1Selon les sondages Eurobaromètre [1] commandés par les institutions européennes elles-mêmes, 67 % des citoyens pensent que leur voix ne compte pas en Europe [2]. Du coup, à peine 43 % des électeurs se sont déplacés pour les élections du Parlement européen en 2014 [3]. L’indifférence dubitative des années 1980 a, peu à peu, laissé place, d’une part, à une contestation argumentée qui s’est exprimée lors des débats sur le Traité constitutionnel européen – ce qui est une bonne chose pour la vie démocratique de l’Union européenne (UE) car il n’y a pas de démocratie sans opposition – mais, d’autre part, à des mouvements qui, rejetant l’idée même d’Europe, réclament le démantèlement de l’Union européenne. Le Brexit en est le symptôme le plus visible.
La communication, un enjeu démocratique
2Dans ce contexte, pourquoi s’intéresser à la communication ? Suffirait-il que se mette en place, à Bruxelles, une politique de communication efficace pour que, soudain, les citoyens se réconcilient avec la construction européenne ? Bien sûr que non ! La communication n’est pas propagande et les citoyens européens ne sont pas des moutons qu’il suffit de caresser dans le sens du poil. Cette crise serait-elle le symptôme d’une société du spectacle généralisé, d’une société où l’accès direct aux faits s’estompe au profit d’un accès par des outils numériques qui abolissent la frontière entre virtuel et réel, créant alors un simulacre dépossédant le citoyen de ses capacités critiques ? Pas davantage ! L’avancée des partis d’extrême droite, mais aussi les mouvements comme les Indignés ou Nuit debout montrent que les citoyens ne subissent pas la crise sans protester. Alors pourquoi s’intéresser à la communication ? Tout simplement parce que communication et démocratie moderne sont liées. Toutes les deux cherchent à construire du sens entre humains égaux, libres et radicalement différents les uns des autres. Toutes les deux rejettent la violence et visent à construire une réalité commune. De plus, très concrètement, la démocratie de masse (plusieurs millions d’habitants) n’est tout simplement pas possible sans outil de communication permettant de s’adresser à l’ensemble des citoyens. C’est parce que la presse écrite, la télévision, Internet, etc., permettent à des hommes politiques de s’adresser à leurs électeurs et autorisent des militants associatifs à interpeller les institutions que peut exister la démocratie. Or, la démocratie européenne est fragile. Une communication inadaptée ne peut que la fragiliser davantage : déjà 60 % des citoyens ne font pas confiance à l’UE [4] ! Face à cette crise de légitimité, l’Union européenne cherche à « rapprocher l’Europe des citoyens », tâche qui est confiée aux spécialistes de la communication qui s’efforcent d’utiliser les outils du marketing pour parvenir à remplir l’objectif fixé, puisque le marketing est une technologie conçue pour rapprocher l’offre et la demande. Or, une telle stratégie est inefficace. Depuis 2001, l’euroscepticisme ne diminue pas, il augmente. Pourquoi ?
Deux faiblesses fondamentales de la communication publique de l’UE
3Il y a sans doute des dizaines d’explications possibles, mais deux sont évidentes à nos yeux : l’inadaptation des moyens et l’aveuglement stratégique.
4– Le marketing : une méthode inadaptée. L’Union européenne possède un service – la direction générale Communication – qui emploie 500 personnes à temps plein, possède un budget annuel d’environ 100 millions d’euros et qui utilise toute la panoplie des outils de la communication moderne : communication électronique, audiovisuelle, papier, événementielle, etc. (Dacheux, 2016). Simplement, ces outils sont au service d’une méthode, le marketing, qui n’est pas une technologie intellectuelle de communication, mais un art de la persuasion. Or, la persuasion vise à convaincre, à faire penser comme le persuadeur, alors que la communication vise à maintenir la différence dans l’égalité et la liberté. La persuasion est légitime et nécessaire en période électorale ; elle est dangereuse le reste du temps car elle vise à fabriquer du consensus, alors que l’essence de la démocratie est le dissensus (Mouffe, 2016). C’est l’expression publique et légitime des désaccords qui marque la démocratie (Lefort, 1987), c’est la recherche d’une seule et unique opinion qui signale les régimes non démocratiques. De plus, la persuasion s’appuie sur la crédibilité de celui qui émet le message (le persuadeur) et sur les connaissances de ceux qui le décryptent (les persuadés). Or, de même que l’on ne peut pas persuader le pêcheur que les poissons vivent dans le ciel, on ne peut pas persuader des citoyens de mieux en mieux formés et de plus en plus informés que la construction européenne se développe sous les meilleurs auspices possibles dans le meilleur des mondes. Tous les citoyens ont vu, au début de l’été 2015, comment les Grecs se sont vus imposer par l’Union une politique d’austérité qu’ils avaient pourtant explicitement refusée par référendum.
