1Dans pratiquement tout le monde occidental, le modèle de l’école est en crise. Le prestige, voire la légitimité, de son rôle sont contestés. Hier, l’école était le temple du savoir, de la connaissance, de la promotion et de l’ouverture au monde. Aujourd’hui, le monde est ouvert, l’école a perdu de son prestige, les enfants « savent tout » par la télévision, les jeux, Internet, les voyages. Tout est ludique par rapport à l’école rigide, archaïque, déplacée, trop fermée au monde. Plus de mystère, plus de monopole du savoir. Et les professeurs sont délégitimés, voire disqualifiés. Les élèves sont inattentifs, désabusés, en tout cas moins admiratifs. Toute sévérité est suspecte, les parents omniprésents, l’évaluation à tous les carrefours. Et en plus, les enseignants résistent ! Normal, « ils sont à la fois corporatistes, conservateurs, gauchistes, fonctionnaires »… Bref, l’école, l’activité la plus fondamentale de toute culture puisque chaque génération, en trente ans, transmet le patrimoine de l’humanité à la génération suivante, et ce depuis toujours, se trouve amoindrie, moins prestigieuse, suspectée constamment de n’être pas « adaptée » au monde contemporain.
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3Cet affaiblissement du statut de l’école explique la rupture qui s’est instaurée en une génération. Depuis longtemps, l’école a deux finalités : apprendre à penser et préparer à s’inscrire dans la société. Avec la mondialisation, le triomphe de l’économie, la baisse du prestige de l’école la deuxième dimension l’emporte. L’école devient d’abord le lieu de formation professionnelle ; les stages de tous ordres se multiplient et, dans les universités, le temps passé « dehors », c’est-à-dire dans les entreprises, est supérieur au temps de formation ! Le tout au nom de « l’efficacité » et de la « lutte contre le chômage ». À quoi bon penser si l’on n’a pas de travail ? Et personne en une génération, des élèves ou des professeurs aux politiques, ne s’est opposé à cette mainmise soit de l’économie soit de la technique soit des deux sur la formation. Les professeurs vont être les seuls, bien seuls, sans succès, à résister. Du coup, les filières professionnalisantes dominent. Seuls les enfants des milieux privilégiés continuent à bénéficier d’une formation « généraliste ». Les autres doivent au contraire se « préparer ». Il leur faut donc du concret pour s’adapter au monde incertain. L’idéal de l’égalité s’effondre face aux inégalités du monde. Seule l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de tous les fondamentaux, échappe à cet économisme ; mais rien ne dit que cette « autonomie éducative » ne sera pas un jour remise en cause.
4La délégitimation du monde de l’école et l’angoisse du « monde extérieur » expliquent en grande partie « l’entrisme » et le succès depuis une génération des nouvelles technologies de l’information et de la communication à l’école. Le numérique est considéré comme une chance pour « moderniser » l’école et l’adapter enfin à la modernité. Ce qui n’avait pas été possible pour la radio et la télévision le devient avec l’informatique. Cela fait trente ans que l’on identifie numérisation de l’école et réforme de l’éducation. Les plans d’informatisation ont été innombrables, assortis de l’obsession de « réduire la fracture » numérique, sans jamais être suivis d’évaluation. Pourquoi n’y a-t-il jamais eu d’évaluation et de comparaison avec les pays voisins européens ? Pourquoi cette obsession pour cette soi-disant avance quasi « éternelle » des États-Unis qu’il « faudrait rattraper » ? Pourquoi jamais de recherche de bon sens pour savoir ce que cela apporte de mieux et de moins bien ? Jamais de relativisme. Oui, les ordinateurs, de plus en plus petits, universels, interconnectés, symboles de liberté, de connexion, deviennent aussi le symbole de l’émancipation. Sans que jamais la puissance exorbitante des Gafa ne soit évoquée.
