CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les Massive Open Online Courses (Mooc) arrivent sur le marché de l’enseignement dans un contexte particulièrement propice à leur réussite, tant en termes technologiques que sur le plan culturel, économique et politique. D’abord parce que sous la poussée du néolibéralisme ambiant, les États s’efforcent de faire des économies sur l’une de leurs prérogatives et l’un des premiers postes de dépenses : l’éducation scolaire de la jeunesse. Mais plus que cela ; dans le contexte actuel de l’hypermodernité, caractérisé par l’atomisation des cultures et des collectifs au profit de l’hypertrophie de l’individu et de la compétition de tous avec tous, les parents sont prêts à tout pour assurer la réussite scolaire de leurs enfants. Dans ce contexte, l’école est moins considérée comme le lieu d’éducation collective aux savoirs nécessaires à la vie quotidienne, sociale, professionnelle et citoyenne ; elle devient le premier terrain de compétition où les enfants tendent à être considérés comme des sportifs de haut niveau, engagés dans une course interminable, de plus en plus sélective, pour espérer gagner les meilleures places d’autant, plus convoitées qu’elles sont moins nombreuses et moins assurées. Une nouvelle valeur abstraite et universelle, « l’excellence », censée rassembler dans une saine émulation les élites mondialisées, s’impose depuis les premiers niveaux de l’école primaire jusqu’à la fin des études. Qu’ils soient pour ou contre, de droite ou de gauche, riches ou pauvres, parents et élèves sont prêts à tous les sacrifices, à tous les renoncements philosophiques ou idéologiques et usent de toutes les stratégies possibles pour donner à leurs enfants les meilleures possibilités de réussite. Les plus aisés s’efforcent de regrouper leur progéniture dans les meilleurs établissements publics ou privés des beaux quartiers, financent des cours de rattrapage, du coaching, l’insertion dans des écuries de prépa et des séjours linguistiques à l’étranger, etc. Les autres n’ont guère d’autre choix que de miser sur la technologie pour espérer rattraper leur retard et rester dans le jeu. Les Mooc arrivent à point nommé : ils promettent à moindre coût l’accès à tous les savoirs du monde, aux meilleurs enseignants et aux pédagogies les plus innovantes, imaginées à l’ombre des lycées et des universités les plus réputées. C’est en tout cas ce qu’annoncent pédagogues, investisseurs et politiques technophiles qui leur attribuent toutes les vertus. Mais quelle est leur spécificité ? En quoi les Mooc se distinguent-ils des innovations pédago-technologiques antérieures ? Ont-ils quelques chances de tenir leurs promesses ? Enfin, peuvent-ils espérer survivre à l’engouement que leur confère actuellement la nouveauté, et vers quoi l’environnement technologique et social les amène-t-il à évoluer ?

Les Mooc, quelques grandes caractéristiques

2Le principe de la formation à distance n’est pas nouveau. Les Anglais l’avaient développé dès la fin du xixe siècle pour les enfants des administrateurs et des militaires dispersés aux quatre coins de l’empire, en s’appuyant sur les progrès du premier grand dispositif public de circulation planétaire de l’information qu’était alors la poste (Orivel et Orivel, 2006). Le principe de cours par correspondance était jusque-là resté circonscrit aux devoirs d’été et aux élèves empêchés de suivre pour une raison ou une autre l’enseignement traditionnel donné en présentiel dans les collèges et les lycées ; l’essor et l’instantanéité des réseaux numériques, la digitalisation des connaissances, l’interactivité ne pouvaient que lui donner un nouveau souffle, jusqu’à imaginer son extension à tous les cursus de formation pour les compléter ou les remplacer.