5– Un aveuglement stratégique. Vouloir rapprocher l’Europe des citoyens est un objectif impossible à atteindre. Soit l’Europe est démocratique, ce sont les citoyens qui font effectivement l’Europe, et dès lors, il ne sert à rien de rapprocher les citoyens d’eux-mêmes ; soit l’Europe est technocratique, ce sont les élus et les fonctionnaires qui font l’Europe, et fixer publiquement l’objectif de se rapprocher des citoyens est une bourde monumentale qui montre, aux yeux de tous, que l’Europe se fait sans les citoyens, sans légitimité démocratique, alors qu’on veut justement les persuader du contraire ! Dans ces conditions, loin de renforcer la légitimité des institutions, la communication publique actuelle ne fait que l’affaiblir. Il faut donc développer une nouvelle approche sous peine d’un rejet des institutions démocratiques.
Deux modèles de communication publique
6L’Union européenne est, en effet, en la matière, le révélateur d’un phénomène qui touche toutes les démocraties européennes : l’inefficacité croissante de la communication publique à légitimer les institutions qui la déploient. Or, comme l’explique A. Mergier (2014), la communication d’une institution n’est pas seulement un instrument d’accompagnement des politiques publiques, c’est un acte institutionnel. Autrement dit, quand la communication de l’institution n’est plus efficace, c’est l’institution elle-même qui perd de son efficacité. Il ne s’agit donc pas de comprendre uniquement ce que les institutions font de la communication, mais de saisir ce que la communication fait subir aux institutions (Ollivier-Yaniv et Utard, 2014). Or, à l’échelle européenne comme aux échelons nationaux et locaux, une communication publique orientée par le marketing fait subir deux choses fragilisant les institutions démocratiques : de la défiance et de la déliaison. Cherchant à faire adhérer à des décisions prises sans eux, la communication institutionnelle nourrit l’agacement de populations éduquées et bénéficiant de multiples sources d’information pour se constituer une opinion. Ne mettant pas en scène les différentes positions, ne relayant pas le conflit politique sur l’intérêt général, la communication publique se contente de rapporter la décision finale. Ce faisant, elle opère une naturalisation de la décision qui n’apparaît plus comme le fruit légitime du débat politique mais comme le résultat inéluctable d’un process administratif qui échappe totalement au citoyen. Se sentant uniquement destinataires du droit et non plus auteurs de ce droit (Habermas, 1997), les citoyens se défient d’une institution politique qui nie le débat démocratique. De même, en découpant en cibles homogènes une population hétérogène, le marketing mis en œuvre par la politique publique européenne contribue à distendre un lien civique travaillé par les communautarismes. La politique n’est-elle pas, au fond, l’inverse du marketing : partir des différences pour construire du commun ? Il convient donc de changer de stratégie. De quelle façon ? Peut-être en identifiant deux formes opposées de communication publique (tableau 1) :
- l’approche délibérative, qui est une forme de communication publique visant l’intérêt général regroupant la publicité de l’information (pour bien débattre, il faut avoir accès aux informations), la construction des désaccords et l’approche dialogique (une fois les points d’accord identifiés, il est possible de développer un débat rationnel visant au consensus sur ces points) ;
- et l’approche persuasive de la communication publique, visant le consentement politique, qui regroupe la symbolique politique (qui vise la cohésion), la négociation (qui cherche un accord commun préservant l’intérêt singulier des négociants) et la persuasion politique (qui cherche l’adhésion comme le fait le marketing politique).
Deux approches de la communication publique

Deux approches de la communication publique
7L’approche persuasive de la communication marketing actuellement mise en œuvre par l’Union européenne et la plupart des collectivités locales est dangereuse pour la démocratie. En effet, la communication marketing « se distingue de tout autre type de communication par son besoin d’efficacité. Ce besoin va pousser le créateur à fabriquer des messages qui orientent vers l’interprétation souhaitée en multipliant les signes formant un chemin le plus évident possible jusqu’à celle-ci » (Coutant, 2004). En cherchant à limiter l’interprétation, c’est l’esprit critique qu’elle tend à décourager. Or, c’est l’esprit critique qui, en démocratie, permet de lutter contre les idées reçues, la fabrication des boucs émissaires, si facile en période de crise. De même, la nature intrusive de la communication marketing pose problème dans l’espace public. Elle envahit tout, de l’écran de cinéma au set de table du restaurant en passant par les murs de la cité. La communication marketing crée un bruit de fond permanent que nous avons appris à zapper. Mais, apprenant à ne plus tenir compte des signes qui nous entourent, nous devenons, aussi, de plus en plus sourds à notre environnement, de moins en moins aptes à nous ouvrir à la nouveauté. Par ailleurs, la mise en place d’une communication marketing passe par une professionnalisation de la fonction communication dans les organisations qui l’adoptent (partis politiques, organisations non gouvernementales [ONG], etc.). Cette professionnalisation transforme la communication politique en un savoir professionnel alors qu’elle est une compétence citoyenne primordiale. Pour le dire autrement, la communication marketing n’empoisonne pas la communication politique, elle asphyxie le citoyen. Persuasive, intrusive, simplificatrice et professionnelle, la communication marketing tend à imposer un modèle où le citoyen n’est plus un sujet critique nourrissant le débat politique, mais une cible validant les idées que les autres ont pour lui (tableau 2).
