CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« L’école change avec le numérique ! » Cette affirmation sous forme de slogan est révélatrice du discours injonctif auquel se livre l’institution, notamment depuis la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 25 juillet 2013 [1]. Un discours, certifiant une modification structurelle de l’organisation scolaire en lien avec le numérique, qui n’échappe évidemment pas aux premiers concernés par cette prophétie incantatoire : les enseignants. Des enseignants qui se révèlent tout à fait conscients des enjeux liés à ce discours institutionnel, et font part également de la sensation d’être « pris », au sens sartrien du terme, dans des injonctions pour le moins paradoxales.

2C’est cet enchevêtrement de discours, de pratiques, de représentations, qui se fait jour lors d’observations que nous avons menées en établissements scolaires, et que nous nous proposons ici de révéler et de discuter. Incontestablement, le numérique interroge toute une organisation, l’organisation scolaire, tout un modèle de savoirs et de conceptions pédagogiques (Taddei, 2015), et bien sûr les acteurs premiers de cette organisation : les enseignants.

3Sur la base de matériaux divers que nous avons recueillis au cours d’une investigation longue menée au sein d’un lycée d’enseignement général (entretiens individuels semi-directifs, observations de séances pédagogiques, recueil de documents et supports pédagogiques) [2], nous proposons dans cette contribution une centration sur cette communauté enseignante confrontée, bon gré mal gré, aux injonctions institutionnelles mais aussi sociétales liées au numérique. Comment les enseignants se situent-ils entre utopies, idéalisations et réalités de l’exercice professionnel ? Dressent-ils à travers leurs discours le portait d’un monde scolaire meilleur par le numérique à l’école ?

Entre utopies et idéologies, des acteurs sur le fil

4Les notions d’utopie et d’idéologie paraissent fécondes pour démêler les idéaux et volontés de « bien faire », et la manière dont les enseignants se pensent, et appréhendent leur rapport pédagogique au numérique, au sein d’un système fait d’injonctions et de paradoxes.

Des acteurs aux prises avec une époque

5Avant toute chose, il est fondamental de souligner l’historicité dans laquelle s’inscrivent les acteurs rencontrés, une historicité comprise ici au sens où Sartre l’entend dans Critique de la Raison dialectique, à savoir l’appartenance objective à une époque (Sartre, 1985). L’homme est un être historique, qui existe temporellement et collectivement, et les utopies comme les idéologies qui structurent les modes d’appréhension et d’organisation de la société sont aussi historiquement situés. Pierre Musso (2013) ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que « l’utopie est un révélateur des questions posées par une conjoncture ». L’utopie tendant vers la réalisation a une portée pragmatique, elle est en ce sens une « métaphore du présent » (Wunenburger, 2013). « Ouvrant une brèche dans l’épaisseur du réel », l’utopie tient son intérêt dans « sa revendication de rupture » (Ricœur, 1997), sa fonction de subversion sociale. Contrairement à la définition que l’on en donne souvent, l’utopie ne se dispense absolument pas de cadres spatiaux ni de cadres temporels. Au contraire, Thierry Paquot (2007) défend l’emploi au pluriel de ce terme afin précisément d’en signifier l’ancrage : la critique radicale d’un système social en place ainsi que la description ou la réalisation d’une autre société sont « territorialisées », autrement dit situées, localisées, datées. La distinction entre utopie et idéologie tient à la revendication de légitimité sous-tendue par l’exercice d’un pouvoir, celle-ci s’illustrant par un recours à une rhétorique du discours public. Le phénomène idéologique a ainsi une fonction de persuasion (Ricœur, 1997). Lorsque les enseignants de notre étude effectuent au cours des entretiens une corrélation entre « l’époque [qui] nous pousse à utiliser l’outil numérique » (Pr-Ses), « forme de pression invisible » (Pr-Doc), et leurs relations à cet objet, nous percevons tout à fait cette dialectique utopies/idéologies à l’œuvre.