3Là comme dans bien d’autres domaines d’innovation, la tentative pour imposer un acronyme français Clom (cours en ligne ouverts et massifs) a échoué ; les acteurs concernés – universités, écoles, apprenants, médias, monde politique – lui préfèrent celui de Mooc. Il désigne le dispositif pédagogique censé assurer tout ou partie d’un enseignement à distance. Le principe de fonctionnement est relativement simple dans sa définition : il s’agit de proposer des cours en ligne de qualité, gratuits pour les apprenants, conçus par les meilleurs pédagogues, assurés par des intervenants premium, ouverts au plus grand nombre et dégagés de contraintes de lieu et de temps. Bref, les Mooc surfent sur les potentialités par lesquelles les nouvelles technologies de l’information s’imposent à nous quand elles offrent à tous (ou presque) la possibilité de n’avoir plus à synchroniser son existence sur celle des autres, d’accéder personnellement, quand je veux et où je veux, à une offre de services et produits culturels extrêmement diversifiée et gratuite (ou presque) pour les utilisateurs. En effet, les coûts de duplication sont très faibles ; quant à ceux de la réalisation, si sophistiquée soit-elle, ils se répartissent sur une multitude d’utilisateurs et peuvent être aisément pris en charge par la publicité, les collectivités publiques, des fondations ou encore par le financement « premium » de consommateurs privilégiés aguichés par la gratuité, mais finalement contraints de payer pour avoir accès à l’ensemble du dispositif.

4Prosaïquement, deux types de Mooc prédominent et coexistent actuellement sur le marché.

5Un premier modèle, dit « de type x », revêt la forme la plus classique de l’enseignement, puisqu’il s’agit d’une simple délocalisation numérique d’un cours traditionnel, à savoir un professeur face à une multitude d’apprenants par écrans interposés. La diffusion des connaissances y est verticale, top down, au même titre qu’un cours de type magistral dit IRL (pour in real life[1]). L’échange et l’interactivité y sont largement limités, pour ne pas dire inexistants. Au mieux des forums de discussion offrent aux élèves de partager leurs questions et leurs impressions, tandis que des questionnaires en ligne, des quiz permettent aux auditeurs d’évaluer leur progression. Ce modèle de Mooc est sanctionné par un certificat de réussite (généralement payant) délivré par l’institution hébergeant le cours, mais non harmonisé et surtout non reconnu à ce jour par les instances académiques car s’il est possible d’évaluer la télé-présence effective d’un apprenant derrière son écran d’ordinateur durant toute la durée du cours, il est encore impossible de vérifier qu’il s’agit bien du candidat à la diplomation. En définitive, le principe fonctionne à peu près bien pour des cours d’initiation sur des thématiques de culture générale ; rien de fondamental, mais un plus que les élèves pourront ajouter à leur CV, comme témoignage de leur ouverture d’esprit et de leur capacité à se saisir des nouveautés ; un petit plus qui fera peut-être la différence, mais seulement à l’issue des procédures de sélection. Le fait est que si des milliers, voire des centaines de milliers d’apprenants se sont inscrits aux premiers Mooc développés par les grandes universités nord-américaines (Harvard, Massachusetts Institute of Technology, San José, etc.), le taux de complétion, c’est-à-dire le pourcentage d’apprenants suivant fidèlement l’ensemble du cours, est relativement faible, de l’ordre de 5 à 10 % comme le supposent les différentes études menées sur le sujet [2].

6À l’opposé de cette démarche jugée parfois réductrice, voire frustrante, les Mooc « de type c », pour connectivistes, s’inspirent précisément d’une pédagogique qui privilégie les relations et le partage des compétences entre apprenants, avec éventuellement la médiation d’un enseignant. Le dispositif est accompagné de forums de discussion animés le professeur et alimentés par les différents apprenants. À partir de là, on observe une multitude de formules hybrides plus ou moins ouvertes et gratuites visant à développer les interactions, jusqu’à former des classes virtuelles ou à dynamiser la pédagogie de classes réelles. De nombreux Mooc [3] s’adressent ainsi directement aux professeurs des écoles (cycle 1) et aux enseignants du second cycle, afin de leur proposer par exemple des cours en ligne centrés sur l’innovation pédagogique par l’utilisation des technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (Tice), du numérique au service des mathématiques à l’art de maîtriser sa voix et sa gestuelle en situation d’apprentissage face à un public jeune.

