1Le numérique a fini par envahir toutes les sphères d’activités et de loisirs en un demi-siècle ; l’école et le secteur plus large de l’éducation n’y ont pas échappé. Ainsi, nos sociétés contemporaines s’appuient sur l’omniprésence et la consommation des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour construire une image de modernité, de performativité, d’innovation ou d’adéquation avec les tendances du marché du travail, de la culture et du monde social. Dès les années 1980, l’école s’est engouffrée dans l’informatique pour tous (plan IPT, 1985), disséminant des discours liés à des intérêts économiques à l’ensemble du monde éducatif (équipements, formation des enseignants, associations pédagogiques, etc.). Dans le même temps, l’école – dans son acception la plus générique, de la maternelle à la fin du lycée – est devenue un immense marché de consommation des équipements et applicatifs informatiques, dans lequel même les politiques éducatives restent dépendantes des logiques consuméristes et du marché de l’information, au risque de l’uniformisation de la pensée et de l’hégémonie des pratiques. L’acteur politique et le producteur-développeur visent, à travers l’école, à relancer l’économie et à créer des habitudes de consommation, des pratiques informationnelles types ainsi que des usages conformes aux logiques des marchés. À travers le monde, la mainmise des Gafa(m) [1] sur [2] les marchés de l’éducation, la constitution de groupements internationaux proposant des formations à distance (FAD), la massification de l’enseignement (dont la « MOOCisation » des apprentissages…), les politiques d’évaluation, sont autant d’exemples rendant le positionnement de l’école fragile et dépendant de ces industries de masse sur la connaissance.
2Dans ce numéro de la revue Hermès, centré sur l’éducation, les contributeurs considèrent et interrogent le processus même de formation d’un individu. Deux questions fondamentales en filigrane sont posées : l’éducation peut-elle perdurer sans face à face pédagogique et communication directe entre les individus ? Jusqu’où le numérique peut-il aller pour aider, voire suppléer, le pédagogue ? Nous délimiterons dès lors notre propos aux écoles, aux collèges et lycées. Au quotidien, numérique et éducation s’entremêlent. D’une part, les acteurs de l’éducation doivent faire face à un paradoxe, celui de devoir absolument et rapidement « innover » en ayant recours aux outils et aux dispositifs numériques tout en proposant une approche critique et argumentée des techniques, de l’information et des sources ; d’autre part, les économistes, les politiques et certains entrepreneurs insistent sur la nécessité d’une formation massive et à un haut niveau d’expertise et de qualification des individus au numérique. Enseignants et éducateurs se retrouvent ainsi otages des dogmes pédagogiques et de la fascination pour le numérique. Les logiques et les discours idéologiques ambiants rendent suspecte toute démarche ou activité pédagogique qui ne s’afficherait pas comme innovante et traversée par les outils et les contenus numériques. Les logiques d’employabilité, de performativité et d’adaptabilité, incitent, par le biais des producteurs et développeurs du Web, à transformer les apprentissages en capacité à rejoindre au plus vite les seuls objectifs des marchés.
3Les questions qui ont servi de base à notre réflexion pour développer la problématique de l’installation du numérique dans le monde de l’éducation sont les suivantes : peut-on dire et peut-on considérer encore que les TIC et le numérique inventent et favorisent forcément l’émergence de nouveaux types d’apprentissage ? Permettent-ils d’apprendre différemment, plus efficacement et de mettre davantage en adéquation la sphère scolaire avec le monde social et professionnel ? Par leur intermédiaire, éduque-t-on finalement pour amener les jeunes vers une amélioration des connaissances et une meilleure intégration au monde social et professionnel, ou accroît-on les différences entre les publics malgré le mirage techniciste ? Face à ces situations, peut-on encore imaginer des modèles alternatifs d’accès à la connaissance et à la communication, de nouvelles utopies visant le partage et l’équité entre les citoyens par le biais des TIC et du numérique ? Enfin, alors que l’école, depuis les années 1970, avait intégré progressivement les technologies audiovisuelles ou radiophoniques, tout en apprenant à leur résister, pourquoi, face au numérique, ces dimensions compréhensive et critique semblent-elles devenir secondaires au détriment de la maîtrise et de l’usage optimisé des dispositifs, outils et produits numériques par le biais des approches par compétences et de certifications ? Ces glissements de la compréhension à l’usage, voire la manipulation, réduisent-ils les capacités de chaque élève à penser, analyser, critiquer, comprendre la société et les techniques de l’information ?