Les prophéties du déterminisme technique

6La rhétorique du discours public s’exprime pleinement lorsqu’il s’agit d’envisager le fait technique dans l’École. Cette dernière a connu en 1985 le plan Informatique pour tous, à l’occasion duquel le processus de persuasion visant à assimiler équipement technique et modification de la structure organisationnelle a déjà pu être observé. En 2013, la loi d’orientation offre une large part à la question numérique, promouvant l’utilisation de l’outil dans les pratiques pédagogiques. Il s’agit de rassembler les acteurs de l’École – et particulièrement les enseignants – autour d’un objectif : « faire entrer l’école dans l’ère du numérique ». Le « déploiement du numérique » s’illustre par l’équipement en tablettes des élèves scolarisés en classe de 5e de 1 510 collèges à la rentrée 2016. Les enseignants rencontrés sont particulièrement critiques face à cet équipement massif. Pour le professeur documentaliste de notre étude : « On équipe, mais on se pose pas les vraies questions, celles de la formation des profs à ces outils, d’abord, et puis les formations réelles des élèves avec ces outils ». Les dangers du techno-messianisme ne sont pas loin dans cette confusion institutionnelle entre accès à un équipement technique et appropriation de ce dernier et d’une culture liée. Mais aux yeux de la société au sens plus large, le pari idéologique semble gagné : l’équipement des enseignants comme des élèves dans les établissements est relayé à grand renfort de reportages au journal télévisé, cependant que, dans la réalité quotidienne des collèges et des lycées, les difficultés techniques se posent encore ; le véritable questionnement des acteurs à propos de leur rôle, de leur capacité à relever « un défi colossal » (Pr-Ang), reste entier.

Conflits intra-personnels chez les enseignants

7Le défi est d’autant plus important pour ces enseignants qu’ils se trouvent en situation délicate, en véritable déséquilibre entre leurs pratiques personnelles sur Internet et leurs propres prescriptions vis-à-vis de l’outil numérique. Nos observations mettent en avant un fort conflit intra-personnel au sein du système de représentations de ces enseignants, qui s’imposent des postures et comportements en projetant ce que « la société » attend d’eux, tout en étant en contradiction profonde avec leurs propres usages en tant qu’êtres sociaux. L’analyse des discours des acteurs est ainsi empreinte d’imaginaires projetés, influençant les pratiques prescrites, et met en lumière le rapport triadique sur lequel se fonde toute communication (Charaudeau, 2004) : un tiers s’impose dans les discours, et de manière sous-jacente dans les pratiques professionnelles ; un tiers nommé « on » le plus souvent, et qui est identifié comme l’institution d’appartenance (« mon ministère ») ou plus largement « la société ». Prenons le cas de cette professeure de lettres qui utilise le numérique quotidiennement, notamment pour poster des photos personnelles sur les réseaux sociaux, et qui au cours de l’entretien explique : « Je peux pas me permettre de dire ça aux élèves, que oui, ça se fait, que tout le monde le fait, parce que… on me taperait sur les doigts. J’ai quand même un ministère qui met en garde contre l’exposition de soi en ligne, et puis les parents, enfin la société en général, attend que je fasse mon boulot de prof, et mon boulot de prof en l’occurrence dans ce cas-là, c’est de dire que c’est pas bien de faire ça. »

Le numérique, une menace pour la communauté de pratique enseignante ?

8Au-delà de la réception des discours idéologiques effectifs ou projetés par les acteurs, il convient d’interroger ce que le numérique fait à la communauté de pratique enseignante. On parle ici de communauté de pratique pour désigner l’organisation d’individus négociant des éléments de référence et de langage communs, des actions coordonnées, et œuvrant pour la réalisation d’un projet partagé (Wenger, 2005). Pour analyser ces questions, nous focaliserons ici notre attention sur des enquêtés appartenant au même établissement, les uns et les autres faisant référence lors des échanges à leur contexte d’établissement, aux équipes pédagogiques dont ils sont membres et à leurs collègues du quotidien en général.

Un sujet particulièrement clivant

9De façon évidente, notre étude révèle le caractère particulièrement clivant du numérique dans l’établissement. Au sein de cet établissement où règne plutôt une ambiance agréable et conviviale, nous avons décelé lors des entretiens individuels avec les collègues la présence de tensions en lien avec l’exploitation du numérique dans les pratiques pédagogiques. Pr-Hist confie par exemple éviter d’aborder le sujet avec certains de ses collègues de discipline, qui considèrent « gadget et effet de mode l’utilisation du numérique en histoire ». C’est ce même argument qui vient d’ailleurs de la bouche de Pr-Math, seul enseignant que nous avons interrogé à clamer haut et fort son refus d’utiliser le numérique dans sa classe : pour lui, son domaine d’enseignement, les mathématiques, ne s’y prête pas, et il dénonce le « caractère gadget » des ressources numériques existant pour aborder des points de son programme.

