CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’unanimisme médiatique autour d’un « concept-slogan »

1Y… En une quinzaine d’années, cette lettre substantivée (à prononcer « why ») est devenue tout à la fois un slogan et un symbole générationnel englobant : « Y » pour « génération Y », métonymie censée qualifier génériquement les jeunes – enfants, adolescents, post-adolescents – ayant grandi dans un environnement à haute valeur numérique ajoutée [1].

2Les médias ont beaucoup œuvré pour imposer ce sigle comme un allant-de-soi, une évidence conceptuelle. Les revues spécialisées dans le management ou l’éducation et les newsmagazines consacrent de réguliers dossiers à ces « Y ». Tous tentent de scruter leur rapport au travail, au savoir, à l’entreprise, et, invariablement, aux hiérarchies instituées.

3Ces « Y » se sont démultipliés en une série de concepts adjacents. Tous entendent désigner une révolution qui serait cognitive et épistémique. Ainsi, sont invoqués dans les discours publics les « digital natives[2] », la paradigmatique « Petite Poucette » (arrière-petite-fille éditoriale de Michel Serres), l’« App génération » (pour Apple ou « applis »), la « Net génération », et désormais les « millenials » (nés au tournant du siècle). Précisons que cette liste est non exhaustive (on évoque maintenant les « Z »), tant l’imagination des journalistes et des essayistes est galopante pour qualifier cette « jeune génération numérique », vrai filon éditorial (cf. bibliographie). D’ailleurs, convoquer ces expressions implique que ce qu’elles recouvrent conceptuellement serait une évidence, comprise de tous sans qu’il ne soit besoin d’en préciser le sens et les implications.

4Parenthèse intéressante et nécessaire illustration du propos, citons ici le début d’une interview repérée en février 2017 sur le site du magazine Le Point, véritable panégyrique (comme souvent) de cette génération hyper-connectée [3], éloge titré : « Digital natives : génération agile ». L’exergue de l’article donne le ton :

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Mobiles, ultra-connectés et en quête de sens, les digital natives (génération née avec le numérique) ont leurs propres codes et leurs propres aspirations. À la tête d’une start-up ou à la barre de la transformation numérique des grands groupes, ils révolutionnent le rapport vie personnelle/vie professionnelle, les hiérarchies traditionnelles et les modèles de management. Portrait de cette génération digitale et passionnée, par deux de ses représentants.
En tant que digital native, quelles sont les valeurs inhérentes à votre génération que vous portez au sein de votre entreprise ?
Philippe Schmidt (directeur exécutif régie, Prisma Media) : Pour moi, c’est garder un esprit libre et entrepreneurial, le respect de l’humain et surtout de l’enthousiasme face aux mille raisons de ne pas y aller.
Alexandre Malsch (cofondateur et CEO de Meltygroup) : Ce qui est intéressant dans la « génération Y », c’est d’être dans une logique du « Why not ? » : nous sommes une génération de « hacking », au sens positif du terme, prompte à saisir des opportunités.
Comment adaptez-vous votre management aux digital natives ?
A. M. : Le management n’est pas hiérarchique, c’est une construction de projets et de passion. C’est d’ailleurs sur la passion que nous recrutons avant tout. Nous ne regardons pas les autres critères : nous avons confié à deux jeunes de 21 et 23 ans les rênes de TYRAmisu, notre média d’entertainment viral.
P. S. : Les digital natives se managent dans l’encouragement positif, pas dans le contrôle. Le feed-back est en flux, avec plusieurs « like » par jour : nous préférons être dans la logique d’un encouragement par projet, plutôt que dans celle d’un entretien annuel unique, en janvier. Je suis sans arrêt en connexion avec mes équipes par SMS, WhatsApp ou Google+, où nos équipes, composées de multi-experts (créatifs, commerciaux, marketing, technique), partagent leurs inspirations. C’est une stimulation intellectuelle permanente, un lien récurrent. La génération X raisonnait salaire et carrière. Avec la « génération Y », vous misez sur des missions à court terme, qui l’engagent.

6On perçoit dans cette interview relevant du dithyrambe générationnel que ces expressions recouvrent des réalités révolutionnaires, ces jeunes étant parés de toutes les vertus.

7Il importe de ne pas se satisfaire de ces catégorisations manichéennes et d’interroger la genèse et le bien-fondé de ces slogans, en toute rigueur. En clair, sommes-nous face à des métaphores médiatiques ? Ou ces expressions saisissent-elles de vrais changements attitudinaux et comportementaux, avec des implications cognitives réelles ?

