CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Hermès : François Taddei, vous occupez une position d’observateur et d’acteur privilégié sur le sujet des relations entre l’éducation et le numérique. En effet, vous êtes le directeur du Centre de recherches interdisciplinaires et vous venez de remettre, au printemps 2017, un rapport intitulé Vers une société apprenante à la ministre en charge de l’Éducation nationale.

2François Taddei : Ce rapport a dans l’idée de proposer une action véritablement globale sur les apprentissages, pour tous et tout au long de la vie, mais aussi d’y consacrer de nouvelles approches. La dernière recommandation vise ainsi à créer une alliance de recherche pour ce que l’on appelle « la société apprenante ».

3Toute organisation ou tout collectif peut se qualifier « d’apprenant » dès lors que cette condition est remplie : si un individu qui le compose a appris quelque chose, un autre individu de ce même collectif doit pouvoir l’apprendre plus facilement, parce que le premier aura laissé des traces et aura documenté ses apprentissages. Cette notion de collectif apprenant est fractale, car elle peut s’établir au niveau d’une classe autour d’un enseignant, mais aussi au niveau d’une école si elle est facilitée par son administration. Le collectif peut aussi se situer au niveau d’une communauté numérique, au niveau d’une société ou même d’une planète. Et c’est bien ce que l’on fait déjà dans notre travail de scientifique, lorsque chaque chercheur publie des idées ou des résultats expérimentaux pour permettre à d’autres de se les approprier.

4Pour que le collectif devienne « apprenant », il suffit de faire en sorte que chaque apprentissage puisse laisser des traces, afin de faciliter ce même apprentissage pour une autre personne. À partir de ce simple objectif, il est possible de penser nos activités comme contributives à une société de la connaissance. Et en retour, la société doit permettre d’élargir les formes de reconnaissance de cette connaissance. De nouvelles formes d’évaluation du savoir acquis sont à inventer, au-delà des quatre grandes catégories classiques que sont l’examen, le diplôme, la publication scientifique ou le brevet. En fait, ces nouvelles formes existent déjà mais ne sont pas structurées. Avec un portfolio ou un « carnet de l’apprenant » personnalisé, il est possible de collecter des traces sur des choses que l’on a apprises dans un conservatoire de musique, dans une association sportive, dans une bibliothèque, etc. Et ce qui a aidé un jeune dans les révisions de son bac peut à nouveau servir pour un autre ; une bonne note obtenue dans une matière est susceptible de devenir une ressource pour d’autres qui peuvent s’en inspirer. C’est une des caractéristiques du numérique que de favoriser l’appropriation par d’autres des résultats des premiers.

5Une autre particularité offerte par le numérique tient dans ce que l’on puisse apprendre partout, à tout moment, et en garder une trace. Cette facette est aujourd’hui une évidence et même une réalité au quotidien pour beaucoup de nos activités, mais cela change profondément la donne vis-à-vis d’un monde scolaire où l’on avait jusque-là tendance à ne considérer comme valides que les apprentissages se produisant dans un cadre normé, dans lequel les uniques traces sont celles qui sont organisées pour les évaluations produites par l’enseignant.

6En matière d’apprentissages, les technologies ont longtemps été du seul côté de la réception ; elles se trouvent aujourd’hui aussi du côté de l’émission. De même que l’on lit et l’on écrit, on acquiert et on transmet. Et il existe des supports technologiques pour chacune de ces actions. Certaines technologies liées à l’image et au son, impensables hier, sont devenues actuellement monnaie courante.

7Laisser des traces de ses apprentissages, au moment où ils se font, et dans le but d’en faciliter l’acquisition par un autre, cela change la donne pour l’organisation scolaire. Cela décloisonne énormément et revalorise des savoirs informels qui peuvent s’acquérir hors du cadre scolaire, bien que souvent en lien avec un cadre organisé par l’État ou les collectivités, comme dans un stade, un conservatoire, un théâtre ou un musée. Nous avons tous, toujours appris beaucoup de choses, dans beaucoup d’environnements, mais là maintenant il en existe des traces.

8Hermès : Ce carnet de l’apprenant que vous envisagez, peut-il être vu comme une sorte de carnet de santé, pour l’apprentissage ?