10Les tensions sont parfois beaucoup plus vives, comme en témoignent les échanges que nous avons eus, individuellement, avec Pr-Let1 et Pr-Let2. Toutes deux recourent au numérique dans leurs pratiques pédagogiques, s’appuyant sur des outils numériques pour amener les élèves à développer des apprentissages disciplinaires. Mais là où Pr-Let1 revendique cette utilisation, développant pour la justifier tout un discours autour de « la nécessité d’être là où (les élèves) sont », Pr-Let2 s’avère beaucoup plus réservée. Elle va jusqu’à exprimer ses craintes quant à « une dénaturation de notre métier d’enseignant » ou encore « l’impression qu’on néglige l’humain au profit de robots ». Cette dichotomie a éclaté au grand jour lors de la dotation de tablettes, Pr-Let1 souhaitant mettre en place un projet d’équipe autour de la lecture numérique et Pr-Let2 s’insurgeant contre « l’assassinat du livre » (ce sont ses termes) qu’un tel projet, de surcroit porté par des professeurs de lettres, représentait selon elle. Le sujet du numérique est à ce point clivant dans cette équipe disciplinaire que ses membres n’abordent plus du tout le sujet en conseil d’enseignement et ont gardé individuellement une forte rancœur quant à cette opposition de conception pédagogique. Ainsi Pr-Let1 nous raconte : « J’ai une liseuse, mais j’ai vite senti ici que le dire ça pouvait provoquer des réactions… Notamment j’ai une collègue qui fait vraiment une opposition quasi guerrière entre le papier et le numérique. » Cependant que Pr-Let 2 argumente : « Oui, bien sûr que je l’utilise, le numérique ! Mais je me méfie de cette attractivité que l’écran possède, et je trouve que notre rôle d’enseignants, c’est d’y résister, et d’y sensibiliser nos jeunes ! »

Solitude enseignante

11Lorsqu’ils sont interrogés sur leur sentiment d’expertise concernant le numérique, et plus particulièrement les modalités selon lesquelles ils (se) sont formés au numérique, les enseignants expriment un fort sentiment de solitude, et une amertume envers une institution qui apparaît assez défaillante, qualifiée par Pr-Ses de « donneuse de leçons sans mettre la main à la pâte ». Les enseignants pointent avec énervement une dichotomie entre un discours idéologique injonctif et l’absence effective de formations au numérique, quand d’autres fustigent les formations existantes. Pr-Doc qualifie même ces dernières de « nulles », dénonçant « un kit de montage, pas de réflexion pédagogique proprement dite, et surtout l’impression d’être formé toujours “en retard” sur ce qui se fait ». Parallèlement, l’enseignant reconnaît que l’évolution rapide des outils numériques rend impossible « une formation pour tous les outils » et conclut : « C’est aussi à nous de nous former nous-mêmes. » Ils sont plusieurs à effectuer ce même constat, soulignant alors que c’est sur le temps et la volonté personnels que se développent des apprentissages autodidactes, renforçant « la sensation d’être un bon petit soldat à qui on donne pas l’uniforme adéquat pour aller au front », commente Pr-Math.