4On retiendra que le numérique est un polyèdre et présente de multiples faces centrées parfois sur les techniques ou les contenus ou les espaces de communication et plus largement sur des dispositifs plus ou moins complexes sur un plan ingénierique. Les apports en termes d’apprentissage, de compétences ou d’enrichissement cognitif restent quant à eux plus évasifs. Les quarante dernières années ont vu progressivement fleurir des modèles pédagogiques et des figures d’enseignement variés : l’enseignant « prophète » annonçant le meilleur avec/par les technologies et, plus récemment, le numérique, les enseignants « marchands » souhaitant prioritairement lier l’école aux tendances du marché et aux enjeux de l’employabilité, les enseignants « militants » proposant des postures alternatives notamment via le libre et les biens communs, les enseignants « innovateurs » revendiquant le numérique comme levier à la création et au faire autrement. Pourtant, cette succession d’approches semble avoir été relativement hermétique aux analyses, voire aux critiques, de certains chercheurs. Des intellectuels comme John Dewey, Célestin Freinet ou Henri Dieuzeide ont proposé une lecture critique des techniques dans l’éducation.
5Dans ce numéro, nous prenons le parti de nous affranchir des discours scientistes et technicistes, axés sur le seul idéal de la performance et de l’amélioration évidente des apprentissages, pour montrer que la « modernité de surface », liée aux technologies, ne change peut-être pas aussi fondamentalement le rapport aux savoirs et aux apprentissages. En revanche, nous questionnons de façon ouverte et comparative le parallèle entre la mise en place d’un marché de l’éducation et les visions à long terme de l’éducation : le statut de bien communautaire des connaissances, les modifications des méthodes d’apprentissage, les liens entre politiques publiques et acteurs économiques, la détention des données numériques liées aux apprentissages, la traçabilité des apprenants et leur évaluation permanente, etc. seront autant de dimensions explorées.
6Ce numéro est organisé en deux parties. La première se centre sur les logiques cachées et les attentes sociales visées à travers les politiques et les orientations autour du numérique. Sont exposés, dans un premier temps, le poids et la pression des politiques publiques dans le développement, le soutien et l’implantation des technologies numériques. Force est de constater que, pendant de longues années, une part de l’essor des technologies dans le monde de l’éducation a consisté à renforcer des entreprises et des groupements d’intérêts bien plus qu’à servir les intérêts de l’apprenant et plus largement des citoyens. Le plan Informatique pour tous (IPT), dès 1985, le soutien à la télématique dans les écoles, les politiques partenariales plus récentes avec de grands groupes industriels comme Microsoft, Apple, Bic, Orange etc. en sont quelques illustrations. L’émergence de nouveaux marchés autour des manuels scolaires, des espaces numériques de travail (ENT), des équipements des élèves en ordinateurs personnels ou tablettes, fait de l’école un des réceptacles des logiques de consommation des industries de l’information en général et des incontournables Gafam en particulier. Ces dernières décennies ont également vu poindre de nombreux programmes, référentiels, curricula centrés sur l’apprentissage des TIC et plus largement de l’information. Alors que dans le monde, certains systèmes éducatifs misent sur le renforcement des acquisitions par l’écrit et la lecture, d’autres ont fait le choix de ne plus proposer, par exemple, l’apprentissage de l’écriture cursive ou du calcul mental aux jeunes enfants. Mais à travers l’école, ce sont également les modèles de société et les utopies en circulation sociale qui méritent d’être interrogés. Au vu des financements investis dans le numérique et des espoirs constamment renouvelés dans les nouvelles modalités pédagogiques, on est en droit de se demander s’il s’agit là de prophéties auto-réalisatrices ou bien de réelles perspectives d’optimisation et d’amélioration des systèmes éducatifs. Nous entendons en posant la question