9F. Taddei : Tout à fait. C’est bien là la métaphore que l’on cultive pour faire comprendre que ce « carnet » doit pouvoir suivre chacun tout au long de sa vie et y consigner les éléments importants pour sa propre éducation mais aussi les éléments réutilisables pour les autres dans leurs apprentissages. De façon analogue, un carnet de santé et plus largement les nouveaux outils comme le dossier médical partagé sont à la fois quelque chose de personnel, d’utile à la santé de chaque individu, et en même temps la base d’informations sur laquelle se pose la santé publique.

10On a inventé le carnet de santé avant la carte Vitale ; on aurait tout aussi bien pu avoir un cahier de l’apprenant avant les open portfolio qui se développent. La difficulté vient de la segmentation du monde de l’éducation. Chaque individu se retrouve avec un numéro scolaire au premier et second degré, puis un numéro différent pour le supérieur et enfin un numéro encore différent pour le compte personnel d’activités pour la formation continue. Les liaisons entre ces dossiers doivent bien sûr être pensées en discussion avec la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), mais il n’y a pas de raison de séparer ces numéros. Il faut prendre des précautions sur les parcours des personnes, sur leurs vies privées mais ouvrir le débat largement ; avoir des garde-fous, mais penser les usages et ne pas s’en interdire a priori.

11D’ailleurs, les parallèles entre la santé et l’éducation sont nombreux et intéressants à développer. Je suis moi-même un personnel de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), d’abord ingénieur, puis biologiste, puis intéressé par l’éducation et mettant le tout en action dans le Centre de recherches interdisciplinaires. Le monde de la santé se numérisant, il a généré des données, beaucoup de données, et s’est ouvert au besoin de passer du qualitatif au quantitatif, du thérapeutique au préventif. Les mêmes données peuvent à la fois servir à élaborer une analyse au cas par cas et à conduire une analyse systémique sur les enjeux. Le monde de l’éducation connaît le même type de changements et voit lui aussi une évolution à travers les données massives (big data) et l’analyse des données d’apprentissage (learning analytics). Le fait de pouvoir disposer de données ouvre à une capacité au traitement quantitatif. Cela permet de transformer ce champ de l’éducation, qui était un champ extrêmement qualitatif, en un champ potentiellement quantitatif, au moins pour une partie de ce qui s’y passe. Le monde de la santé a beaucoup bénéficié des apports de l’épidémiologie ; de la même façon le numérique (à travers le big data) apportera beaucoup au monde de l’éducation. Les traces numériques fournissent à l’éducation un regard différent, sur sa propre activité.

12Si l’on poursuit l’analogie entre santé et éducation, il faut remarquer que la biologie moléculaire a elle aussi beaucoup apporté à la médecine. Il est alors probable que les sciences cognitives et les neurosciences apporteront à leur tour beaucoup à l’éducation. Le dialogue singulier qu’il y a entre un médecin et son patient s’est enrichi par des sciences du micro et des sciences du macro. Il en est de même pour le monde de l’éducation qui lui aussi sera impacté par les sciences du micro et les sciences du macro.

13Mais tout ceci ne se fera pas sans recherches fondamentales et appliquées. Il est surprenant que trop peu de recherches soient financées pour comprendre ce que sont véritablement les apprentissages. Alors que les budgets de l’État consacrés à l’éducation ou à la santé sont assez comparables, les efforts de recherche alloués à travers des organismes comme l’Inserm, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), l’Institut Pasteur, l’Institut Curie ou les centres hospitaliers universitaires, pour ne citer qu’eux, sont sans commune mesure avec le montant de la recherche destinée à comprendre la pédagogie. Je ne critique en rien toute la recherche en biologie et en santé, qui nous apporte des retombées irremplaçables en matière sanitaire, économique, industrielle, etc. Il faut cependant reconnaître que le budget de l’éducation, qui est tout de même le premier budget de l’État, devrait être appuyé par un effort de recherche comme le sont la santé ou la défense.

14Hermès : Comment pourrait se dessiner un service public de l’apprentissage ?

15F. Taddei : Pour l’instant les jeunes passent leur temps à apprendre des choses sur des supports numériques qui ne laissent leurs traces que pour les acteurs du marché, sans retour pour le système éducatif national.

