1Le rôle de l’école est avant tout de former les citoyens susceptibles d’intervenir dans le monde qui est le leur. À la fois du point de vue professionnel, dans leurs activités quotidiennes et dans les choix qu’ils vont émettre concernant l’avenir collectif. De ce point de vue, la transmission des connaissances disciplinaires est un des moyens de réalisation de cet objectif. Mais on ne saurait limiter la place de l’enseignement à ce seul point de vue. Nous rêvons tous d’une école plongée dans le monde, épousant les tendances et les techniques, tout en conservant le recul nécessaire qui permet de construire un regard humaniste, un regard qui ne soit pas guidé par les volontés promotionnelles des tenants d’une modernité assimilée à l’usage des outils contemporains, ni par la nostalgie d’un monde révolu.
2De ce point de vue, le numérique offre un paradigme permettant de réfléchir à l’articulation entre la société et l’école. Dans un premier temps, l’informatique scolaire s’est concentrée sur l’assistance au transfert des savoirs les plus répétitifs. On a parlé d’« éducation assistée par ordinateur », la machine remplissant le rôle d’un répétiteur infatigable, ou d’un grand frère ludique transformant l’éducation en un jeu dans lequel l’accès à la connaissance viendrait « de surcroît ». On a ainsi pu parler d’édutainment pour désigner ce mélange. Pour aller plus loin, avec les débuts du Web, on a conçu l’informatique comme une porte d’accès à tous les savoirs engrangés dans de gigantesques bibliothèques numériques.
3Dans le même temps, la place du numérique dans la société a largement changé. D’abord son usage s’est généralisé, au moins dans les pays développés, et tend à devenir un outil de communication universel au travers du téléphone mobile. Ensuite, nous sommes passés d’un monde dans lequel peu d’acteurs constituaient des ressources ouvertes que l’on pouvait rechercher via les moteurs de recherche à un monde d’expression permanente de milliards de personnes simultanément. Les médias sociaux font basculer de l’ordre du document à celui de la parole, à rebours de l’histoire générale des inscriptions du savoir. Mais n’est-ce pas tout simplement parce que la conversation est indispensable au liant social, alors que celle-ci est de plus en plus limitée, victime d’emplois du temps trop chargés, en particulier pour les adolescents, comme le souligne danah boyd (2016) ? Le temps d’une école organisée autour de séquences disciplinaires séparées les unes des autres est découpé, alors que le numérique constitue un flux permanent.
4Comment aujourd’hui penser le numérique à l’école en tenant compte de ces nouvelles articulations savoir/ citoyenneté/échange ? Les travaux du Conseil national du numérique sur l’éducation nous permettent de regarder autrement l’usage du numérique, notamment en portant l’accent sur la production de documents et de logiciels, et sur l’importance de l’acte de la publication. En soulignant également combien le numérique s’accorde avec le travail collectif, ce qui n’est pas sans remettre en cause les notes individuelles, une logique de concurrence, qui n’est pas dans l’esprit de « partage » brandi en permanence dans l’univers numérique. Même si une large part de cet usage du partage reste très en deçà de pratiques réellement collectives, participatives et ouvertes, le numérique a permis de remettre à la lumière la question des communs, notamment des communs de la connaissance qui sont devenus indispensables à l’accès aux savoirs, à l’image de Wikipédia. Comment intégrer ces pratiques dans le monde scolaire ? Comment l’acquisition d’une culture numérique va-t-elle permettre aux élèves et plus largement à tous les apprenants de ne pas se trouver soumis aux intérêts des plateformes géantes et de vivre dans le monde numérique l’autonomie individuelle qu’une école contemporaine doit permettre ?
Que peut-on entendre par culture numérique ?
5Nous sommes ici au carrefour des deux acceptions du terme de culture : d’une part, la culture au sens anthropologique, des attitudes, comportement et gratifications qui sont associées à la vie quotidienne et aux diverses pratiques d’une société, et d’autre part au sens d’une culture lettrée, qui enregistre les savoirs, les émotions dans des œuvres transmissibles. Examinons le monde de la culture numérique sous ces deux angles.