Les digital natives, généalogie d’un concept biaisé

8« Y », digital natives, « Petite Poucette », App et Net génération, millenials… Toutes ces expressions reposent sur un postulat : dès qu’il est affaire de nouvelles technologies, les « jeunes [4] » seraient porteurs de compétences et d’une dextérité qui feraient défaut à leurs aînés. Les choses existent quand on les nomme, et on peut considérer que cette scission générationnelle est née avec le concept de digital natives, énoncé par le psychologue américain Marc Prensky en 2001 et qui a connu une incroyable postérité (Prensky, 2001).

9Le génie de cette proposition, c’est à la fois sa simplicité et son manichéisme. Marc Prensky partait du principe que par rapport aux adultes, les jeunes sont bien plus à l’aise dans les environnements numériques, eu égard à une rupture cognitive. Ayant grandi dans un environnement technologique englobant, ils seraient acculturés, et de ce fait naturellement à l’aise avec les technologies, intuitivement experts dans l’utilisation de celles-ci. En conférence, Marc Prensky [5] tient un propos incroyablement millénariste et « clivant », sous le couvert de l’humour. En substance, un nouveau monde émerge, et les « ronchons » que sont les aînés en ralentissent l’émergence par leurs peurs et leurs résistances ; l’argumentaire actualise implicitement le principe des trois fractures, numérique, générationnelle et cognitive…

10En fait, Marc Prensky (à l’instar de Michel Serres) est un penseur reconnu et médiatique qui remet au goût du jour des choses dites depuis longtemps, puisque les révolutions qu’il « découvre » sont en fait « mcluhaniennes ». Et pour cause, ces bouleversements comportementaux in (tro) duits par les médias ont été décrits dès les années 1960 par Marshall McLuhan, qui expliquait en substance (en reprenant H. Innis) que nous façonnons des outils qui à leur tour façonnent notre esprit.

11Tous les essayistes promoteurs des locutions qualifiant cette jeunesse hyperconnectée considèrent que l’interface met en scène un outil numérique (sui generi mirifique et paré de toutes les vertus pédagogiques) et un enfant ou un adolescent (forcément attentif, ouvert, ayant des prédispositions innées à se cultiver et à agir sur le monde « au doigt et à l’œil » grâce aux outils tactiles, cf. la Poucette). On est là face à l’idéalisation de situations ne résistant pas à des mises en contexte réalistes, avec au passage l’illustration de ce que le déterminisme technique peut avoir de plus caricatural.

12Car en quoi la « génération Y » se distingue-t-elle des autres ? Les bases méthodologiques sur lesquelles s’appuient les études disponibles… paraissent globalement peu fiables : dans nombre de cas, il s’agit d’étudiants universitaires généralement attachés à l’institution d’origine de l’auteur de la recherche. On devine aisément le biais que présente ce type d’échantillon survalorisant le capital économique, social et culturel des jeunes étudiés… On ne s’étonnera donc pas qu’un tel manque de rigueur méthodologique conduise à des résultats peu stabilisés. Toutefois, avec la multiplication des discours plus ou moins prophétiques sur l’avènement de la « génération Y », il devient possible de rassembler en un tableau « pur » les tendances exprimées par cette littérature normative et professionnelle, à la manière d’un type idéal wébérien (Pichault et Pleyers, 2010). Invariablement, ces jeunes sont « hyperconnectés », bien sûr, mais ils seraient aussi « agiles », « impatients », « multitâches [6] », « technophiles », « intuitifs »… La vraie révolution réside à notre sens dans le fait qu’ils soient autonomes dans les apprentissages numériques et que la totalité de leurs compétences s’acquière seuls ; ce qui impose, on peut le comprendre, une « blessure narcissique » aux institutions de transmission, école et famille, sur ce point précis en tout cas.

13Mais qu’en est-il de l’environnement socioculturel de ces digital natives ? De l’accompagnement et des stratégies des adultes, si on ne considère pas de prime abord que ceux-ci doivent être mis au rebut [7], comme les essayistes les plus radicaux le suggèrent ? Ils sont minorés voire occultés par les tenants du « dogme Y », qui pensent le rapport générationnel en termes d’opposition, d’impossibilité à dialoguer.