Vers une dynamique collective

12Lorsque le professionnel souhaite se former au numérique pour optimiser ses pratiques pédagogiques, il entre la plupart du temps dans une dynamique collective. Cette dynamique collective se déploie sur trois niveaux complémentaires. Premier niveau : on remarque généralement une affiliation (Cordier et Lehmans, 2016) qui s’opère sous l’impulsion d’un collègue de l’établissement qui joue un rôle moteur en la matière. Pr-Ses n’est a priori pas encline à intégrer le numérique dans ses pratiques pédagogiques, néanmoins elle reconnaît, sourire aux lèvres : « Avec Pr-Doc j’ai pas trop le choix ». L’enseignant désigné ici impulse des pratiques pédagogiques incluant le numérique de par sa sensibilité et ses convictions personnelles. Un tel soutien permet aux autres collègues de gagner en assurance. Ainsi Pr-Hist reconnaît se sentir plus en sécurité lorsqu’il travaille en collaboration : « Moi ce partenariat avec Pr-Doc me permet d’oser, oser tenter, ça rassure, même si des fois on est à deux à pas savoir mieux s’y prendre ! ». Pr-Ang reconnaît également que travailler avec son collègue l’a « désinhibée : ma pratique s’est affinée, je me suis détendue vis-à-vis de l’ordinateur ». Cette dynamique collective contribue sur un second niveau au renforcement d’une appartenance à une communauté. Les enseignants qui travaillent ensemble autour de projets incluant le numérique conçoivent conjointement les ressources et les scénarios pédagogiques, échangent autour de leurs pratiques (« On fait de la formation sauvage entre collègues » raconte avec enthousiasme Pr-Hist). Pr-Let1 est ainsi ravie des échanges avec une autre collègue de sa discipline qui lui ouvrent quotidiennement des horizons dans sa pratique. Cette dynamique collective s’entend sur un troisième niveau, d’ampleur : la relation aux élèves eux-mêmes. Pr-Ang constate, lors d’un projet mené avec Pr-Doc imposant une production numérique, la mise en place avec ses élèves d’une « relation nouvelle » qu’elle apprécie particulièrement : « Il y a une réciprocité. On reste leur professeur mais il y a un échange qui est établi et c’est un échange qui est enrichissant. C’est valorisant pour eux de m’apporter, de m’expliquer comment ils ont fait ». On atteint ici une autre dimension de la communauté de pratique, non plus pensée à l’échelle des enseignants mais à l’échelle de la classe et de l’établissement scolaire, vus comme organisations apprenantes, « où les gens apprennent continuellement à apprendre ensemble » (Senge, 1990).

L’instrumentalisation du numérique au service du sentiment d’« innover »

13« On attend d’un professeur qu’il soit capable de travailler avec le numérique » : par cette affirmation – où l’on remarquera à nouveau la présence du « on » « tiersabsent » analysé par Charaudeau (1992) –, Pr-Hist exprime le sentiment d’injonction éprouvé par le corps enseignant concernant l’exploitation du numérique dans les pratiques pédagogiques. La maîtrise de la discipline n’apparaît plus suffisante, celle du numérique s’impose conjointement. Au-delà de l’attente institutionnelle soulignée par les acteurs, c’est aussi la volonté de faire correspondre leurs pratiques pédagogiques aux « nouvelles attentes des élèves », pour reprendre l’expression de Pr-Let1, qui anime ces enseignants : « [Les élèves] sont habitués à des outils rapides, efficaces, alors même si on doit pas tomber dans le numérique pour le numérique, ce qui serait démagogique, on se doit de penser nos pratiques pédagogiques autrement. »

De la confusion entre pédagogie avec le numérique et innovation pédagogique…

14L’on sent bien chez ces enseignants rencontrés le sentiment d’une urgence à questionner leurs actes pédagogiques, et le numérique vient d’autant plus renforcer cette injonction intériorisée que son utilisation en pédagogie est très souvent assimilée à l’innovation. En effet, dans les textes institutionnels, la corrélation entre l’équipement numérique des classes et l’innovation pédagogique est constamment faite [3]. L’usage du numérique en éducation serait ainsi nécessairement synonyme d’innovation en pédagogie et faciliterait l’autonomie des élèves ainsi que le changement de posture de l’enseignant. Pour les enseignants, que ces discours institutionnels et plus généralement sociaux influencent sans conteste, il s’agit de « garder la face », en mettant en avant « la valeur sociale positive » qui est la leur, revendiquée dans les interactions avec les autres (Goffman, 1974). Pr-Doc explique ainsi que le fait de placer les élèves en situation de production numérique renvoie aux yeux du reste de la communauté éducative l’image d’un enseignant « qui s’y connaît » et constitue un facteur de valorisation de soi comme enseignant. Pour autant, lors de nos observations de projets incluant le numérique dans ce lycée, nous avons pu relever une grande variété de pratiques pédagogiques, certaines n’étant pas particulièrement innovantes. Pensons à ces exercices où le numérique sert à réaliser un questionnaire en ligne, ou encore cet enseignant qui projette, à l’aide d’un vidéoprojecteur, un portail de ressources, évitant ainsi – et le justifiant en ces termes auprès de nous – que les élèves « se dispersent dans leur coin, je veux leur concentration » (Pr-Math). En outre, considérer que l’innovation pédagogique passe par l’utilisation du numérique est non seulement un leurre, mais aussi un facteur de lassitude pour les élèves. Pr-Ang a d’ailleurs bien conscience en ce sens du risque sous-tendu par une exploitation constante du numérique en éducation : « Ça crée quand même des conditions différentes, je dirais. Quand on y va une fois de temps en temps, c’est vrai que les élèves, ça leur fait plaisir parce que c’est une façon différente de travailler, ils sont pas dans le même contexte, ils sont plus assis à la même place, ils sont devant l’écran. Donc, c’est… C’est une façon aussi de les remotiver et de rythmer un peu, de renouveler l’intérêt. Après, attention, si tout était fait tout le temps pareillement avec le numérique, on tomberait dans une forme de monotonie aussi. »