16Il faut s’interroger sur ce que serait un service public du numérique et de la société apprenante. Ce service public n’est pas un « Plan calcul », les efforts de l’État ne devraient considérer qu’à la marge les aspects liés aux équipements. Il faut imaginer, en matière d’éducation, des accords de délégation de service public, définir des usages et des potentialités pour aller bien au-delà de ce qui se fait aujourd’hui. À mon sens, un service public de l’apprentissage doit se baser sur deux concepts : une « technologie socratique » et un « Google map de la connaissance ». La cartographie de la connaissance doit permettre à tout un chacun de se situer et de se faire une idée de ce qui existe ; une technologie socratique, c’est une technologie du « connais-toi toi-même » qui aide à la réflexivité, qui développe l’esprit critique et le dialogue.

17Socrate était contre les technologies de son époque, comme la peinture et l’écriture. Pour lui, lorsque l’on écrit, on ne sait pas qui va nous lire et quand on lit, on ne peut pas poser des questions à celui qui a écrit. Ces mêmes critiques que celles que portait Socrate vis-à-vis de l’écriture peuvent se formuler pour beaucoup de médias : en regardant la télévision, on ne peut que très partiellement intervenir dans le déroulement de l’émission. Pour les technologies de communication, la question se pose aussi : est-ce que tweeter un message serait plus socratique que regarder la télévision ? On peut s’interroger et on peut imaginer de nouvelles technologies qui soient plus axées sur ce « connais-toi toi-même », c’est-à-dire connais ce que tu connais et ce que tu ne connais pas, interroge-toi sur ce que tu ne connais pas et facilite t’en les explorations.

18En gardant des traces de tout ce que l’on visite sur les espaces numériques, de tout ce que l’on y apprend, il est possible de développer cette interrogation socratique. Il est facile d’imaginer pouvoir poser des marques « j’apprends » plutôt que des « j’aime » sur les éléments qui nous interpellent. Imaginer ce genre de dispositif, permet d’inviter chacun à revisiter de temps en temps son parcours : qu’est ce que tu as appris de plus utile hier, le mois dernier, l’année dernière ou dans les dix années écoulées ? Pour l’individu, l’inviter à se pencher sur son propre parcours, c’est l’inviter à réfléchir sur ce qu’il a validé ou pas : est-ce qu’il est reconnu pour ce qu’il a appris sur Wikipédia ? Est-ce qu’il a laissé des traces ou des commentaires sur tel ou tel site, qui ont ensuite été appréciés par des pairs ? Y a-t-il une institution qui a légitimé sa contribution ? Est-ce qu’il a laissé des vidéos sur un site et, si oui, qui les as vues et appréciées ? Etc.

19Hermès : Avez-vous des exemples de situations qui viennent transformer les apprentissages ?

20F. Taddei : Pour savoir comment faire évoluer les choses, il faut être à l’écoute des jeunes et chercher à porter un regard réflexif sur les apprentissages : qu’est-ce que l’on apprend mieux par l’intermédiaire du numérique ? Et inversement, qu’est-ce que l’on apprend mieux par la pratique ? Il faut toujours trouver le bon cadre d’apprentissage selon le contenu. Et pour cela il faut inventer des cadres de recherche participative.

21Des expériences ont montré que le bébé, dès ses premiers mois, fait des hypothèses sur le monde. Ce potentiel inné ne peut s’accroître que si on sait le nourrir. Le cycle qui consiste à tenter des actions, apprendre de ses erreurs et raconter ce que l’on a fait, constitue une démarche qui semble être facilitatrice pour les jeunes.

22Pour accompagner le questionnement des enfants, nous avons mis en place le dispositif des « savanturiers ». Il s’agit d’un projet co-construit entre un chercheur et un enseignant. À chaque fois, la base est celle du questionnement des enfants, et un chercheur vient travailler avec l’enseignant et la classe. Le chercheur n’est pas là pour transmettre un savoir ; il est là pour accompagner et offrir une méthodologie de questionnement. Tous les types de classes sont concernés et nous avons aujourd’hui pu expérimenter des lieux, des thèmes et des niveaux très variés, dans une bonne dizaine de disciplines allant de l’astrophysique à la philosophie en passant par la sociologie, la botanique, le numérique, les humanités numériques, Bien sûr, les enfants apprennent des choses, mais ils apprennent surtout à se questionner, à coopérer, à documenter, à sourcer. Ils apprennent l’éthique scientifique et cela participe à en faire des citoyens plus éclairés de ce monde de la connaissance.