des utopies que soit interrogée la fonction sociale essentielle, celle de projeter chaque individu, chaque citoyen d’une société, vers un futur supposé meilleur, nous aidant dès lors à vivre le présent et à stimuler notre envie de faire et de nous engager à construire dans un avenir parfois incertain et anxiogène [3]. Quel miroir est donc ce « numérique pour l’apprentissage », et quelle image de notre modernité nous renvoie-t-il ? Quel modèle de société, quelles intentions sociales sont visées à travers les politiques et les expérimentations technologiques ? Quelles sont les évolutions des imaginaires collectifs eu égard à la machine et aux écrans, tant du côté des apprenants que des enseignants ? On voit progressivement émerger des alternatives de la part du corps enseignant, des développeurs du libre, des militants pour d’autres modèles de pédagogie (Montessori, diverses fondations, les réseaux d’innovation, etc.). Face à ces courants militants, des modes d’opposition s’organisent [4]. Dans cette partie, on considérera également l’évolution de l’éditorialisation et de la création de contenus au service de nouvelles formes d’enseignement.
7La seconde partie étudie la communication au cœur des transformations pédagogiques, en interrogeant les apprentissages des élèves ainsi que les missions et les postures de l’enseignant. En effet, en quoi la manière d’apprendre, les espaces et les territoires de la formation, les temporalités ont-ils été bouleversés avec et par les technologiques numériques ? Les institutions d’éducation ont-elles été perturbées dans leur manière de construire les connaissances par le numérique ? Apprend-on vraiment différemment et de quelle manière ? En quoi les apprentissages, les capacités cognitives et la motivation s’en trouvent-ils modifiés ? Les technologies conduisent-elles forcément à une autodidaxie généralisée et une plus grande réussite scolaire, où une part des efforts serait substituée par leur développement ? Cette partie se centrera sur les méthodes mobilisées, les modèles d’apprentissage en action et sur les acquisitions du savoir à partir d’usages effectifs. Ces analyses ne gomment pas le fait qu’existent des expériences singulières, tout en essayant d’évoquer quelques perspectives que l’on voit progressivement se dessiner.
Notes
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[1]
Nous ajoutons aux Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple) le « M » de Microsoft. Pour illustration en novembre 2015, le ministère de l’Éducation nationale et Microsoft France signaient un « partenariat », pour une durée de dix-huit mois, qui prévoie notamment l’accompagnement et la formation des acteurs du plan numérique à l’école, des cadres comme des enseignants, aux technologies Microsoft ainsi que la mise à disposition de son écosystème cloud pour l’ensemble des établissements scolaires. Le tout, sans mise en concurrence. On ne peut cependant parler d’uniformisation entre les entités du Gafam, mais plutôt d’une concurrence directe des cinq entités sur le marché de l’éducation qui reste attractif pour chacun d’eux à moyen et long termes.
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[2]
Depuis peu, on évoque les Natu (ou Tuna), des entreprises dites « nouvelle génération » qui ont pour rôle de représenter la « disruption numérique ». L’acronyme compte également à son actif quatre structures américaines en plein essor : Netflix, Airbnb, Tesla et Uber. Cf. par exemple <www.mbamci.com/gafa-vs-natu/> ou <bestfutur.com/natu/>.
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[3]
Comme l’évoque Éric Letonturier (2013) l’utopie est « un remède contre le fatalisme et l’inaction, car porteuse d’un projet social offrant la promesse d’un changement possible pour un monde autre et meilleur ».
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[4]
Par exemple, l’appel de Beauchastel contre l’école numérique, déclaration du 22 décembre 2015.
Par exemple : <www.cndp.fr/agence-usages-tice/que-dit-la-recherche/usages-pedagogiques-des-ent-quel-bilan-quelles-perspectives-87.htm> ou les Savanturiers du numérique : <savanturiersdunumerique.wordpress.com>.