6L’approche de la culture, au sens anthropologique, a été longuement développée dans les travaux de Margaret Mead (Bateson et Mead, 1942) ou de Ruth Benedict (1950). Chaque société va définir et renforcer les attitudes psychologiques qui permettent de s’adapter aux formes sociales dans lesquelles les gens vivent ; puis elle va les transmettre pour en faire des points de référence et modeler les personnalités individuelles en conséquence. Leurs travaux portaient sur l’étude de sociétés traditionnelles, et visaient à ouvrir la conscience de l’Amérique des années 1940 sur l’existence d’autres modes de vie et règles qui, pour autant, construisaient des sociétés stables et des individus heureux. Mutatis mutandis, aujourd’hui le numérique a pris une place tellement importante dans les activités quotidiennes, tant au travail que pour les loisirs, qu’il a fallu très rapidement que la société définisse des normes sociales de comportement vis-à-vis de cette immersion numérique. Or les acteurs les plus en pointe dans cette définition ont été, et continuent à être, les opérateurs de services et les fabricants de matériels… c’est-à-dire les groupes dominants, qui ont un intérêt particulier à créer certaines attitudes. Le moteur de leur intérêt est l’économie de l’influence (Le Crosnier, 2017), qui les conduit à organiser le traçage des individus pour revendre les profils aux investisseurs publicitaires ou étatiques. Ce sont ainsi les patrons de Google ou de Facebook qui ont tenté de redéfinir la notion de « vie privée », prônant une large ouverture pour que la fouille de données devienne efficace. Ce sont les fabricants de logiciels – Microsoft et Apple en tête – qui ont souhaité transformer l’apprentissage de méthodes généralistes en des formations à l’usage spécifique de leurs produits. Une bataille commerciale qui prend l’école en tenaille, notamment avec des logiques de « certification » spécialisée.
7De ce point de vue, une culture numérique ne peut faire abstraction des rapports de force actuels. Et ce faisant, elle découle de ce que font réellement les gens dans l’écosystème numérique. Il s’agit de donner du recul sur des pratiques existantes, et non de définir ce que pourraient être des bonnes pratiques. En ce sens, la notion d’écosystème nous éclaire sur les opportunités pédagogiques ainsi ouvertes. Nous utilisons ici ce terme dans son sens écologique général de cohabitation de diverses espèces, et donc d’intérêts parfois divergents, dans un même espace, et non dans le sens détourné que les géants de l’Internet ont voulu lui donner. Quand ils parlent d’écosystème, c’est pour souligner les complémentarités et l’exclusivité de leur gamme de produits. Il s’agit pour eux de faire jouer pleinement un effet de réseau et attirer les innovations autour de leurs produits, services et méthodes, une forme de « monoculture ». Dans son sens écologique, la notion d’écosystème vise à sortir d’une logique de l’outil ou du média. À trop considérer les objets et pratiques numériques comme des « en dehors » qui prolongent les capacités des individus pour peu que l’on sache les utiliser « correctement », on passe à côté du fait que les gens, et les élèves en particulier, sont plongés simultanément dans deux univers : l’écosystème terrestre, celui de leur vie matérielle, sociale et affective (et de ses contraintes, notamment scolaires et familiales) et celui de leurs communications numériques. Le rôle grandissant des cartes numériques, tant pour se repérer que pour inscrire des faits dans l’espace géographique, est là pour nous rappeler. Le jeu de réalité augmentée Pokemon Go le souligne. L’idée de jeux collectifs renvoie également à la notion de transmission horizontale, entre usagers, des modes de comportements et attitudes qui constituent une culture dans cette première acception.
