CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le numérique a fait irruption dans les concours de l’Éducation nationale depuis quelques années, tant dans le contenu des épreuves que dans les modalités de correction. Cette intrusion est importante parce que le concours, porte d’entrée dans le métier pour la plupart des enseignants, constitue également une épreuve initiatique, validée par un jury qui détermine à un moment donné ce que l’on attend du fonctionnaire du point de vue du contenu des savoirs qu’il est amené à transmettre, des compétences qu’il est capable de déployer pour le faire, et de sa posture professionnelle. Le contenu des épreuves du concours détermine également celui de la formation des futurs enseignants, qui est aujourd’hui une formation universitaire de master, le concours se déroulant pour la plupart des candidats en fin d’année de master 1 MEEF « Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation » (en ligne sur : <www.reseau-espe.fr/>). Durant cette année d’études, l’étudiant est acculturé et formaté dans un système auquel on lui demande d’être adapté. Cette acculturation passe par la maîtrise de savoirs à didactiser et de comportements à intégrer.

2Du point de vue du contenu des savoirs comme de celui du formatage des comportements et de la socialisation des futurs enseignants, le numérique joue un rôle important. Cet usage du numérique introduit plusieurs changements qui soulèvent de nouvelles questions aussi bien pour les candidats que pour les membres de jurys qui procèdent à leur évaluation et pour les personnels qui organisent et veillent au déroulement des épreuves. Il n’est pas sans lien avec des questions économiques puisque des marchés colossaux s’ouvrent à travers ces concours avec un choix d’outils conditionné par l’accessibilité, la familiarité des candidats avec ces derniers, ainsi que par leur robustesse et leurs moyens de sécurisation destinés à éviter les risques de pannes, de piratage et de perte des données. Les modèles des outils informatiques, les systèmes d’exploitation conditionnent une ergonomie à laquelle chaque candidat doit se familiariser et dont il conservera la marque et l’habitude après son entrée dans le métier.

3Le Capes de documentation constitue un exemple du genre, puisqu’il est l’un des premiers concours qui ait intégré l’usage d’outils numériques dans son contenu, l’une des deux épreuves d’admission se préparant et se déroulant à l’aide d’un ordinateur depuis 2001. L’épreuve elle-même comprend un temps de recherche d’information, un temps de mise en forme et un temps de communication qui sont totalement dépendants d’espaces numériques mis à la disposition des candidats. La navigation sur Internet, longtemps limitée au Web ouvert, est désormais totalement libre et les candidats sont autorisés à consulter des espaces personnels sur lesquels ils ont pu stocker préalablement et au fil des mois des ressources. Les candidats disposent d’ordinateurs connectés à Internet et à un réseau interne, mis à disposition par les organisateurs pour effectuer des recherches documentaires lors de leur préparation avant l’audition. Celle-ci débute par une présentation vidéo-projetée devant le jury lors de l’épreuve de séquence pédagogique. Pendant l’audition, les membres de jurys disposent également d’ordinateurs portables connectés à Internet leur permettant d’échanger, d’accéder au bureau virtuel du candidat et de consulter l’intégralité de l’historique de navigation pendant le temps de préparation de l’épreuve. C’est ainsi tout le raisonnement du candidat qui est retracé et questionné. Le numérique apporte à l’épreuve une dimension d’ouverture tout en permettant aux membres du jury une intrusion profonde dans la démarche du candidat et en exigeant de sa part l’usage de formats de connaissances et de communication incontournables. Ainsi, une part de la qualité requise du candidat est d’être en conformité avec le cadre technique et numérique mis à sa disposition alors même qu’il n’est pas encore en activité professionnelle. Ces évolutions ont évidemment des conséquences sur l’évaluation par les membres de jurys et le recrutement des candidats. Les capacités à effectuer des recherches, à convoquer des ressources jugées pertinentes au moment de la présentation sont prises en compte. Le fait d’accéder à l’historique des recherches des candidats permet aussi d’apprécier les choix et le cheminement de recherche, la sélection, les errements et tergiversations qui sont rendus visibles à travers la quantité et la qualité des sites visités, le temps passé à effectuer ces recherches, etc. Ces nouveaux éléments ou traces, au sens de preuves, induisent alors une évolution dans les critères d’évaluation des jurys qui ne reposent plus seulement sur l’aboutissement ou le produit d’une réflexion, mais permettent de prendre en considération le processus de recherche d’information et, par conséquent, les compétences qui y sont associées.

4Ainsi, ce ne sont plus du tout des connaissances formelles qui sont vérifiées durant l’épreuve du concours, mais une capacité technique et intellectuelle à faire avec des outils numériques pour produire et reproduire un modèle d’enseignement. La mémorisation n’est plus en jeu, mais plutôt la capacité à interroger un sujet et proposer une problématique, et surtout l’aisance dans la communication, tant sur un support écrit qui est stocké sur le réseau qu’oralement. Un modèle d’enseignant techniquement agile et cognitivement adaptable est valorisé, que l’année de préparation contribue à forger, à travers les lectures nombreuses et rapides, les situations d’investigation, l’incitation à la curiosité, la familiarité avec des situations d’incertitude, mais aussi l’intégration d’un vocabulaire stéréotypé calqué sur les entreprises médiatiques et l’habitude de survoler les questions sans les approfondir. L’année de stage qui suit le concours laisse également une large part au numérique, tant dans l’acquisition de gestes professionnels liés à la bibliothéconomie que dans celle de compétences transversales. Le numérique apporte un croisement de cultures académiques et professionnelles à travers ce qui est caractérisé dès le début des années 2000 comme la culture informationnelle (Riondet, 2001) dans le programme qui comprend, outre la connaissance des questions éducatives, celle des sciences de l’information, de la communication et de la documentation, les méthodes de recherche, traitement, classement, exploitation de l’information, et la connaissance technique du traitement documentaire. L’épreuve pratique de techniques documentaires devient en 2011 « épreuve de mise en situation professionnelle ». Dans ce changement de dénomination, la technique n’est plus valorisée comme caractérisant l’épreuve, mais devient le soubassement de la professionnalité sans qu’il soit besoin de la nommer. Le numérique reste dominé par une dimension pratique et technique, il permet d’entrer dans la réalité concrète d’un métier mais on attend du candidat qu’il puisse expliquer sa démarche et la fonder sur une réflexion d’ordre épistémique. Ce n’est pas le cas des autres concours, qui voient également l’introduction du numérique, mais dans une visée purement instrumentale.