14On a compris que « les adolescents grandissent désormais dans un monde où le numérique est omniprésent. Que l’on parle de “digital natives”, de “génération Y” (Dagnaud, 2011) ou de “troisième âge médiatique” (Donnat, 2009), les terminologies, des plus discutables aux plus heuristiques, disent toutes cette centralité du numérique dans les rapports des jeunes générations à la culture » (Mercklé et Octobre, 2012).

15Cependant, l’appropriation supposée innée des nouvelles technologies par les jeunes est une question qui ne peut pas être naturalisée, étant entendu qu’elle doit de plus être affinée par des questions de genres et de « blocs d’âges scolaires » (collège, lycée), les pratiques se diversifiant à mesure qu’on grandit. Toutes les enquêtes s’accordent sur la pétition de principe selon laquelle cette génération est effectivement « hyperconnectée », ou encore que différentes activités (relationnelles, fonctionnelles, ludiques, etc.) alternent au fil de la journée et au gré des envies ou sollicitations. Mais c’est une évidence de rappeler qu’être connecté dès le plus jeune âge ne garantit pas une utilisation optimale des techniques, dès qu’on évoque des problématiques culturelles ou les questions pédagogiques, pas plus que l’hyperconnexion ne dote d’un regard critique sur leurs utilisations. Beaucoup de jeunes se contentent de consommer les services Internet tels qu’ils leur sont proposés par l’industrie, avec assez peu de recul sur les implications juridiques, par exemple, de ce qui se poste en ligne. En clair, on revient à la question de l’environnement socioculturel de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC). Or, celui-ci joue un rôle, une fois dépassées les pratiques générationnelles partagées par le plus grand nombre.

Des disparités socioculturelles avérées quand on parle « TIC et ados »

16Dès qu’on évoque la question des usages adolescents des TIC, la problématique pédagogique apparaît assez vite, au regard des enjeux scolaires pour parents et éducateurs. Une masse conséquente de travaux (essais, ouvrages, rapports, expertises, etc.) a été produite sur la triangulation « jeunes/nouvelles technologies/éducation ». Depuis une trentaine d’années, tous les présidents de la République et tous les ministres de l’Éducation nationale ont voulu voir dans le numérique une panacée pédagogique [8], et tous ont promu le « tout-numérique éducatif ». Mais derrière les déclarations d’intention, demeurent les problèmes découlant d’une appréhension beaucoup trop généraliste des enjeux du numérique.

17Et on retombe sur des enjeux sociologiques, une fois évacués le lyrisme obligé et un égalitarisme de bon aloi. Car qui peut penser sérieusement qu’Internet et les TIC cultiveraient les jeunes de manière « mécanique » et indistincte, sans prendre en considération les contextes d’utilisation, l’accompagnement, les médiations humaines à l’œuvre autour des usages, et pas seulement les procédures techniques ? Utopie ou courte vue que ce genre de croyances ne résistant pas à l’épreuve des faits. Et si les TIC peuvent virtuellement mettre à disposition des contenus culturels incommensurables, elles ne prodiguent ni formation intellectuelle ni sens critique ; ceci est du ressort des éducateurs. Or, « l’éducation ne consiste pas à transmettre des informations ou des idées, mais à fournir la formation nécessaire pour faire bon usage de ces dernières. Loin de perdre son utilité, cette formation devient plus nécessaire à mesure que l’information s’éloigne des librairies pour inonder les ordinateurs et les appareils mobiles [9] ».