8La culture lettrée est elle aussi présente dans l’univers numérique. Pas seulement parce que des œuvres éditées dans les modes précédents (musique enregistrée, livres, vidéos, etc.) ont connu une nouvelle vie avec leur numérisation. Mais parce que des formes culturelles nouvelles émergent des pratiques de l’Internet. La frontière entre la culture populaire et la culture lettrée, qui avait subi de profondes lézardes auparavant, avec la culture rock ou le succès du roman policier, est encore plus inefficace quand on aborde les pratiques numériques. Il s’agit souvent de créer des groupes partageant certains effets sub-culturels, cette création d’un réseau humain étant souvent aussi importante que le contenu proprement dit. Cela va de la réalisation de versions différentes de productions déjà diffusées sur le Web, ce qu’on appelle des mèmes, à la participation au travers du Web à des pratiques culturelles plus traditionnelles, comme par exemple l’écriture. Le service Wattpad, qui permet à des amateurs, souvent jeunes, de se lancer dans l’écriture sous la forme d’un réseau social est à ce titre un exemple. Les auteurs écrivent par chapitres, et les soumettent à l’avis de leur réseau social au sein de Wattpad. Les deux rôles de l’écriture, la production d’un texte et sa diffusion, ainsi que l’étude de son impact, se trouvent réunis. Les adolescents sont nombreux sur un tel site, et plus particulièrement les adolescentes. Ce qui fait dire à Elia, élève de quatrième, qui publie sur Wattpad sous le pseudonyme Elinoub, qu’
on peut ne pas être bon en français mais écrire pour le plaisir… Avant de découvrir Wattpad, j’écrivais sur papier, mais je ne le mentionnais pas beaucoup… Il n’y a pas de commentaires négatifs sur Wattpad. On nous donne juste des conseils pour améliorer l’histoire.
10Même si cette jeune fille se fait à la fois des illusions sur la plateforme (notamment en ignorant son caractère fermé et non interopérable) autant que sur l’école (et ses fonctions d’apprentissage, et pas seulement d’amélioration), on sent dans son approche, et plus largement dans le succès de cette plateforme, combien est forte la demande de travail collectif, de capacité à créer dans une ambiance protectrice. Ce qui recouvre une part des études d’Élisabeth Clément-Schneider sur l’écriture des adolescents : les jeunes écrivent, dessinent, créent dans des espaces culturels qu’ils choisissent, et l’école ne le sait pas, parce que ces jeunes ne veulent pas en parler à leurs enseignants, de peur d’un jugement et non d’une aide (Clément-Schneider, 2014). À tort ou non, cela dépend bien évidemment des situations et des personnes… mais le fait que l’on puisse rencontrer dans de nombreuses études ce hiatus entre la notion d’une culture en flux, actuelle, émanant des individus et la culture extérieure que porterait l’école doit nous interroger. Les pratiques de l’éducation populaire, à savoir partir de ce que savent déjà les apprenants pour ouvrir des perspectives, devraient également avoir une place dans l’éducation formelle.
11Un autre aspect de la culture lettrée spécifique de l’Internet est la place nouvelle que prend la vidéo. Que ce soit comme nouveau support de la culture, par le biais des séries télévisées, par le fait que YouTube soit devenue la première source musicale des adolescents, ou que ce soit comme nouvelles productions culturelles en vidéo. La capacité de diffusion de la vidéo sur le Web a profondément changé la place de ce média. Il devient possible à tout un chacun de créer une chaîne vidéo, sans forcément devenir un YouTubeur vedette.
12Les pratiques de détournement et d’appropriation sont également devenues des moteurs essentiels de la culture lettrée de l’Internet. Les fan fictions permettent d’écrire en se coulant dans des univers créés par d’autres (Debats, 2016). Il s’agit de se réapproprier les produits de l’industrie culturelle, en les adaptant, les étendant. Comme une façon farouche de replonger les productions médiatiques dans une culture en train de se faire, ce qu’Henry Jenkins appelle la culture participative (Jenkins, Ito et boyd, 2017). Cette question de l’appropriabilité (Gunthert, 2013) des œuvres culturelles est centrale dans la capacité à faire exister une culture lettrée sur Internet : alors que les moyens du passé impliquaient une reconstruction complète (par exemple apprendre la guitare pour reproduire un riff célèbre), avec le numérique, le copier-coller devient un moyen de s’approprier des éléments culturels existants et de les remixer. Pour l’instant, le droit de la propriété intellectuelle limite la production de ces œuvres transformatives. Il sert également de frein à des usages extensifs et pédagogiques dans les pratiques scolaires.