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6La modernité ? C’est le hiatus entre le sentiment de liberté et d’émancipation par les réseaux et l’indifférence absolue face aux enjeux de pouvoir des Gafa. Les savoirs non accessibles sur les réseaux où sont les mégadonnées et sans interconnectivité paraissent réellement vieillots, parce qu’inadaptés. De toute façon, les professeurs sont beaucoup moins nécessaires. Ils « encadrent » les élèves. L’enseignant ? Entre animateur et travailleur social. En tout cas, il n’est plus le roi du savoir et de la connaissance. Et cette déshumanisation de l’éducation est naturellement présentée comme un progrès et une démocratisation. C’est bien connu, tous les élèves sont égaux devant les messages. Le monde est transparent, l’école également. Celle-ci devient d’ailleurs le miroir et la condition d’une société interactive, directe, sans intermédiaire…
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8Le monde lui-même a changé. Surtout depuis quarante ans. Tout va trop vite, sans trop de points de repère. Toutes les frontières s’effacent, l’économisme, la modernité et la vitesse s’imposent. L’éducation doit aussi « s’adapter » à cette société actuelle. Il n’y a pas d’autre idéologie que l’économie triomphante, qui oblige donc à s’adapter. L’école ne doit pas être un lieu de résistance à cette modernité, mais au contraire doit permettre de s’adapter plus vite.
9Adaptation : le maître mot. Réflexion critique : une opération inutile. L’utilitarisme domine, pas seulement dans l’éducation, mais dans toutes les activités humaines et sociales. Il y aura un jour un mouvement profond d’opposition, qui mettra en cause cet économisme techniciste moderniste devenu la seule idéologie contemporaine, mais pour le moment, c’est l’adaptation qui est la valeur dominante. Et tout l’appareil éducatif, de l’école à l’université, s’est adapté. Sans grands combats…
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11La conséquence de cette mutation idéologique ? Une dévalorisation du monde de la connaissance, de la lenteur, de l’érudition. Tout va vite, tout doit aller vite. L’information, avec les banques de données et les mégadonnées s’imposent face à la culture. Tout est segmenté, accessible. Par les smartphones, on accède à tout et l’individu recompose à son gré. Le livre est alors démodé, encombrant par rapport à tout ce qui est rapide, mobile, universel.
12La quantité, la vitesse, l’accessibilité sont les valeurs qui s’imposent. La modernité ? C’est tout, tout de suite. Le quantitatif devient progressivement le qualitatif. Les professeurs, passeurs pourtant bien indispensables, deviennent aujourd’hui presque des obstacles, puisque chacun peut tout faire.
13Développer le plus tôt possible l’autonomie et la capacité de l’élève devient l’objectif. Le professeur peut devenir un frein. Il devient un simple accompagnateur, un « facilitateur ». Grâce à cette « autonomie technique », il dispose de beaucoup plus de temps pour suivre ses élèves ! Les nouveaux services permettent de contourner le monopole des enseignants, car c’est bien d’un « monopole » inutile dont il est question.
14Il faudrait faire le bêtisier, voire le « Bouvard et Pécuchet », de toutes les promesses permises par la numérisation de l’école. Tout ce qui devait changer, qui n’a pas changé car « les techniques n’étaient pas encore adaptées », et qui pourra se réaliser demain grâce au progrès technique…
15Quand on écoute les promesses, les services, les applications : tout est possible. Seul problème : diminuer la place des conservateurs de tout poil, au premier rang desquels les enseignants. Jamais un milieu professionnel et culturel, aussi nombreux et divers, culturellement compétent, aura été autant et systématiquement dévalorisé sans que personne dans la société ne s’y oppose réellement !
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17Pourtant, quelques vérités pourraient être rappelées. Le plus gros marché du monde pour Internet et les industries ? C’est évidemment l’éducation. Et on ne voit toujours pas de prise de conscience nette dans le monde de l’éducation ? D’autant qu’il y a toujours des budgets pour les techniques, beaucoup moins pour les êtres humains, et que ces techniques coûtent moins cher que les professeurs. Tout en étant plus souples et moins critiques.
18Pourquoi ne jamais faire le lien entre les promesses de la « révolution numérique » dans l’éducation et les enjeux économiques ? Pourquoi ce silence sur le pouvoir des Gafa ? Pourquoi aucune critique contre cette idéologie technique si proche des intérêts économiques ? La liberté et l’autonomie individuelle ont bon dos… Elles servent parfaitement de caution à ce qui est le démantèlement de l’acquis fragile de l’éducation sur plusieurs siècles. Pour les Gafa, gagner le marché de l’éducation, c’est l’eldorado. Et d’abord pour l’école primaire, le plus gros marché, l’enseignement supérieur étant déjà acquis et le secondaire en bonne voie… Si une technique coûte moins cher qu’un agent humain, paraît plus rapide, polyvalente, et efficace, pourquoi s’en priver ? Depuis le xviiie siècle, la machine, toujours plus performante que l’homme, s’est imposée, et parfois au prix de tragiques victoires. Ce qui n’empêche pas de répéter inlassablement que les techniques « vont s’adapter à l’homme », alors que c’est l’homme qui depuis 150 ans s’adapte, perd en autonomie par rapport aux machines. Mais ouvrir ce débat, c’est manifester son esprit conservateur, réactionnaire, et s’exposer à entendre cette réponse élégante et raffinée : « vous préférez revenir à la bougie, au cheval et à la préhistoire ? »
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20Que faire ? Passer de la technique à l’anthropologie. Réaliser que l’éducation est sans doute l’activité qui réunit et unifie toutes les dimensions de l’homme. Et d’autre part, être pragmatique, sortir de l’idéologie technique et de la modernité. Avec ces deux boussoles, tous les changements sont possibles, en sachant qu’il n’y a pas plus compliqué que la question de l’éducation. Celle-ci n’aura jamais une excellente productivité et efficacité, justement parce qu’il s’agit d’abord d’une communication, d’homme à homme !