18On peut invoquer ici le knowledge gap, concept de sociologie des médias à forte portée heuristique. Celui-ci expliquait canoniquement que chacun regarde et « utilise » la télévision depuis un environnement donné, et en fonction de compétences et même de stratégies. À ce titre, la télévision peut abêtir ou cultiver, selon les programmes choisis. A fortiori, l’axiome est applicable à Internet et aux TIC. Oui, les groupes de chercheurs et les communautés savantes tirent les bénéfices de la nouvelle économie du savoir, globalisée et numérisée. Mais ceci n’est pas le lot de tous. Les encyclopédies numériques possèdent d’infinies potentialités, mais elles touchent des limites qui sont socioculturelles, avant d’être techniques ou économiques. Et les TIC, loin de réduire les inégalités dans l’accès à la culture, ne font en fait que les renforcer. Car les personnes – et déjà les parents – ayant des dispositions et des stratégies pour se donner les moyens d’utiliser les TIC au mieux optimiseront leurs usages numériques, « prenant de l’avance » (et permettant à leurs enfants d’en prendre) par rapport à tous ceux qui sont « livrés à eux-mêmes » en ligne. Cette réalité est sociologique : il faut des dispositions pour aller chercher les poètes grecs ou les humanistes de la Renaissance sur Internet, si tant est que cette quête-ci s’avère louable, mobilisant une certaine idée de la culture, celle des Humanités. Sans cet élan et cette initiation, inculqués et impulsés par un environnement familial porteur de dispositions et de stratégies, on a très peu de chances d’y aller, même s’ils sont accessibles, « n’encombrant plus le cerveau alors disponible pour l’intuition créative » (dixit Michel Serres). De manière moins lyrique mais plus réaliste, l’apprentissage puis la pratique raisonnée de la « dialectique numérique [10] » passent invariablement par la médiation avec des adultes, éducateurs ou parents, et déjà par une « imprégnation » socioculturelle, offerte par le milieu. Cet « éclectisme » numérique des adolescents des milieux favorisés est encore renforcé par leur plus grande familiarité avec Internet. Là encore, la comparaison avec la dynamique de la massification scolaire est éclairante : avec la généralisation de l’ordinateur domestique, le terrain de jeu de la distinction numérique s’est déplacé vers la maîtrise des NTIC, des usages connectés de l’ordinateur. Et à 17 ans, alors que les équipements et les fréquences d’utilisation ont largement convergé, les usages connectés restent encore significativement plus fréquents chez les adolescents de milieux favorisés : ils sont toujours plus nombreux que les enfants d’ouvriers à utiliser la messagerie électronique et faire des recherches sur Internet, mais aussi à écouter de la musique, regarder des vidéos et pratiquer le téléchargement. Tout se passe comme si les adolescents de milieux favorisés faisaient ainsi preuve, dans ces différents domaines, d’une familiarité avec les nouveaux usages numériques qui a sûrement à voir avec l’ancienneté de l’utilisation de l’ordinateur, et qui est probablement aussi l’expression d’une compétence transversale assimilable à ce qu’en anglais on appelle la « digital literacy »… et que les Québécois traduisent par « littératie numérique » (Mercklé et Octobre, 2012).

19Les « ravis de la crèche numérique » (l’expression, osée, est de Dominique Wolton) raisonnent à partir de sophismes transformés en vulgate, dès qu’on évoque des problématiques pédagogiques. Celle-ci consiste à penser d’abord que les « jeunes » ont une soif de savoir et de connaissance innée, spontanée et irrépressible. Ensuite, qu’Internet serait l’outil ad hoc pour accéder de manière gratuite, directe et instantanée à cette connaissance ; et donc, les promoteurs de cette idéologie (car c’en est une) pensent que mécaniquement, Internet cultive (au sens classique) des millions de jeunes. Les TIC ne sont pas des deus ex machina dispensant culture et savoir à tous vents comme la semeuse de Larousse. En clair, une utilisation pédagogico-culturelle optimale des TIC s’insère dans un environnement qui accompagne, explicite, traduit et initie. Et cette utilisation est souvent corrélée aux stratégies des adultes entourant l’enfant et à des logiques socioculturelles, quelles que soient par ailleurs les compétences informatiques des parents, qui accompagnent les utilisations d’Internet et des TIC. Loin d’aplanir les différences socioculturelles, les TIC les renforcent à maints égards. D’où le rôle de l’école et des médiateurs, quoi qu’en disent les adeptes des désintermédiations heureuses ; et retour, ici, à un déterminisme social de bon aloi.

20L’Éducation nationale a son mot à dire, elle qui a fait du numérique l’une des huit compétences-clés à acquérir durant la scolarité. Bien sûr, des plans ont été mis en place, et des dispositifs existent : espaces numériques de travail, centres de ressources partagées, relayés par des initiatives pédagogiques personnelles, validation par l’intermédiaire d’examens spécifiques comme le brevet Informatique et Internet (B2I) et le certificat Informatique et Internet (C2I), qui tentent de rationaliser et de normaliser, au sens éducatif et juridique du terme, l’utilisation d’Internet par les jeunes, d’initier les uns, d’accompagner les autres sur la voie des bons usages et des bonnes façons de faire. Ces intentions sont louables, et maintes actions sont probantes, par exemple « Internet sans crainte [11] » ou les initiatives de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, « Le coin juniors [12] », etc. Cependant, la très grande partie du « temps-écran » des ados n’est pas encadrée mais en « interface solo ». Là est bien la « blessure narcissique » des institutions de transmission que sont l’école et la famille : elles se trouvent dépossédées d’un pouvoir, d’un privilège et d’un contrôle historiquement exercés par elles.

