant que les informations pratiques dont il est question dans ces conversations sont censées figurer en grande partie sur le profil en ligne des escorts comme sur celui des clients et, à ce titre, ne paraissent pas devoir impliquer d’échanges particulièrement prolongés.

Ouvertures

19Cette sexualité différée propre à l’escorting, qui tranche avec la sexualité immédiate caractérisant la prostitution « traditionnelle », ne va pas sans évoquer cette remarque de Pierre Klossowski dans La monnaie vivante : « Une émotion voluptueuse […] gagne en valeur dès que chacun, toujours susceptible de l’éprouver, ne peut pas se procurer le moyen de l’éprouver immédiatement » (Klossowski, 2009). En somme, si d’un côté le désir et le phantasme d’une sexualité à venir (la monnaie vivante) éprouvés par le client se verraient ici décuplés, de l’autre – outre l’éventuelle augmentation de la somme déterminée et reçue en échange de leurs faveurs sexuelles (la monnaie inerte) –, les escorts, en donnant à cette relation les traits de la « normalité » [11], trouveraient l’opportunité de se protéger contre le stigmate (Goffman, 1975) qui frappe l’activité prostitutionnelle dans notre société et, in fine, de mettre à distance la souillure qui peut y être attachée à leurs yeux (au sens que l’anthropologue Mary Douglas a donné à ce terme) (Douglas, 2001) [12].

20Plus loin, dans une époque où « la communication se généralise au nom des valeurs de l’intercompréhension et de la démocratie, pour satisfaire en réalité soit les besoins narcissiques de la société individualiste, soit les intérêts d’une économie mondialisée » (Wolton, 1997), ces manières de faire – qui prennent donc en partie le contrepied de cette tendance générale – interpellent à la façon d’un miroir grossissant. En premier lieu bien sûr parce qu’elles émanent d’un domaine (la prostitution) dans lequel la dimension fonctionnelle (le strict échange entre argent et sexe) peut sembler exclusive. Sans doute également parce qu’il s’agit au surplus d’une activité soumise à la réprobation morale et, nous l’avons dit, fortement stigmatisée. Surtout, ces manières de faire rappellent que l’acte de communiquer suppose toujours le partage d’un arrière-plan commun, que le temps lui est indispensable et que la distance peut en constituer une (autre) condition si l’horizon demeure celui de la rencontre en face-à-face avec l’autre, soit-elle sexuelle et tarifée.

Notes

  • [1]
    Ces recherches ont bénéficié respectivement du soutien de Sidaction et de l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites (ANRS).
  • [2]
    Au titre de la présentation des caractéristiques de « l’échantillon », il convient d’ajouter que les individus rencontrés avaient en commun de ne pas se prostituer de longue date (moins d’un an le plus souvent et, au surplus, d’une manière discontinue) ainsi que de ne pas avoir « transféré » sur la Toile une activité préexistante au développement de la prostitution sur Internet (en particulier une activité exercée dans la rue).
  • [3]
    Pas plus d’ailleurs que des personnes envisageant leur avenir (professionnel) dans la prostitution et/ou revendiquant la reconnaissance de cette activité comme profession à part entière.
  • [4]
    Si tant est qu’une telle ambition ait un sens en sciences sociales.
  • [5]
    Ce constat est encore plus vrai pour la prostitution sur Internet qui commence seulement à faire l’objet de recherches académiques.
  • [6]
    C’est ce que tendent à mettre en lumière les premiers entretiens réalisés auprès de cette population.
  • [7]
    Par souci d’anonymat et de confidentialité, les prénoms ainsi que l’ensemble des informations personnelles susceptibles d’identifier les personnes ayant participé à cette recherche ont été modifiés dans le présent article.
  • [8]
    L’apparition d’applications de rencontres géolocalisées et leur appropriation par un certain nombre d’escorts et de clients en vue de leurs rencontres doit également retenir l’attention de ce point de vue.
  • [9]
    Thomas, quadragénaire dynamique qui recourt aux services d’escorts depuis une dizaine d’années, dira même à ce sujet : « Ça peut durer des mois ! ».
  • [10]
    Notons également que les discussions dont il est question peuvent régulièrement s’achever après la rencontre sexuelle.
  • [11]
    C’est-à-dire en l’espèce ceux d’une relation non tarifée.
  • [12]
    Soulignons que parallèlement au fait de différer la sexualité, ces échanges préalables entre escorts et clients visent également à instituer un jeu de séduction (parfois réciproque) qui, bien que largement simulé, tend lui aussi à gommer – tout au moins à estomper – le caractère prostitutionnel de la rencontre. Ceci met ainsi en lumière que les clients eux-mêmes pourraient trouver dans ces pratiques singulières un moyen efficace de maintenir à distance le stigmate et la souillure liés à la prostitution (en l’occurrence, non pas à la pratique de cette activité, mais au recours aux services de personnes prostituées).
Français

À partir d’un travail de terrain mené par entretiens et observations dans le cyberespace auprès d’escort boys et de leurs clients, cet article montre comment la pratique de la prostitution sur Internet opère à la fois un allongement et une recomposition de la temporalité propre à cette activité. L’analyse souligne alors en quoi ce « temps en plus » constitue un espace où, au travers d’échanges fonctionnels, s’institue une relation d’intercompréhension et de reconnaissance réciproque. Si ces manières de faire soutiennent un processus de neutralisation du stigmate lié dans nos sociétés à la vente comme à l’achat de services sexuels, elles dévoilent parallèlement « l’épaisseur anthropologique » – inattendue et inédite – qui caractérise l’escorting.

Mots-clés

  • prostitution
  • Internet
  • homosexualité
  • temporalité

Références bibliographiques

  • Akoun, A., La Communication démocratique et son destin, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
  • Douglas, M., De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris La Découverte, 2001.
  • Geoffroy, G. et al., Rapport d’information parlementaire sur la prostitution en France, Paris, Assemblée nationale, 2011.
  • Goffman, E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
  • Klossowki, P., La Monnaie vivante, Paris, Payot, 2009.
  • Mathieu, L., La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, Bourin, 2013.
  • En ligneRubio, V., « Prostitution masculine sur Internet. Le choix du client », Ethnologie française, vol. 43, 2013, p. 443-450.
  • Wolton, D., Penser la communication, Paris, Flammarion, 1997.
Vincent Rubio
Vincent Rubio est docteur en sociologie. Il est chercheur à l’université Paris Ouest au sein du laboratoire Sophiapol et enseigne à l’université Paris Descartes. Il est l’auteur de plusieurs articles sur le thème de la foule et de La Foule. Un mythe républicain ? (Vuibert, 2008). Il poursuit actuellement ses recherches dans le domaine des Internet Studies à partir de l’articulation entre foules, espace public et réseaux numériques, ainsi qu’autour des liens entre sexualité, prostitution, santé et usages d’Internet.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0213
Pour citer cet article
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