Dangers et inefficacité de l’approche marketing de la communication publique européenne

Dangers et inefficacité de l’approche marketing de la communication publique européenne
8Or cette cible est rétive : elle n’aime pas être prise pour une cible, mais cherche à être reconnue comme citoyen à part entière (Honneth, 2002), elle se méfie de la communication marketing, et donc des institutions qui l’adoptent [5], elle recherche des formes de démocratie participative l’incluant dans le processus de décision (Blondiaux, 2008). On comprend alors pourquoi la communication marketing devient de moins en moins efficace (elle ne fabrique plus de l’adhésion dans une société pluriculturelle et individualisée) et de plus en plus irritante (elle est perçue comme une propagande ne respectant pas l’engagement citoyen). Tout au contraire, l’approche délibérative de la communication politique cherche à raviver l’esprit critique des citoyens. Elle revient à l’essence même de la démocratie : le désaccord permanent sur ce qu’est l’intérêt général. Elle poursuit donc un objectif totalement différent : non pas vendre un projet mais créer une culture civique commune par l’intermédiaire d’un « conflit intégrateur ».
Une nouvelle approche de la communication publique est impuissante sans une évolution profonde des pratiques politiques
9Cependant, une telle approche délibérative de la communication politique ne peut pas résoudre tous les problèmes de la démocratie. En effet, dire qu’il est essentiel de s’intéresser aux problèmes de communication pour comprendre le déficit démocratique des sociétés européennes ne signifie absolument pas qu’il suffit de résoudre ces problèmes de communication pour mettre fin à la crise démocratique. La communication ne se réduit pas à la communication politique et, réciproquement, la politique ne se résorbe pas dans la communication, elle est aussi action. Ce rappel est particulièrement nécessaire dans le cas de la construction européenne. En effet, cette dernière ne souffre pas uniquement d’une incompréhension grandissante entre les élites bruxelloises et les citoyens de l’Union, elle souffre d’abord et avant tout d’un déficit politique important marqué par l’absence d’un espace public large et populaire (Fossum et Schellsinger, 2008). Cette faiblesse fondamentale ne semble pourtant pas insurmontable, puisque si l’UE ne possède pas un espace public européen équivalent à l’espace public national des membres de l’UE, il existe des espaces publics européens plus ou moins sectoriels et dépendants des institutions où des acteurs politiques mènent des débats européens sur des questions européennes : plate-forme européenne des ONG sociales, forum permanent de la société civile européenne, etc. Il existe également des médias internationaux couvrant le territoire européen dont certains sont créés et/ou financés pour promouvoir la citoyenneté européenne (Café-Babel, Euronews, etc.). On constate, enfin, comme le souligne Habermas lui-même et comme le rappelait J.-M. Ferry (1989), une ouverture des espaces publics nationaux aux autres espaces publics, que ce soit via de grands événements comme les manifestations contre la guerre en Irak ou via une ouverture progressive des médias locaux aux enjeux de l’Union, même si cette couverture médiatique européenne se développe toujours avec un très fort prisme national (Stepinska, 2011). Cependant, cette lente construction d’un espace public aux dimensions de l’Union ne pourra pas, à elle seule, résorber le déficit démocratique de l’Union, donc l’incompréhension entre les citoyens et la construction européenne. En effet, ce dernier est aussi dû à d’autres facteurs politiques comme le flou entourant la délimitation géographique du territoire européen à venir ou le sacrifice, en 2007, de la volonté des peuples sur l’autel de la gouvernance qui a présidé au Traité de Lisbonne. D’ailleurs, s’interrogeant sur les conditions de réalisation d’une Union européenne pleinement démocratique, Habermas (2011), en sus de la création d’un espace public européen, met en avant quatre conditions :
- une constitution européenne votée par référendum. L’échec de 2005 semble avoir éloigné durement cette perspective ;
- la création d’une culture politique commune. Or pour l’heure, les citoyens méconnaissent massivement le fonctionnement des institutions européennes ;
- un système de partis politiques transfrontières. À l’heure actuelle, seuls les Verts et le Parti socialiste sont organisés au niveau européen ;
- une société civile européenne. Elle est en voie d’émergence puisque la plupart des secteurs associatifs possèdent leur réseau européen : lobby européen des femmes, Forum européen des migrants, etc. Cependant, cette émergence reste très sectorisée et limitée aux têtes de réseaux, même si, par l’intermédiaire des initiatives citoyennes européennes (ICE), l’Union européenne tente d’accélérer le processus (Dufrasne, 2016).