7Les expériences les plus probantes consistent en l’organisation de cours donnés dans de vraies salles, de taille normale, sur la base d’un programme classique, mais dont la pédagogie est adossée à des Mooc de type X, complétée éventuellement par d’autres supports en open source OER (open educational ressources ; en français, « ressources éducatives libres ») disponibles en ligne. Les chantres de ces dispositifs annoncent une pédagogie révolutionnaire « inversée » ; les élèves regardent le cours en ligne chez eux, puis font leurs devoirs en classe. Les enseignants leur demandent de visionner les vidéos chez eux, de sorte qu’ils peuvent ensuite utiliser le temps passé en classe à répondre aux questions des étudiants, à évaluer ce qu’ils ont assimilé ou non, puis à travailler avec eux sur différents projets [4]. Débarrassés du besoin de préparer et de faire des cours magistraux, les enseignants peuvent se concentrer sur le reste : la discussion, les conseils, l’aide personnalisée. Mais le dispositif lui-même, au-delà de l’enthousiasme de ceux qui le mettent en œuvre, est-il vraiment révolutionnaire ? Les vidéos en ligne, si courtes, ciblées et bien conçues soient-elles, sont-elles vraiment plus performantes que ne le sont les manuels, eux-mêmes de mieux en mieux conçus et illustrés ? En effet, la lecture d’une page reste plus rapide et plus facilement adaptable aux capacités cognitives et aux besoins précis de l’apprenant que ne l’est une vidéo si fluide, si séquencée et maniable soit-elle. D’abord parce que la lecture silencieuse d’un texte est de trois à cinq fois plus rapide que ne l’est la lecture à haute voix ou, ce qui revient au même, l’écoute du discours d’un enseignant enregistré sur une vidéo. Face à un document écrit, le lecteur embrasse la page du regard. Il peut s’y promener bien plus aisément que dans une vidéo ; il peut s’arrêter sur une partie du texte, une image, un tableau, le lire et le relire pour le décoder ou le mémoriser. De même, le principe de dispositif pédagogique inversé n’est pas non plus vraiment nouveau : bien des enseignants l’appliquent depuis longtemps quand ils demandent aux élèves de lire chez eux des parties de cours ou des textes fondamentaux qui sont ensuite commentés et discutés en séminaires ou en petits groupes de travaux dirigés.

Les Spoc et leurs dérivés

8La tendance connectiviste a conduit à l’émergence de ce que l’on appelle maintenant les Spoc, pour small private online classes (petits cours privés en ligne). Ceux-ci sont généralement payants, se fixent des objectifs d’apprentissage plus précis, plus limités en petits groupes fermés, de la taille d’une classe, de façon à offrir un suivi plus personnalisé par des tuteurs avec parfois même des regroupements en présentiel (blended learning). La valeur ajoutée du Spoc par rapport au Mooc se situe précisément à ce niveau-là, celui d’une limitation du nombre de participants afin de rendre plus qualitative la nature de leurs échanges. Leurs objectifs sont clairement affichés ; aux lycéens ils offrent des cours de rattrapage, des méthodes d’organisation et de prise de notes, les enseignants peuvent les utiliser pour garder le contact avec leurs élèves, développer des forums, mettre en ligne des documents partagés et collaboratifs. De grandes écoles de commerce privées ont créé récemment des Spoc à l’attention des élèves de Terminale pour leur permettre d’élaborer leur projet professionnel, de mieux choisir leurs études supérieures et de préparer les concours de sélection. On a du mal à imaginer qu’elles le fassent seulement par altruisme et non pour orienter les meilleurs élèves vers elles.

9Les experts de ces questions misent sur une transformation inéluctable de la configuration actuelle des Mooc pour offrir des services pédagogiques toujours plus segmentés et mieux adaptés à des publics plus ciblés encore, pour profiter du meilleur de la pédagogie à distance et l’accompagnement « présentiel » avec notamment la mise en place d’un suivi. Ainsi, certains parlent désormais de « micro-modules » (Mimo), dont la définition pourrait être la suivante : des « mini-Mooc » d’une durée équivalente à 20 minutes, afin de ne pas alourdir la formule d’apprentissage tout en conservant son dynamisme ainsi que sa pertinence au niveau des informations et des contenus transmis. Toutefois, comme l’ont fait remarquer certains auteurs (Ledru, 2002), le taux d’abandon des formations ouvertes et/ou à distance (FOAD) reste particulièrement élevé, autour de « 30 % » (Dussarps, 2015).