23Plutôt que de rester dans l’opposition caricaturale entre un monde scolaire organisé mais rigide, basé sur l’école d’hier, et face à lui la grande foire, la jungle numérique dans laquelle on lâcherait les enfants dès qu’ils seraient sortis de l’école, il y a tout intérêt à accompagner nos enfants, à leur offrir un certain nombre de cadres d’analyse, de rigueur qui leur permettent de développer un esprit critique. Comme dans toutes les cours de récréation, ou toutes les communautés humaines, le Web et les réseaux sociaux regorgent de partis pris, de rumeurs et de fausses informations. Tout cela nécessite une certaine éducation et il est très utile de générer des discussions pour pouvoir en comprendre les codes. Pour s’affranchir des dérives de l’infobésité ou rejeter les théories du complot, les enfants ont besoin d’une éducation aux médias et, pour aller plus loin, d’une éducation à ce qu’est la connaissance : comment elle se produit, elle s’acquiert, elle se transmet.

24Hermès : Les outils du numérique auraient-ils atteint une capacité suffisante, pour que nous en soyons à une sorte de bascule permettant d’envisager des pratiques pédagogiques différentes ?

25F. Taddei : Les premiers « plans informatiques » sont déjà anciens et la plupart de ces plans ont été mis en place avec de grandes idées. Mais ce que le numérique n’a pas encore fait, c’est changer la culture de l’école. Cela s’est produit dans d’autres pays, il n’y a pas de raison que cela n’intervienne pas en France. Certes, les choses n’avancent pas vite. En partie pour des raisons idéologiques, en partie parce que l’on est persuadé que le monde scolaire que nous avons connu se devait d’être parfait puisqu’il a fait de nous des êtres parfaits, a fortiori si l’on a réussi nos études. Il y a une espèce de syndrome de Stockholm qui fait que l’on ne veut pas changer le système par lequel on est passé. Non pas qu’on le trouve parfait, mais avec l’idée que si le système reste comme celui que l’on a connu, alors on aura plus de facilité pour aider nos enfants, puisqu’ils auront la même dictée que nous à faire ou le même poème que nous à apprendre.

26Une autre raison de la difficulté du changement de culture provient de la structure fortement hiérarchique du secteur de l’éducation. Quand j’ai eu l’occasion d’interroger la ministre et de lui demander combien il y avait de niveaux intermédiaires entre elle et un enseignant, elle en a compté dix. Dans ce monde profondément vertical, le numérique inquiète, car il est un instrument d’horizontalisation exceptionnel. Il y a évidemment un choc des cultures entre numérique et éducation. Lorsque l’administration a créé un réseau social de discussion entre enseignants, elle a en même temps donné à l’inspection le pouvoir de regarder ce que disent les enseignants. Résultat, pour les 800 000 personnes concernées, il n’y a que 50 messages par jour. Or la communauté française la plus importante sur Twitter est celle des enseignants. Ils aiment interagir entre eux de manière débridée, discuter mais dans un environnement situé en dehors du cadre hiérarchique. Twitter est aussi un Instrument d’échange de la connaissance. Les enseignants aiment acquérir de la connaissance, la transmettre et la partager.

27Lorsqu’une initiative est jugée intéressante par l’administration, elle pourra recevoir un prix et être aussitôt oubliée ou bien elle sera quasiment imposée à tous, sans chercher à comprendre les ressorts qui ont fait son intérêt. Il serait beaucoup plus simple de documenter ce qui se passe d’intéressant parmi les initiatives pédagogiques, puis de laisser les gens se l’approprier. Je ne crois pas à la réforme, mais je crois à l’évolution – c’est-à-dire à la création d’un écosystème qui permette l’évolution et l’adaptation au besoin spécifique de chaque niche écologique que représente chaque école, chaque région, voire chaque enfant. Dans les études comme celle du programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa), les pays qui savent faire réussir leurs enfants, sont typiquement des pays dans lesquels ce sont les enseignants qui cherchent une solution pour les élèves en difficultés. Deux tiers des écoles de Singapour ont des groupes de recherche à l’intérieur des écoles, parce que les enseignants se mettent en position de chercheurs. C’est le même type de dynamique au Canada, en Finlande et dans tous les pays qui font réussir leurs enfants : des dynamiques de coopérations inter-établissement, et des dynamiques de documentation et de publication.