5On peut comparer ce concours avec celui de conseiller principal d’éducation (CPE). Depuis 2014, les candidats disposent de nouveaux moyens pour préparer et réaliser leurs présentations pour l’une des deux épreuves d’admission du concours de recrutement des conseillers principaux d’éducation. L’accès à Internet est autorisé pour la préparation de l’épreuve d’admission sur dossier durant une heure et demie. Des tablettes tactiles sont à la disposition des candidats avant la présentation orale, mais celle-ci se fait ensuite à l’aide de notes sur papier. Le numérique a donc une place qui reste timide dans ce concours, limitée à la recherche d’information, et peu valorisée par les membres du jury qui sont encore en phase d’acculturation. Les rapports de jury indiquent que les candidats ne font pas un usage suffisant des ressources numériques à leur disposition. L’introduction de l’outil marque cependant un changement qui se dessine. Outre l’aisance technique, de nouvelles capacités informationnelles sont requises de la part des candidats. Il s’agit de savoir s’informer de façon pertinente sur le sujet à traiter, de trouver des ressources adaptées et de qualité, de s’affranchir du bruit des recherches pour éviter les pertes de temps. Or, si ces compétences font partie de celles attendues chez les professeurs documentalistes, sensibilisés et formés à ces aspects durant leur année de préparation au concours, les candidats au métier de CPE ne disposent pas systématiquement de cette formation. Le numérique est convoqué dans une perspective purement instrumentale, même si la manipulation d’un objet technique introduit des questions nouvelles qui vont s’imposer aux candidats, aux jurys et aux formateurs, et les renvoyer à des questions sociales et à la nécessaire considération des pratiques informationnelles des élèves et des enseignants.

6D’autres concours n’ont pas encore vu l’introduction du numérique alors que les outils numériques sont très présents dans les pratiques professionnelles. Cette absence pose le problème de la formation qui n’a pas intégré le numérique dans la préparation au concours, et a donc laissé les étudiants sans réflexion par rapport à leurs usages pédagogiques du numérique, alors que leurs activités de classe nécessitent l’usage d’outils numériques. C’est le cas du Capes d’histoire-géographie par exemple, dont les épreuves n’intègrent que très progressivement les outils numériques et font appel au transparent et au rétro-projecteur, alors que les enseignants en classe disposent d’outils de cartographie et de ressources numérisées ou numériques considérables. D’autres concours enfin intègrent le numérique dans les outils pour enseigner (mathématiques, disciplines artistiques notamment) ou dans le contenu des connaissances à maîtriser (sciences de la vie et de la terre par exemple, dont le programme fait référence à « l’éducation aux médias notamment dans leur composante numérique »).

7Ces évolutions des contenus des concours accompagnent un changement dans les modalités de correction des épreuves orales qui se font désormais sur ordinateur avec des copies dématérialisées et bientôt des jurés isolés qui ne se rencontreront que pour les épreuves orales. Cette technicisation de la correction, qui représente également un marché très important pour les entreprises qui en sont chargées, permet un lissage des pratiques puisque les statistiques des corrections sont instantanément visibles, ainsi que les commentaires. Le tableau de bord du directoire du concours permet un contrôle de l’ensemble des résultats produits par les membres du jury. À travers le numérique, transite ainsi un format de culture professionnelle commune, partagée par les membres du jury qui représentent l’institution, les candidats, les formateurs.

Une salle de correcteurs en ligne des copies de Capes (2017)

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Une salle de correcteurs en ligne des copies de Capes (2017)

Référence bibliographique

  • En ligneRiondet, O., « Quels savoirs informationnels pour le Capes de Documentation ? », Documentaliste-Sciences de l’information, vol. 38, n° 3, 2001, p. 198-209.
Anne Lehmans
Anne Lehmans est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux (ESPE d’Aquitaine/IMS-RUDII). Ses recherches sont centrées sur les cultures de l’information. Elle coordonne le projet e-Fran Persévérons sur la persévérance scolaire par la robotique, les FabLabs et les objets numériques.
Camille Capelle
Camille Capelle est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux, rattachée au laboratoire IMS UMR 5218 CNRS. Ses travaux portent sur les enjeux des mutations portées par le développement des technologies numériques dans le domaine de l’éducation.
Vincent Liquète
Vincent Liquète est professeur des universités à l’université de Bordeaux. Il est directeur adjoint formation à l’ESPE d’Aquitaine. Il dirige l’équipe RUDII du laboratoire IMS CNRS UMR 5218. Il est membre du bureau de la rédaction de la revue Hermès. Ses travaux de recherche portent sur les cultures de l’information, les usages et pratiques professionnelles dans des contextes numériques de travail.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0189
Pour citer cet article
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