21Restent des initiatives individuelles et pragmatiques, qui gagneraient à être systématisées. Retour là à la « dialectique numérique ». Si la dialectique est, depuis l’Antiquité, l’art de bien penser, cette « dialectique numérique » (la locution est de l’auteur de ces lignes) consiste à utiliser les TIC et Internet de manière optimale à des fins pédagogiques et culturelles. Maîtriser la « dialectique numérique », cela revient à avoir le réflexe, au début d’une recherche en ligne, de vérifier les sources (origine et nature du site), de hiérarchiser les données trouvées en ligne, mais aussi problématiser le sujet… Ceci s’inscrit plus largement dans une réflexion critique dont on peut difficilement faire l’économie à l’ère de la grande migration des contenus culturels vers les univers numériques. Bref, cela revient à savoir s’orienter d’abord, puis à trier à bon escient. Si l’on considère que ces précautions et que ces qualités ne sont pas « naturelles » chez les jeunes, l’inculcation de ces règles revient aux adultes – pour peu qu’ils soient eux-mêmes sensibilisés à tout cela.

22En clair, par-delà la massification des taux d’équipements en TIC – qui n’uniformise en rien les usages culturels des réseaux –, il y a des distinctions très marquées dans les modalités d’appropriation et dans les utilisations culturelles et scolaires de ces TIC. Vouloir ignorer cette dimension sociologique explicitement bourdieusienne conduit immanquablement dans une impasse, au nom de la généra(lisa)tion des digital natives. Ou cela amène à dessiner les contours simplistes d’un archétype, caricaturant des réalités bien plus complexes ; et les « Y », en l’état, relèvent d’une généralisation hâtive, par simplification de langage journalistique et fascination médiatique pour une génération parée de vertus numériques et de pouvoirs informatiques que manifestement elle n’a pas [13].

23On peut affirmer que la génération « Y », sui generi, constitue un mythe. Car tous les enfants nés dans une société colonisée par les TIC ne possèdent pas les mêmes aptitudes initiales. « Tous les jeunes ne sont pas des digital natives. Certes, il existe chez eux un attrait global pour les nouvelles technologies, mais cela ne signifie pas que tous maîtrisent parfaitement ces outils. » (Le Deuff, 2008) Donc les digital natives n’existent pas, si l’on signifie par cette expression qu’une génération dotée d’un cerveau « différent » serait capable de réaliser des choses impossibles pour leurs aînés par la seule grâce du contact quotidien avec des TIC. « De façon générale, puisqu’ils cumulent désormais les usages connectés et les usages non connectés de l’ordinateur, les adolescents des milieux favorisés apparaissent du coup comme faisant preuve, en matière de pratiques numériques aussi, d’une propension plus forte que les adolescents des milieux populaires à cet “éclectisme” que la sociologie de la culture regarde depuis une vingtaine d’années comme la nouvelle marque de fabrique de la “distinction”. Au total, il n’est donc pas possible de désigner la cohorte des adolescents des années 2000 comme la première génération de “digital natives” sans commettre un abus de langage. » (Mercklé et Octobre, 2012).

24De la « prophétie auto-réalisatrice » à « l’effet Pygmalion », bien des concepts pourraient être canoniquement convoqués pour expliquer les effets « magiques » entourant la perception qu’ont les adultes des aptitudes de ces « jeunes ». Et l’effet de fascination (orchestré par les médias) que subissent les parents (dans des postures, pour nombre d’entre eux, d’émerveillement et de « résignation intégrée » devant cette jeunesse hyperconnectée) n’est pas la moindre des causes expliquant la génération spontanée des « Y ». En réalité, seuls existent des jeunes connectés, voire très connectés, qui utilisent tantôt les TIC pour des passions générationnelles (réseautage, visionnage de vidéos, jeux en ligne, etc.) dont ils n’ont d’ailleurs pas l’exclusivité, soit pour des finalités (culturelles, documentaires, pédagogiques, etc.) induites par un environnement. Mais ce concept de digital natives, son succès (médiatique) et le fait qu’il se soit imposé comme une évidence semblent révélateurs de l’importance donnée aux technologies dans nos sociétés, et aux vertus magiques qu’on leur prête hâtivement. Si elles y jouent un rôle majeur, elles ne nous définissent pas, ni ne permettent de distinguer les générations entre elles.