21Deux conséquences découlent du caractère unique de cette activité, tout de même bien particulière, qui consiste à chaque génération à transmettre à la génération suivante le patrimoine de l’humanité !
22D’abord préserver l’autonomie de l’école. Pour réaliser cette tâche immense, l’école doit rester « à côté de la société ». Plus l’école est socialisée, adaptée au modernisme, plus elle échappe à cette mission unique. L’inadaptation de l’école est la condition pour « adapter » les élèves. Apprendre à être, ce n’est pas d’abord s’adapter. C’est se construire pour ensuite s’adapter avec la dimension critique nécessaire. À quelle distance se tenir de la société, de la modernité, de l’air du temps ? Voilà la question centrale. La distance est la condition pour apprendre à penser. Et pour cela, réactualiser régulièrement le projet éducatif, parfois en l’adaptant à la société, parfois en résistant aux valeurs du moment. Seule l’école, depuis toujours, assure cette mission. Pas d’adaptation sans formation préalable, et c’est la formation qui est la clé de l’adaptation. D’ailleurs, au sein des élites, on ne parle que de formation, sachant que l’adaptation découlera toujours d’une bonne formation. À l’inverse, chez les plus démunis, on est obsédés par l’adaptation à la société…
23La seconde conséquence est de rappeler que l’univers de l’école n’est pas l’information, mais la connaissance et la culture. La société peut privilégier l’information, pas l’école. La connaissance est bien autre chose que la somme des informations, et même si les informations sont abondantes, rapides, efficaces, les connaissances, comme la culture d’ailleurs, sont un processus plus lent, incertain, au rendement parfois aléatoire mais en tout cas indispensable pour compléter le règne de l’information. Le rapport entre information et connaissance est aussi compliqué que celui entre information et communication. Beaucoup d’information ne suffit pas à faire beaucoup de communication. Et c’est la communication qui est la plus importante, même si elle est plus compliquée que l’information. Il en est de même pour les connaissances, qui sont plus complexes que l’information.
24Dans tous les cas, oui à toutes les initiatives, techniques ou autres, à condition d’en débattre contradictoirement et de conserver toujours son esprit critique, condition de l’éducation !
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26Six pistes de réflexion, à condition d’arrêter de croire que les performances techniques du numérique sont les conditions d’une nouvelle « révolution » de l’éducation. Pour l’information, la culture, la communication, la connaissance, les hommes rêvent régulièrement que le progrès technique résolve les questions les plus complexes de l’anthropologie…
271. Détechniciser la réflexion sur l’éducation. Revenir aux objectifs fondamentaux de ce qu’est un projet éducatif, de la crèche à l’enseignement supérieur. Un test : regarder, dans tout projet d’ensemble de « rénovation de l’école » à quel moment on parle du numérique. Si c’est au début, c’est mauvais signe ! Si c’est beaucoup plus loin, c’est mieux !
282. Ce projet peut faire l’objet d’affrontement. Rien de pire que le consensus. Pendant un siècle, c’était l’émancipation. Et aujourd’hui ? L’autonomie technique n’est pas un projet, mais un moyen. C’est l’absence de projet politique qui fait de la technique une idéologie politique.
293. Engager une réflexion critique, faire un bilan des innombrables projets de rénovation/refondation de l’école qui ont fleuri depuis cinquante ans. Ce qui a réussi, échoué. Faire un bilan et faire savoir. Il n’existe aucune évaluation de ces innombrables plans de refonte de l’école, ni du travail des nombreux pionniers dans ce domaine. Aucune valorisation de ce qui a réussi, avec ou sans nouvelle technologie. Aucune réflexion critique. Aucune comparaison avec nos voisins européens, aux préoccupations souvent identiques. Combien d’établissements, d’enseignants, ont inventé, innové ? Qui l’a su ? Tout cela est englouti dans l’immense bureaucratie de l’éducation. Quel rapport entre information, culture, connaissance, communication dans ces innombrables projets ?