10À terme, on observe même une forme « d’ubérisation » de l’enseignement. En effet, des plates-formes de services Internet proposent à tout un chacun de devenir formateur en l’aidant à concevoir sa propre offre de cours, puis, contre rétribution, d’héberger, de mettre en ligne et de commercialiser les modules de formation. Ainsi, il existe déjà une offre de cours pointue et diversifiée, par exemple d’initiation à la photo ou à la vidéo, aux technologies 3D, à l’usage de logiciels sophistiqués d’architecture, de mise en page ou de montage de film, etc. On peut imaginer ainsi que très bientôt, une multitude d’auto-entrepreneurs s’efforceront de constituer et de commercialiser par le relais de grandes plates-formes et des moteurs de recherche, une offre de formation atomisée, culturelle ou pragmatique, conçue à partir de leur propre expérience, de savoirs acquis ici et là, en fonction d’opportunités ou de leur histoire personnelle [5].

11En définitive, entre les Mooc originaux, gratuits ouverts et massifs et les Spoc privés payants réservés à des groupes d’apprenants, en classe réelles et/ou virtuelles, on observe une multitude d’hybridations possibles qui utilisent chacune à leur façon les potentialités nouvelles offertes par les technologies de l’information et de la communication (TIC), en complément plus qu’en remplacement des dispositifs pédagogiques antérieurs. Et cela se fait dans un contexte général d’exacerbation de la compétition et d’atomisation des savoirs, sans que pour autant il ne soit véritablement question de révolution pédagogique, et encore moins de révolution dans les possibilités d’accès aux savoirs, susceptibles de transformer l’état des stratifications sociales.

Innovation et pédagogie : la problématique du temps

12Le courant technophile véhicule un discours d’accompagnement élogieux de l’enseignement distancié, mais dont les principaux arguments sont toujours d’ordre technologique et/ou économique (Oliveri, 2016). La pertinence pédagogique arrive généralement ultérieurement, dans l’énumération des avantages proposés par ce système d’enseignement. Il est alors question de « supports de diffusion enfin performants » (Bourcieu et Léon, 2013), d’un « changement de culture » (Ibid.) ou d’un « public plus réceptif » (Ibid.). L’argument économique est un axe de communication privilégié pour valoriser les Mooc auprès des collectivités soucieuses de réduire leurs dépenses, mais aussi auprès d’un public en attente de solutions techniciennes gratuites ou à faible coût. En l’état, l’idée selon laquelle les Mooc se multiplieraient inexorablement et représenteraient de manière quasi inéluctable le futur de l’enseignement est diffusée dans l’opinion publique, via une sphère médiatique bienveillante. Or, ce n’est pas le cas, et si effectivement des dizaines de Mooc voient le jour chaque semaine à travers le monde, ils ne représentent qu’une partie infinitésimale de l’offre par rapport à la formation classique.

13Comme une multitude d’innovations techniques avant eux, les Mooc s’inscrivent dans des temporalités différentes de celles du terrain social qui les accueille ; il est probable qu’ils ne se développeront pas comme le prévoient les protagonistes. Pierre Musso, en proposant une relecture des « trois temps de l’innovation sociale » de Victor Scardigli (Scardigli, 1992), indique que :

14

le premier est encombré d’images, de discours et de promesses : c’est le temps des annonces prophétiques qui précèdent et accompagnent l’insertion et l’expérimentation de l’innovation technologique dans le corps social. Le deuxième temps, celui de la diffusion de l’innovation, voit se développer les premiers usages, l’entrée en scène des médiateurs et des prescripteurs. À l’enthousiasme éventuel pour une nouvelle technologie, fait souvent suite une phase de désillusion. Enfin, le troisième temps, celui de l’appropriation socio-culturelle de l’innovation, est celui où les usages de la technique se stabilisent ; alors se produit un mouvement d’acculturation, voire de naturalisation de la technique.
(Musso, 2009)