… au détriment d’une formation au numérique

15Au-delà de cette assimilation entre utilisation du numérique en classe et innovation pédagogique, il convient de pointer une confusion forte entre formation par le numérique et formation au numérique. C’est le professeur documentaliste du lycée qui nous alerte particulièrement sur cette question lors des entretiens : « Je vais être franc avec toi : les questions autour de “comment ça marche”, “pourquoi j’ai tel résultat”, enfin tout ce qui est de l’analyse de l’information pure, ça n’intéresse que moi. Les collègues, ils sont centrés sur leurs contenus disciplinaires, et pour eux le numérique c’est souvent qu’un outil, ou pire un truc qui donne des paillettes au projet. » On sent ici toute l’amertume de ce professionnel de l’information qui a le sentiment que le numérique est instrumentalisé au détriment d’apprentissages info-documentaires formalisés et conscientisés : « C’est un peu le miroir aux alouettes, poursuit-il. Parce que l’élève va avoir fait (son travail) avec le numérique, ça va nous paraître créatif […]. En réalité, c’est comme au cinéma quand on regarde un blockbuster américain : on en a plein les yeux, mais le scénario tient sur deux lignes ! » (Pr-Doc) Interrogés à ce sujet, les enseignants de discipline reconnaissent négliger souvent cette dimension de la formation au numérique. Pr-Ang avoue : « On passe pas beaucoup de temps sur la recherche, c’est utilisé à des fins utilitaires, en fait ; pourtant je me rends bien compte qu’ils auraient besoin qu’on discute plus de leur démarche de recherche, des choix de sites qu’ils font par exemple. » Nous avons en effet peu eu connaissance de formations, outre celles où le professeur documentaliste était engagé (celui-ci regrettant cependant que ces objectifs ne soient pas prioritaires sur le contenu disciplinaire), sur les discours médiatiques, les traces, les problématiques informationnelles et communicationnelles en général. La compréhension globale – à la fois économique, sociale, politique – des logiques qui sous-tendent la production et la (re) diffusion des données et informations semble pourtant centrale aux yeux de Pr-Let1 : « C’est la première raison d’être d’un enseignant, c’est de les faire grandir, de les accompagner à faire des choix, et pour cela s’informer c’est important, et bien s’informer, s’informer au moyen de sources multiples. »

Des enseignants eux-mêmes générateurs de paradoxes

16S’ils sont pris en étau entre des logiques institutionnelles et des logiques personnelles, dénonçant à plusieurs reprises dans leurs discours les injonctions paradoxales auxquelles ils doivent faire face, les enseignants ne sont toutefois pas exempts de paradoxes eux-mêmes. L’un des premiers paradoxes est sans conteste la dichotomie entre la nécessité de former les élèves au numérique (que les enseignants ne cessent de répéter en pointant les lacunes des pratiques personnelles juvéniles sur les réseaux) et le fait de considérer que les adolescents ont des compétences innées et une expertise supérieure à la leur. Pr-Doc lui-même, qui pourtant lors des entretiens et dans sa pratique pédagogique déploie des formations au numérique et à l’information, reconnaît au détour d’un échange : « Techniquement, je me repose sur les élèves […]. En fait, on se repose de manière hypothétique sur le savoir-faire des élèves. » Il n’est pourtant plus à démontrer la très grande hétérogénéité des expertises tant techniques qu’informationnelles de ces élèves que l’on qualifie trop rapidement de « digital natives » (Cordier, 2015).