Publier et participer aux communs de la connaissance
13Décrire ainsi la culture numérique et l’écosystème qui la porte nous permet de repenser l’usage du numérique à l’école. La chercheuse en sciences de l’éducation Mizuko Ito souligne l’importance de ne pas rester enfermé dans des usages « pédagogiques » du numérique qui seraient la reproduction machinique des méthodes antérieures, mais souligne au contraire l’importance d’utiliser l’environnement des médias numériques tel qu’il existe et non de se limiter à des outils spécialisés. « Depuis longtemps l’éducation aux médias se concentre sur l’analyse critique des messages médiatiques. Or on constate un intérêt croissant pour des approches plus orientées vers la participation et la production. » (Ito, in Jenkins, Ito et boyd, 2017) Elle défend ainsi l’idée d’une « éducation connectée », c’est-à-dire située dans les pratiques qui sont celles des jeunes et de la société. Une telle approche va à l’encontre des modèles cognitivistes trop souvent associés aux logiciels pédagogiques. Mizuko Ito continue :
Les nouvelles technologies des médias ont tout pour reproduire la plupart des idées reçues habituelles sur l’apprentissage : désincarnées, comportementalistes et en vase clos. On peut citer en exemple les logiciels de travaux pratiques et les régimes de tests optimisés. Mais je suis captivée par l’apport potentiel des médias sociaux et numériques à l’éducation nouvelle.
15Cette position de chercheur est partagée de ce côté de l’Atlantique. Il s’agit de mettre en avant l’usage de l’environnement numérique, tel qu’il est, avec ses apports techniques, mais aussi sociaux, collaboratifs, à distance, en relation, etc. à la fois pour les utiliser, mais également pour les déconstruire, ouvrant ainsi les yeux des apprenants sur les modèles et les rapports de force qui existent dans les réseaux numériques.
16En octobre 2014, le Conseil national du numérique publiait un rapport sur les relations (souvent difficiles) entre l’école et le numérique. Intitulé Jules Ferry 3.0 (Bonnet, 2014), ce rapport soulignait : « La transition numérique concerne toutes les dimensions de la formation : les contenus d’apprentissage, la façon d’apprendre, les compétences visées, la capacité à innover, l’esprit de projet. » L’école est confrontée pour la première fois à une double concurrence. La première est industrielle, face à des entreprises qui cherchent soit à reproduire des lieux de formation en ligne (les Mooc), soit à produire les logiciels d’apprentissage, guidés par les données captées auprès des apprenants et servant en principe à adapter le contenu au niveau de celui-ci. Cette logique des edutech constitue une véritable situation nouvelle, car ils apportent avec eux les recettes qui font le succès des géants de l’Internet, en particulier le traçage des usagers, au point que huit États fédérés, dont New York et la Californie, ont émis des lois pour interdire toute réutilisation publicitaire des données captées dans les écoles (Sfez, 2015). Mais ils offrent aussi une individualisation bienvenue de l’apprentissage, adaptant les savoirs aux rythmes et acquis de l’apprenant. La seconde concurrence porte sur le contenu même des pratiques culturelles. Entre la vérification systématique de ce que dit l’enseignant sur le Web et la survalorisation des pratiques culturelles numériques, dont les qualités ont été présentées dans la première partie, mais qui ne peuvent évidemment remplacer d’autres apprentissages plus anciens, un nouvel équilibre est à trouver.
17L’acte de publier est un des outils permettant l’introduction de l’horizontalité et du faire, deux qualités que les élèves ont déjà pu expérimenter dans le monde numérique. Et c’est de surcroît essentiel pour apprendre la représentation de soi dans un monde médié. Pour publier, il faut non seulement travailler le texte (ou la vidéo), mais également acquérir les codes de présentation, le respect d’un lecteur… qui passe entre autres par l’attention à l’orthographe (De Tricorno, 2017). Publier n’est pas seulement un bouton au bas d’un formulaire de blog, mais une activité collective de relecture, de préparation, d’orientation, de projection vers un extérieur, et in fine de décision d’un moment pour rendre public. On ne rend plus une copie pour un seul enseignant, mais on présente son travail à qui peut venir le voir. Cette logique était celle du journal de classe de la pédagogie Freinet. Elle est maintenant largement disponible, avec des moyens techniques permettant de rivaliser avec des solutions professionnelles. Il convient pour l’école de réfléchir à ce que le rendu public peut apporter à la formation du citoyen, notamment quand il s’agit de la protection des jeunes (comment prendre des photos sans que les personnes ne soient reconnaissables). Les sites qui partagent les expériences des enseignants en ce domaine sont d’une grande importance. Le dossier « Internet responsable » du site de l’Éducation nationale Eduscol est à ce titre très intéressant (Eduscol, 2011), car il n’aborde pas la question numérique sous l’angle trop souvent employé de la « peur », des « restrictions », etc. mais plutôt sous celui du comment faire avec le monde numérique d’un côté, et sa facilité à reprendre et transmettre et les règles économiques et sociales de l’autre (entre la propriété intellectuelle et la défense de la vie privée).