15Et cela se vérifie aussi pour la plupart des innovations pédagogiques, d’autant plus quand elles mettent en œuvre de nouvelles technologies. Au départ, elles mobilisent les acteurs les plus motivés – ici les enseignants curieux, intéressés par tout ce qui peut leur permettre d’améliorer leurs méthodes. Quand il ne s’agit pas seulement d’hyper-technophiles plus fascinés par la nouveauté que par l’approfondissement de ses usages, ils intègrent les technologies dans leurs pratiques pédagogiques, inventent, coopèrent, mobilisent des ressources, intéressent les élèves les plus motivés, si bien que forcément cela fonctionne. Les résultats sont probants, autant pour ce que les nouvelles technologies permettent que par ce qu’elles rassemblent et mobilisent les meilleurs pédagogues et les meilleurs élèves. La seconde étape, celle de la généralisation, déçoit parce que l’on attendait trop d’elles, qu’elles sont maintenant mises en œuvre par des acteurs moins passionnés par l’innovation et moins doués pour la pédagogie, sinon récalcitrants, en tout cas habitués à des méthodes dont ils pensent qu’elles ont fait leurs preuves et qu’ils ne veulent pas en changer. Avant que dans la troisième étape, les usages ne se stabilisent, ou que l’innovation ne soit phagocytée par l’arrivée d’une nouvelle technologie pédagogique.

16Les Mooc empruntent actuellement ce chemin sinueux. Au-delà des freins pédagogiques, ils ont à lutter contre une appréciation du temps foncièrement différente entre, d’une part, des usagers « lents » et, d’autre part, une technique éminemment « rapide ». Néanmoins, la partie de population ciblée par les Mooc étant « techniquement » réactive, le problème de l’imbrication des deux vitesses se pose peu ou pas. Les usagers actuels sont des individus familiers des univers numériques, plutôt jeunes, habitant dans des pays développés, où la technique croît et se répand de manière exponentielle. Les habitudes de consommation numérique y sont dynamiques, diversifiées, furtives. Par contre, pour une large majorité d’utilisateurs, dont l’appétence pour les TIC est limitée et source de contraintes diverses, la gestion qualitative du « temps d’assimilation » par rapport au « temps d’usage » sera problématique et ne tiendra vraisemblablement pas la promesse du « temps gagné » dans les modalités d’apprentissage.

17Hartmut Rosa a clairement montré les limites inhérentes au déploiement technologique comme facteur de la maîtrise du temps. Il avance ainsi que « le rêve de la modernité, c’est que la technique nous permette d’acquérir de la richesse temporelle. L’idée qui la sous-tend est que l’accélération technique nous permette de faire plus de choses par unité de temps » (Rosa, 2010). Les Mooc portent en eux le projet d’accélérer l’accès aux savoirs. Rosa remarque néanmoins que « la conséquence de cette accélération technologique, c’est qu’on a besoin de moins en moins de temps pour réaliser une tâche, une activité précise. La quantité de ressources temporelles libres croît. Pour faire 10 kilomètres ou recopier un livre ou produire une image, nous avons besoin de beaucoup moins de temps que nos ancêtres » (Ibid.). Et pourtant, ajoute-t-il, paradoxalement, l’inertie, les effets pervers de l’accélération, l’encombrement de nos existences font que nous avons le sentiment de n’avoir plus le temps de rien. Là aussi, à ce jour, les pédagogies numériques n’ont pas su tenir leurs promesses de gain de temps dans les apprentissages comme d’accroissement rapide de compétences chez l’apprenant. Une des raisons est qu’elles n’ont pas le temps de se poser, qu’elles sont déjà dépassées par de nouveaux dispositifs.

18La tendance serait plutôt à la simplification des usages, mais comme les innovations englobent continuellement de nouveaux univers et qu’elles multiplient sans cesse les possibilités, dans la réalité, leur appropriation reste toujours difficile et chronophage pour des usagers réticents ou seulement restés en retrait. La maîtrise des innovations suppose l’immersion prolongée des utilisateurs dans le numérique, conséquence d’une accessibilité infinie aux ressources pédagogiques et leurs nombreux avatars, en même temps qu’elle les enferme dans une recherche perpétuelle d’informations et de nouveautés dont il perd finalement le contrôle et le sens. Quid de tous les autres, de tous ceux que l’innovation pédagogique devait justement raccrocher, réintégrer dans le train du progrès ? Et cette problématique est un peu celle de l’hypermodernité ultralibérale qui annonce le progrès pour tous, alors qu’elle se centre prioritairement sur les aspirations des consommateurs tout à la fois les plus avancés et les plus riches, en leur offrant des innovations toujours plus sophistiquées, aux dépens d’applications conçues pour la grande masse, notamment pour les fractions de population en retrait, les plus pauvres qui en auraient le plus besoin.