10Les conditions politiques de résorption du déficit démocratique sont donc loin d’être réunies. Surtout, ce déficit démocratique n’est pas uniquement politique, il est également lié à des causes économiques et symboliques. Sur le plan économique, la mise en œuvre d’une politique ordo-libérale imposée à des peuples (Grèce, Italie, etc.) contre leur volonté a profondément augmenté la défiance des Européens. D’autant plus que l’opinion publique européenne est aux deux tiers favorable à plus d’État-providence et non à plus de marché, comme le rappelle l’enquête sur les valeurs européennes [6] (Gonthier, 2015). Au niveau symbolique, la dernière utopie (Wolton, 1993) qu’est l’Union européenne se transforme lentement en une idéologie techno-libérale mondialisée (la société de connaissance) contestée par une nostalgie xénophobe qui cherche à compenser l’insécurité économique du marché globalisé par une sécurité identitaire. En prenant en compte la complexité du déficit démocratique de l’Union, on perçoit immédiatement que la communication publique européenne n’est pas la solution-clef. Il ne suffit pas que des experts habiles dans l’art du consentement élaborent des messages attrayants pour que, spontanément, la démocratie se renforce. C’est même le contraire qui se produit ! À vouloir, à toute force, imposer un projet libéral qui s’est construit sans les citoyens, l’Union ne peut que transformer l’hostilité sourde en contestation ouverte, la méfiance prudente en défiance aveugle, le soutien enthousiaste en contestation rationnelle. Avec un déficit démocratique si profond et si multidimensionnel, toute politique de communication visant à rapprocher l’Europe des citoyens est vouée à l’échec : elle ne peut que creuser l’écart qu’elle prétend combler. Dès lors, il convient, si les institutions européennes veulent réellement sortir de l’impasse démocratique, de s’attaquer aux racines politiques, économiques et symboliques du mal dont souffre l’Union. S’attaquer aux racines du mal donc, oui, mais en changeant de méthodes : non plus la méthode Monnet des petits pas technocratiques censés entraîner une Union de fait, mais la seule méthode légitime en démocratie : associer les citoyens aux discussions sur les solutions envisagées. Dans cette perspective participative, la communication publique délibérative joue un rôle, modeste mais indispensable : favoriser un conflit intégrateur aux dimensions de l’Union.
Notes
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[1]
Les sondages Eurobaromètre consistent à poser les mêmes questions (mais traduites) à des échantillons représentatifs dans chaque pays de l’UE. Comme tout sondage, ils ne sont pas une preuve irréfutable, mais la trace, à un moment donné, d’une réponse à une question qui intéresse les institutions européennes. De plus, par leur dimension européenne, ils donnent une moyenne qui ne signifie pas grand chose tant les disparités entre pays sont grandes. Néanmoins, la récurrence des questions permet parfois de noter les évolutions dans le temps (la montée d’une défiance vis-à-vis des institutions, par exemple).
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[2]
Sondage Eurobaromètre, no 79, réalisé au printemps 2013.
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[3]
Le chiffre officiel de la participation pour l’UE est de 42,54 % (plus de 74 % à Malte, moins de 24 % en Pologne).
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[4]
Sondage Eurobaromètre no 79, réalisé au printemps 2013.
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[5]
76 % des Français jugent la publicité envahissante. Du coup, elle a une mauvaise image (moyenne de 4,3/10). Or, les travaux sur la communication persuasive montrent que la capacité d’un message à convaincre dépend aussi de la confiance que l’on a dans la source du message. La confiance dans la publicité étant faible, les chances de persuasion le sont aussi. Source : étude annuelle « publicité et société » proposée par l’Agence Australie sur la base d’un sondage TNS Sofres, 2012.
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[6]
Le programme d’enquête sur les valeurs des Européens (« European Values Study ») permet d’analyser de façon détaillée les attitudes économiques des Européens et leur évolution sur la longue durée. Cette étude montre que deux tiers des Européens sont attachés à l’État-providence et que cet attachement, loin de régresser, est en progression constante (Gonthier 2015).