18Une autre approche va modifier la relation entre l’école et le monde numérique. Parmi les compétences nécessaires à la formation de citoyen(ne)s du monde numérique, le Conseil national du numérique estime essentiel d’« apprendre à contribuer aux communs de la connaissance ». Cette thématique prend de plus en plus d’importance dans l’école. En témoignent la parution en 2016 d’un numéro spécial de la revue InterCDI (Mulot, 2016) (les professeurs documentalistes, par leur transdisciplinarité sont parmi les principaux acteurs de ce domaine) et en 2017 l’appel à projet pour les travaux académiques mutualisés (Traam) parle explicitement des communs de la connaissance dans l’enseignement aux médias et à l’information [1].
19Les communs de la connaissance (Le Crosnier, 2015) portent sur tous les travaux intellectuels qui se construisent avec un objectif de partage élargi, non restreint par les règles de la propriété intellectuelle. Depuis la numérisation du domaine public, jusqu’à la participation à des projets collectifs comme Wikipédia, OpenStreetMap ou, plus aisément, Wikicommons (qui collecte des photographies et d’autres documents en licence ouverte), ces communs se sont développés avec le numérique. L’affordance du numérique (reproduction pour un coût marginal presque nul) et la volonté des fondateurs de l’Internet d’en faire un réseau interopérable, ayant le moins de barrières et de centres de contrôle possibles, ont remis au goût du jour cette notion de ressources partagées… et l’action des « communautés » qui en prennent en charge la maintenance, l’évolution et la protection. Cela s’est traduit par la mise en place de dispositifs juridiques (les licences ouvertes), de plateformes coopératives et la constitution de communautés pour ouvrir les connaissances. Il ne s’agit plus alors d’évaluer (en aval) ou de réseauter (sociabilité immédiate), mais de produire en participant à un mouvement qui est plus grand que chacun des acteurs. L’exact contraire de la célébrité telle qu’elle est construite dans la téléréalité. Une activité qui demande de se coordonner, se respecter mutuellement, agir en collaboration et souvent sur le long terme. Une véritable école de la citoyenneté en actes.
20Participer aux communs de la connaissance, dès le plus jeune âge, c’est prendre conscience de ce qui peut exister pour fonder les relations sociales, sans pour autant s’inscrire dans un modèle d’affaire. C’est apprendre le respect mutuel, la nécessité d’avoir des règles pour faire fonctionner un groupe, mais aussi le devoir de discuter et améliorer constamment ces règles pour s’adapter aux pratiques réelles. Ce double jeu des communs offre des perspectives éducatives quand il s’agit autant d’apprendre des contenus que des savoir-être et des modes relationnels.
21Publier, participer aux communs de la connaissance… Autant d’activités qui sortent du cadre des enseignements en temps limité. Comment l’école va-t-elle pouvoir se réformer pour appréhender au mieux le caractère interdisciplinaire des médias numériques, mais également comment va-t-on pouvoir réfléchir à l’évaluation de ces savoirs (qui ne peuvent être simplement repérés à l’échelle individuelle). À court terme, les professeurs documentalistes paraissent les mieux placés pour coordonner ces activités, mais également pour mobiliser le corps éducatif autour de cette conception d’une culture numérique qui imprègne chaque activité dans notre vie – mais qui pourtant reste en dehors des pratiques scolaires.