25À ce titre,

26

les nouvelles technologies ne constituent pas en elles-mêmes une réponse aux inégalités culturelles ; bien au contraire, elles excluent de l’accès à la culture et à la connaissance tous ceux dont la fermeté intellectuelle est insuffisante. Elles nous imposent donc une ambition démocratique plus haute qu’auparavant, car elles condamneront les citoyens les moins formés aux pires préjugés, aux erreurs les plus graves, aux relations les plus chaotiques. Tandis que les autres – l’élite plus avertie qui sait distinguer le bon grain de l’ivraie – renforceront encore plus leur statut de « nantis du savoir ».
(Bentolila, 2014)

Notes

  • [1]
    Cette lettre représenterait de manière imagée la forme des écouteurs dont sont bardés en quasi-permanence ces « jeunes », nés à la fin du siècle dernier et désormais adultes.
  • [2]
    Ou « natifs du numérique », qui s’opposeraient aux adultes, « immigrants du numérique ».
  • [3]
    Cf. « Digital natives : génération agile », Le Point, 14 nov. 2016. En ligne sur : <www.lepoint.fr/deloitte-ils-font-la-revolution-4-0/digital-natives-generation-agile-14-11-2016-2083012_3210.php>, consulté le 19/05/2017.
  • [4]
    Ce qui recouvre génériquement les pré-ados, les ados et les post-ados, donc entre 11 ans et 21 ans environ.
  • [5]
    Colloque « Enfants mutants », Paris, Cité de la science, octobre 2013, avec Serge Tisseron, Boris Cyrulnik, Marc Prensky, Sylvain Missonier, Philippe Breton, Pascal Lardellier, etc.
  • [6]
    Cf. sur ce point, Amato et Boutin, 2015. Ce court texte tord le cou à cet autre mythe, celui de jeunes naturellement multitâches, études à l’appui.
  • [7]
    Ce dont le temps qui passe se chargera de guerre lasse.
  • [8]
    Dans Le Numérique éducatif, Daniel Moatti (2010) dresse un tableau saisissant de l’imaginaire techniciste de l’Éducation nationale, décrivant un véritable messianisme technologique qui s’exprime dans discours officiels, allocutions, circulaires, etc. Parlant « panacée pédagogique », on discerne sans mal les enjeux économiques sous-jacents à la généralisation des Mooc par exemple.
  • [9]
    Pamela Hieronymi, citée par Morozov, 2014.
  • [10]
    « Dialectique numérique », ou art de bien penser à l’ère d’Internet ; ensemble des méthodes de recherche d’informations, de pondération, de hiérarchisation et de sélection de celles-ci, en vue, par exemple, de réaliser un exposé qui évite le « copiercoller » massif. Cf. Lardellier, 2016a.
  • [11]
  • [12]
  • [13]
    Jean-Noël Lafargue, interviewé par Astrid Girardeau, « Les jeunes ne sont plus intéressés par l’ordi-outil », Libération, 10 mars 2010.
Français

Les « concepts » de « digital natives » et de « génération Y » sont des locutions relevant d’évidences médiatiques, utilisés communément sans jamais être critiqués. Cet article s’attache à interroger ces notions, en les replaçant dans une double perspective historique et sociologique. L’épreuve des faits amène à relativiser l’euphorie dont elles sont pétries, des disparités socio-économiques et socioculturelles requalifiant la prétendue ingéniosité technologique des jeunes générations. L’auteur souligne le rôle fondamental des médiateurs, dans l’utilisation pédagogique et culturelle des TIC par les jeunes.

Mots-clés

  • « Y »
  • « digital natives »
  • TIC
  • Internet
  • adolescence
  • sociologie des usages
  • pratiques culturelles

Références bibliographiques

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Pascal Lardellier
Pascal Lardellier est professeur à l’université de Bourgogne-Franche Comté, Cimeos (Dijon) et Propedia, groupe IGS, Paris. Sur le thème de ce numéro, il a publié Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados (Fayard, 2006) et Génération 3.0. Enfants et ados à l’ère des cultures numérisées (EMS, 2016).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0151
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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