19En résumé, si les Mooc sont susceptibles de nous faire gagner du temps grâce à leur diversité, leur accessibilité et leur interactivité et si ces fonctionnalités sont a priori génératrices de dynamisme dans les usages pédagogiques, elles se révèlent chronophages et finalement peu pertinentes pour l’apprenant. Au-delà de ces critiques, toujours discutables, nous retiendrons plus volontiers l’ambivalence de ce nouvel outil pédagogique, dont l’apparition récente stimule largement les imaginaires et les débats qu’ils suscitent « […] ils évoluent, passant par des phases de consensus euphorique ou de grand scepticisme, d’affrontements et de débats, même passionnels, puis ils se stabilisent avec la diffusion de la technique et le développement de ses appropriations. In fine, l’usage de l’objet technique pourra aussi bien être conforme à ce qu’imaginait le concepteur que très différent du fait des détournements ou des ajustements, voire du refus partiel de certaines potentialités offertes par la technique. Un équilibre est progressivement trouvé par itérations successives entre l’objet technique, ses imaginaires et ses usages » (Musso, 2009). Les discours d’accompagnement des Mooc sont donc amenés à évoluer significativement dans les prochaines années, que ce soit pour contribuer à leur légitimation ou à leur disparition, mais probablement sans doute, à leur évolution et à leur adoption en des formes hybrides dont on pressent déjà les grandes lignes d’évolution ainsi que nous l’avons évoqué précédemment.

20Les discours d’accompagnement des Mooc insistent uniquement sur leurs prouesses technologiques, mais occultent ostensiblement les freins politiques et sociaux difficilement contournables qu’ils engendrent. Dans son ouvrage consacré au futur de l’éducation, Edgar Morin aime à rappeler un principe fondamental qui transcende les problématiques éducatives, celle du développement des Mooc comme des autres formes de transmission des savoirs. Il écrit :

21

L’être humain est à la fois physique, biologique, psychique, culturel, social, historique. C’est cette unité complexe de la nature humaine qui est complètement désintégrée dans l’enseignement, à travers les disciplines, et il est devenu impossible d’apprendre ce que signifie être humain. Il faut la restaurer, de façon à ce que chacun, où qu’il soit, prenne connaissance et conscience à la fois de son identité complexe et de son identité commune avec tous les autres humains.
(Morin, 1999)

22La seule question qui vaille finalement serait celle de se demander non pas comment transmettre mais que transmettre, et l’atomisation d’une offre de formation pléthorique n’emprunte malheureusement pas cette voie. C’est d’abord aux enjeux d’une gestion efficace des disparités culturelles, géographiques, politiques, et tout « simplement » humaines qu’il faudra s’attaquer pour encadrer durablement les Mooc et soutenir, ou non, leur développement. Dès lors, des initiatives récentes [6] tendent à renforcer une réelle volonté chez certains acteurs d’inscrire les Mooc dans une démarche visant à les exploiter de manière transversale, partagée et résolument constructive.