Saisir les opportunités
22Le caractère pervasif du numérique, son extension dans toutes les activités, sa prégnance transversale entre toutes les situations de vie (de l’école à la famille) font que l’on ne peut plus simplement le considérer comme un « outil », une extension de la pensée, qui permettrait d’accomplir des tâches qui resteraient les mêmes que précédemment. Il s’agit au contraire d’un écosystème global dans lequel il nous faut apprendre à vivre en même temps que nous avons la mission de transmettre ce que nous pouvons en comprendre dans notre propre apprentissage auprès des jeunes générations. Le premier réflexe – qui a consisté à parler avant tout en mode négatif de l’Internet, d’y voir une source de danger et de désinformation, ou à concevoir l’apprentissage en termes de compétences, c’est-à-dire à continuer de considérer le numérique comme un outil extérieur – est en passe d’être remplacé par un nouveau paradigme qui va prendre en compte la situation nouvelle pour donner aux apprenants l’autonomie vis-à-vis des nouveaux pouvoirs médiatiques qui en émergent. On parle de plus en plus de littératie numérique (Conseil national du numérique, 2013), notamment pour mesurer combien celle-ci est nécessaire pour l’inclusion et la constitution d’une société de respect mutuel (et non comme un outil pour diffuser des fausses nouvelles sous prétexte d’anonymat). Or cette logique de littératie ne se limite pas à celles et ceux qui ne savent pas. Compte tenu du rythme d’évolution des techniques, il y a toujours un moment ou un domaine dans lequel l’enseignant va être lui-même en demande de compréhension. Il y a toujours une situation dans laquelle nous sommes tous des illettrés du numérique. D’où l’importance de penser en dehors du schéma compétences/outils pour intégrer les notions d’écosystème et de culture numérique. Et mesurer combien les anciens objectifs de partage du savoir, d’élévation globale du niveau de connaissance d’une société peut se réaliser au travers de la participation aux communs de la connaissance.
23Une difficulté supplémentaire dans l’intégration de cette activité dans le cadre de l’école tient à ce que les enseignants comme les apprenants ont chacun une expérience intime et quotidienne de la culture numérique par leurs pratiques. Or celles-ci sont différentes. Elles sont de surcroît pilotées par des industries qui vivent de l’attention et non de la réflexivité, et poussent donc à l’usage sans recul. Or la citoyenneté à l’ère du numérique, comme l’autonomie des individus face à la machine symbolique mondialisée du numérique, ont besoin d’un arrêt sur image, d’une réflexion détachée du flux. C’est pourquoi les pratiques par projet prennent autant d’importance. Un projet donne les moyens d’apprendre en réalisant, et laisse le temps d’aborder les questions nouvelles telles la fiabilité des informations retrouvées sur le Web, les notions de citation, comme forme de respect pour les autres, et le choix que chacun peut faire de laisser ses propres travaux en partage au travers des licences du type Creative commons.
24C’est à mon sens le rôle de la culture numérique (Le Crosnier, 2016), non comme nouvelle discipline scolaire ou universitaire, mais comme approche du monde numérique au travers des deux acceptions de la culture : nos pratiques quotidiennes et la formation d’une nouvelle culture de production d’artefacts de transfert de connaissances et d’émotions. Il s’agit de s’immerger dans le monde actuel pour former les citoyen.ne.s susceptibles de répondre aux grands défis du xxie siècle, notamment la protection de la planète contre les dérèglements écologiques et le maintien d’une culture de paix et de démocratie.
Note
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[1]
« Les travaux académiques mutualisés (TRAAMs) : des laboratoires des pratiques numériques », Éduscol. En ligne sur : <eduscol.education.fr/cid98083/les-travaux-academiques-mutualises-traams-des-laboratoires-des-pratiques-numeriques.html>, consulté le 27/06/2017. On y lit notamment : « Enseigner les communs dans l’école du 21e siècle : quelle gouvernance dans les disciplines ? » « Cette problématique émergente dans l’éducation nationale, concerne de nombreux domaines : santé, savoirs, culture, biodiversité, développement durable, économie sociale et solidaire etc. En ce sens, elle est bien commune à l’ensemble des disciplines. […] Les équipes pédagogiques pourront donc s’engager par exemple dans des séances et productions autour de la propriété intellectuelle (droit d’auteur, usages de la copie, plagiat), de la culture de l’information et de la publication, du partage des savoirs et du travail collaboratif (wikis, production numérique collective, co-création, fablabs), des ressources éducatives et licences libres (REL, Creative Commons, Art Libre), de l’exploitation des données (Open Data, Big Data), etc. »