17Au-delà, il est un paradoxe qui nous paraît tout particulièrement symptomatique du difficile positionnement des acteurs dans ce contexte. Tout en disant vouloir alerter les élèves sur les pouvoirs des industries du Web, et notamment les logiques économiques à l’œuvre ainsi que la production de données personnelles qui échappent à leurs utilisateurs, les enseignants se font le relais de ces mêmes industries, en recourant aux réseaux sociaux numériques tels que Facebook ou encore des plateformes comme YouTube. Plus encore, dans ce dernier cas, il est frappant de les voir faire reprendre, lors de productions numériques imposées aux élèves, les codes médiatiques des chaînes de YouTubers connus, sans que cette reprise ne donne lieu à une déconstruction et une analyse critiques, sans que des répertoires de pratiques soient identifiés et ciblés. En réalité, au nom de l’appui sur les pratiques non formelles et pour ne surtout pas paraître réfractaires au changement (bon nombre évoquent la figure du « mammouth » pour justifier l’exploitation du numérique dans leurs pratiques pédagogiques), les enseignants font preuve eux-mêmes d’un manque de jugement critique et deviennent eux-mêmes porteurs-étendards d’idéologies technicistes. Ceci peut même aller jusqu’à entrer en contradiction avec des idéaux qu’ils revendiquent conjointement, à savoir l’idéal républicain de l’égalité des chances : en effet, l’observation que nous avons pu faire de séances appliquant le principe du BYOD [4] en classe témoigne des inégalités sociales que ce dispositif, socialement valorisé, révèle aux yeux des élèves [5] (Cordier, 2016).

18Profondément interrogée par le fait technique, l’institution scolaire dessine à travers des textes institutionnels accompagnés de discours perçus comme injonctifs par les acteurs un modèle éducatif et pédagogique à la fois utopique et idéologique, particulièrement articulé autour du lien numérique/innovation. Notre enquête, menée auprès d’enseignants du secondaire, met en lumière les processus d’appréhension, de réception, mais aussi de négociation des professeurs avec ce système d’intentions. Au cœur du discours des enseignants, on décèle le souci de répondre à une injonction qui rejoint leurs observations des pratiques juvéniles comme le sentiment que l’école ne peut rester en dehors de l’évolution à l’œuvre.

19Toutefois, ce souci est porteur d’un risque majeur selon nous : celui de se placer au service d’un marché de l’information et d’un modèle de société qui reposent sur la performativité et l’adaptation à l’outillage technologique du moment. Il est alors à craindre que la formation par le numérique prenne le pas sur la formation au numérique, et sur une approche culturelle de l’information et du numérique qui seule peut pourtant favoriser une émancipation critique des individus, et être à la hauteur des enjeux éducatifs mais aussi et surtout sociétaux qui y sont liés.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Présentation détaillée de la méthodologie et des acteurs interrogés en annexe du présent article.
  • [3]
    Les discours et supports de communication accompagnant le plan numérique pour l’éducation sont sur ce point tout à fait symptomatiques. Voir : <ecolenumerique.education.gouv.fr/plan-numerique-pour-l-education/>, consulté le 15/05/2017.
  • [4]
    Bring Your One Device (BYOD) – en français PAP : « Prenez vos appareils personnels ». Pratique qui consiste à utiliser ses appareils personnels (téléphone portable, tablette, ordinateur, etc.) dans un contexte professionnel ou scolaire.
  • [5]
    Citons par exemple les réactions de Geoffrey et Laurie à une séquence pédagogique en Lettres reposant sur le recours aux téléphones portables personnels pour un travail sur l’évolution de l’autoportrait au selfie : « Moi, j’ai pas tout ça, ça coûte cher quand même » (Geoffrey, 17 ans) ; « C’est marrant de faire ça, des fois, mais bon, moi, j’ai pas un super portable, hein… Les autres, ils ont des Samsung, ou des iPhone, moi… » (Laurie, 16 ans).
Français

Nous proposons une centration sur la communauté enseignante confrontée aux injonctions institutionnelles mais aussi sociétales liées au numérique. Les notions d’utopie et d’idéologie paraissent fécondes pour démêler les idéaux et volontés de « bien faire », et la manière dont les enseignants se pensent, et appréhendent leur rapport pédagogique au numérique, au sein d’un système fait d’injonctions et de paradoxes. Le numérique, sujet particulièrement clivant au sein de la communauté de pratique enseignante, nous semble instrumentaliser au service du sentiment d’« innover ».

Mots-clés

  • école
  • numérique
  • communauté enseignante
  • innovation pédagogique

Référence bibliographique

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Anne Cordier
Anne Cordier est maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à Rouen – Normandie Université. Chercheuse à l’UMR CNRS 6590 ESO, elle développe une approche sociale et compréhensive des pratiques informationnelles, en lien avec les représentations et imaginaires de l’information, des dispositifs sociotechniques et des espaces d’action.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0179
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