Notes

  • [1]
    « IRL », in real life, soit « la vraie vie », par opposition à « IG » pour in game, soit « dans le jeu », sous-entendu « dans le virtuel ». Expression utilisée par les gamers (joueurs de jeux vidéo) notamment, étendue aujourd’hui aux internautes et mobinautes.
  • [2]
    Sur son blog, Matthieu Cisel remet en cause les chiffres avancés par Rémi Bachelet en argumentant sur une base de calcul erronée. Cf. <blog.educpros.fr/matthieu-cisel/2013/06/01/mooc-ce-queles-taux-dabandon-signifient/>, consulté le 31/05/2017.
  • [3]
    « Se former pour l’ICN Informatique et Création Numérique » (Inria), « Enseigner et former avec le numérique en mathématiques » (ENS Cachan), « INSIGNIS » (Université Lyon 1).
  • [4]
    Will Oremus, « Cours en ligne : pour réenchanter la révolution Mooc, passez aux Spoc », Slate, 20 oct. 2013. En ligne sur : <www.slate.fr/story/78916/mooc-cours-internet-spoc>, consulté le 31/05/2017.
  • [5]
    Le lecteur trouvera ci-après quelques intitulés de Mooc à caractère insolite et qui s’éloignent de prérogatives strictement scolaires ou professionnelles : « Hogwarts is here », dédié à l’univers de Harry Potter ou encore « Fantasy, de l’Angleterre victorienne au Trône de fer », consacré au genre littéraire fantasy, notamment par l’étude de la série Game of Thrones. Il est également possible de suivre un Mooc consacré à l’œuvre de Tolkien. Une diversification massive des thématiques traitées par les Mooc est actuellement en cours, avec pour objectif de toucher un public toujours plus large.
  • [6]
    « Éducation aux médias et à l’information à l’ère du numérique » (ENS Cachan), « MOOC médias » (Académie de Besançon), « MOOC DOC & SIC » (ENSFEA, Toulouse).
Français

Historiquement, les technologies pédagogiques sont portées par des discours d’accompagnement technophiles, qui visent à asseoir leur légitimité et le caractère innovant de leurs fonctionnalités auprès des professionnels de l’enseignement et des publics apprenants. Les Mooc n’échappent pas à cette tendance, celle d’une hyper-valorisation de leurs potentialités, dont il convient pourtant de circonscrire les limites, en montrant dans une approche critique, quelle est leur spécificité, en quoi ils se distinguent des innovations pédago-technologiques antérieures. Enfin, les Mooc ont-ils quelques chances de tenir leurs promesses, peuvent-ils espérer survivre à l’engouement que leur confère actuellement la nouveauté, et vers quoi alors l’environnement technologique et social les amène-t-il à évoluer ? Car le véritable enjeu de la transmission des savoirs se situe en premier lieu dans la dimension humaine et complexe de la communication.

Mots-clés

  • imaginaire technique
  • pédagogie numérique
  • Mooc
  • Spoc

Références bibliographiques

  • En ligneBourcieu, S. et Léon, O., « Les MOOC, alliés ou concurrents des business schools ? », L’Expansion Management Review, no 149, 2013, p. 14-24.
  • Dussarps, C., « L’abandon en formation à distance », Distances et médiations des savoirs [en ligne], no 10, 2015. En ligne sur : <dms.revues.org/1039>, consulté le 31/05/2017.
  • En ligneKarsenti, T., « MOOC. Révolution ou simple effet de mode ? », Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, vol. 10, no 2, 2013, p. 6-22.
  • Ledru, M., Le E-learning, projet d’entreprise. Une approche stratégique du processus compétences, Rueil-Malmaison, éditions Liaisons, 2002.
  • Morin, E., Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 1999.
  • Musso, P., Usages et imaginaires des TIC. L’évolution des cultures numériques, Limoges, FYP éditions, 2009.
  • Oliveri, N., Apprendre en ligne. Quel avenir pour le phénomène MOOC ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et Civilisation », 2016.
  • Orivel, F. et Orivel, E., Analyse économique de l’e-learning : quelques pistes de réflexions pour le futur, 22e conférence de la CESE, Grenade, 3-6 juillet 2006.
  • Rosa, H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010.
  • Scardigli, V., Les Sens de la technique, Paris, Presses universitaires de France, 1992.
Nicolas Oliveri
Nicolas Oliveri est docteur en sciences de l’information et de la communication. Enseignant-chercheur au sein du groupe Idrac Business School, ses travaux portent sur la cyberdépendance, les jeux vidéo, l’otakisme japonais, le posthumanisme ou encore les apprentissages numériques.
Paul Rasse
Paul Rasse est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication, université de Nice Sophia-Antipolis, membre de l’université Côte d’Azur. Il a publié une douzaine de livres et de nombreux articles scientifiques en anthropologie de la communication, sur la mondialisation des cultures savantes et populaires, l’éducation et la communication scientifique, la muséologie, la médiation et l’ingénierie culturelle.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0110
Pour citer cet article
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