28Hermès : Les outils numériques sont partout, jusque dans les mains des écoliers. Doit-on interdire ou promouvoir l’usage des téléphones portables à l’école ?

29F. Taddei : Il ne s’agit pas d’ouvrir un marché à des sociétés qui vendent des appareils que seuls les gens de notre âge appellent encore un téléphone. Le problème pourrait se poser si les enfants n’en avaient pas déjà un lorsqu’ils ne sont plus élèves. Il y a un âge où la première chose que fait un jeune lorsqu’il quitte le collège est de rallumer son mobile. L’institution scolaire doit accepter cela et en tirer profit en présentant aux enfants ce qui pour eux en premier lieu n’est pas un instrument scientifique. Pourtant, un téléphone est avant tout un ordinateur et dispose de capteurs et de mesures (oscillation, accélération, luminosité, son, etc.) avec lesquels l’enseignant peut développer toute une série d’expérimentations, de la physique à la sociologie quantitative. Le numérique aujourd’hui n’est associé qu’à des activités de consommation ; il faut montrer aux enfants ses capacités de production.

30Un travail mené par l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) avait cherché à définir ce qu’est un instrument de musique. De façon basique, c’est un outil qui transforme un mouvement en son. Or un téléphone est justement capable d’enregistrer tous les mouvements et de produire tous les sons. Il est donc possible de le programmer pour que selon le mouvement que l’on lui applique, il produise le timbre d’instruments différents.

31La question est de savoir si l’on doit interdire un usage total, intempestif ou raisonné du téléphone portable en classe. L’appareil photo qu’il contient peut par exemple devenir un superbe outil d’objectivisation du monde.

32À l’heure où les machines ont des puissances de calcul qui dépassent largement nos propres capacités, nous devons nous interroger sur ce que nous voulons vraiment faire avec le calcul, sur ce que nous voulons vraiment mémoriser et sur tout ce que nous voulons apprendre d’autre. Sur le marché du travail, plus personne ne rivalise avec un ordinateur pour la mémorisation des connaissances. Le calcul mental n’est plus une compétence sur laquelle quelqu’un se fait embaucher. S’interroger sur ce qui est structurant pour la pensée, sur ce qui constitue des points de repère devient une nécessité ; s’interroger sur ce que l’on veut transmettre, et en même temps s’interroger sur les modalités de cette transmission.

33D’après une étude de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), le progrès technique acquis en école d’ingénieur irait de pair avec une diminution des réflexions sur ce qui est éthique. Aristote voyait trois formes de connaissances : epistémè (la science et la connaissance du monde), technè (la technologie et la capacité d’agir sur le monde) et phronesis (c’est-à-dire l’éthique de l’action). Les deux premières ont crû exponentiellement depuis l’Antiquité, pas la troisième. On a besoin d’explorer les dimensions techniques et scientifiques du savoir, mais il faut aussi s’assurer que les dimensions éthiques sont présentes. Si nous ne le faisons pas dans les écoles, qui le fera ? Donc si nous ne sommes pas capables de développer chez les élèves l’esprit critique, la coopération, l’empathie et la capacité à prendre de la distance par rapport à ces objets magiques, ce ne sont pas évidemment les marchands du Temple qui le feront. Mais ce n’est pas non plus en niant l’existence de ces objets que l’on fera progresser nos enfants.

François Taddei
François Taddei est directeur de recherche à l’Inserm, et fondateur et directeur du Centre de recherche interdisciplinaire (Paris).
Propos recueillis par
Benoît Le Blanc
Benoit Le Blanc est informaticien, spécialiste d’intelligence artificielle. Il est directeur-adjoint de l’École nationale supérieure de cognitique (Bordeaux-INP) et chargé de mission prospective au MENESR (ministère chargé de la recherche : DGRI/SSRI/MPASIE). Intégré à l’IMS (UMR 5218, Bordeaux), il contribue aux travaux de l’ISCC (CNRS, Paris). Il travaille sur la place de l’humain dans la modélisation des systèmes d’information (interfaces hommes-machines, partage d’autorité, gestion des connaissances, etc.). Ses travaux entrent dans le champ de la cognitique, c’est-à-dire dans l’adaptation intelligente des technologies aux capacités, limites et préférences humaines.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0201
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