304. Entreprendre l’examen de la puissance économique, financière, technique, politique, des Gafa. Impossible de prolonger cette schizophrénie : Internet et les réseaux, outils de liberté et d’émancipation, alors qu’il s’agit simultanément des industries les plus puissantes du monde gérant l’essentiel : l’information, la connaissance, la culture, le rapport à l’autre…
315. Plus le monde est ouvert, transparent, interactif, plus l’école doit être ailleurs pour construire cette distance indispensable sans laquelle il n’y a pas de pensée critique. Un exemple : l’idéologie de la modernité est la suppression des frontières et la libre circulation, mais il n’y a jamais eu autant de murs, d’obstacles, de haine de l’autre. Aucun rapport entre un monde ouvert et plus de collaboratif ! Réfléchir aux rapports entre identité et communication, entre diversité culturelle et mondialisation, est indispensable. L’école ? La condition de l’identité, du décalage pour penser les contradictions de la modernité. Il y a toujours eu une modernité. Il faut cette distance de l’école pour penser le rapport de l’homme à la nature, à la société, à l’histoire, à l’autre, autant que les rapports entre l’homme et le temps, l’individuel et le collectif, le social et le politique. Si l’école signifie la formation du citoyen, alors il faut aborder les problèmes de fond et résister à toutes les idéologies. Bien sûr, celles-ci font partie de la vie, mais il faut aussi profiter des vingt années d’école pour former un esprit critique… Et cela, c’est le rôle, la grandeur, des professeurs, qui sont irremplaçables. Leur influence n’est pas à craindre, car les élèves savent « en prendre et en laisser ».
326. Au lieu toujours de craindre l’influence des idées sur les jeunes, on ferait mieux de savoir pourquoi l’idéologie numérique est aujourd’hui aussi peu remise en cause. Au lieu de taxer de conservateur, archaïque, tous ceux qui résistent au mythe d’une « société numérique », on ferait mieux de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le numérique à l’école, depuis maintenant une génération – et c’est long, trente ans – ne cesse d’être présenté comme le projet de l’avenir. Pourquoi cette adhésion avec si peu de distance ? Pourquoi cette obsession de l’adaptation et de la modernité ? Pourquoi cette peur d’être « en retard » ?
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34En conclusion, ne jamais oublier que l’école est le lieu de la formation de l’esprit critique et qu’ensuite il y a tout le temps de la négociation avec les idéologies du moment… Mais pour négocier, il faut une identité. Pourquoi l’Unesco, dont c’est le rôle, n’ouvre-t-elle pas une réflexion critique sur les fondements de l’éducation et la critique des idéologies techniques ? Peut-être parce que l’Unesco elle-même est tombée dans cet unanimisme, dans cet immense Bouvard et Pécuchet qui ne voit pas d’autre solution à l’humain que de numériser…
35Un constat évident : quand il n’y a plus d’utopie politique, il n’y a plus que de l’idéologie technique. L’idéologie technique comme substitut à l’idéologie politique. Un exemple ? Parler de « société numérique », c’est-à-dire accoler un mot technique à un mot politique : c’est naturellement le mot technique qui prend toute la place…
36Bref pour l’école, surtout, mais aussi pour presque tous les grands sujets de société, apprendre, c’est apprendre à penser, et à critiquer. Non pas pour le plaisir de critiquer, mais pour conserver la liberté d’esprit qui est la première condition de la connaissance…
37Relativiser le numérique ce n’est pas fuir son temps, c’est au contraire se donner les moyens de conserver une liberté critique et humaine et acquérir ainsi les moyens de relativiser les techniques, quelles qu’elles soient. Et pour transmettre des connaissances, rôle premier de l’école, il faut aussi former des esprits critiques et libres. Ils auront bien le temps, ensuite, de sans cesse « s’adapter » au monde…
38Le problème reste bien celui de la redéfinition du rôle de l’école, non celui du statut du numérique. S’il suffisait de numériser toutes les écoles pour avoir un nouveau projet éducatif, cela se saurait. Mais il est vrai qu’il est plus facile de numériser l’école, de dire qu’il s’agit d’un nouveau projet éducatif, que de repenser réellement le rôle de l’école et de l’éducation…