1Au tournant des années 2000, Hong Kong n’était pas encore la ville rebelle que décrivent aujourd’hui les grands journaux internationaux. Les parapluies n’étaient pas encore jaunes et ne servaient pas à se protéger du gaz lacrymogène d’une police surpassant parfois les pompiers en popularité. Bien au contraire, l’humeur politique confinait, en apparence, à l’apathie. « L’esprit du Rocher du lion » – du nom de ce mont d’à peine 500 mètres dominant la péninsule de Kowloon – ne renvoyait qu’à cette fièvre entrepreneuriale censée pouvoir élever socialement tout résident fraîchement débarqué. Le labeur en était sa source et ce qui faisait, et fait encore largement, la fierté des 7,3 millions d’habitants de ce grand port et aéroport de négoce aux portes de la Chine, devenu le deuxième centre financier d’Asie, se fondait sur la réussite insolente de son économie. À bien des égards, pour une communauté d’immigrés ayant fui les tourments de la Chine maoïste, le rôle d’avant-garde politique paraissait aussi peu probable qu’enviable.
2 Que s’est-il donc passé depuis ?
3 À l’origine de l’éveil politique des Hongkongais, l’on trouve bien sûr le rapport dans un premier temps anxiogène, puis carrément conflictuel, avec la nouvelle puissance tutélaire pékinoise.
4 La scène traumatique remonte à plus de 25 ans : en 1989, plus d’un million de personnes se retrouvent dans les rues de Hong Kong par solidarité avec les étudiants massacrés sur la place Tian’anmen et, plus égoïstement, parce qu’elles s’interrogent sur ce qu’il adviendra de la nouvelle Région administrative chinoise après le 1er juillet 1997. Des assurances sont prises, et la Loi fondamentale, la mini-constitution de Hong Kong adoptée en 1990, donne des gages quant au maintien d’un système distinct – le fameux « un pays, deux systèmes », valable pour 50 ans au moins – administré avec une « haute autonomie » et doté d’un horizon démocratique dans lequel le suffrage universel doit, à terme, permettre aux Hongkongais de choisir leur chef de l’exécutif, véritable premier ministre, et tous les députés du Conseil législatif (LegCo), l’assemblée locale. Notons au passage que les premières élections populaires au LegCo n’eurent lieu que fort tardivement, en 1991, soit un an avant l’arrivée du dernier gouverneur britannique, le très conservateur et néanmoins populaire Chris Patten.
5 Hormis une première inquiétude en 1999 autour d’une interprétation peu justifiable de la Loi fondamentale s’agissant du droit à la résidence, il faut néanmoins attendre presque six années pour que les craintes du trauma de 1989 prennent un tour plus concret. En pleine épidémie de « pneumonie atypique » ou SRAS, à laquelle Hong Kong paiera le plus lourd tribut après la Chine, c’est l’introduction d’un projet de loi liberticide anti-subversion, en septembre 2002, qui jette plus d’un demi-million de manifestants dans la rue, le 1er juillet 2003, date anniversaire de la rétrocession. L’ampleur de la mobilisation surprend les organisateurs, et ne peut au final s’expliquer que par l’outrage effectif ressenti par des classes moyennes venues défiler en famille, et le travail de sensibilisation effectué en amont par des « corps intermédiaires » extrêmement dynamiques, au premier rang desquels on compte des avocats, des professeurs de droit et bien sûr des journalistes. La loi est retirée, la secrétaire à la Sécurité contrainte à la démission, et le premier chef de l’exécutif adoubé par Pékin prend lui-même la direction de la sortie, effective seulement deux ans plus tard, en 2005. Hong Kong la rebelle est née.
6 En 2012, c’est contre le projet gouvernemental d’introduire un corpus d’éducation civique et patriotique dans le primaire et le secondaire que se mobilisent une trentaine d’organisations, dont Scholarism – dirigée par Joshua Wong, alors à peine âgé de 14 ans – sera un des étendards. Ce sont plusieurs dizaines de milliers de personnes qui descendent dans la rue à plusieurs reprises entre juillet et septembre pour dénoncer une entreprise de « lavage de cerveau » : le plan est finalement abandonné.
7 La grande affaire qui va cependant mobiliser les Hongkongais et cristalliser le débat à partir de la fin des années 2000 s’articule autour de la revendication du suffrage universel pour toutes les élections, comme le prévoit l’article 45 de la Loi fondamentale. En 2007, le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale, à Pékin, décide que cette avancée ne pourra se faire qu’à l’occasion de l’élection du chef de l’exécutif de 2017 : si la déconvenue est grande par rapport à 2012, la prochaine échéance électorale, il est donc permis d’espérer. Dès décembre 2013, le gouvernement lance alors une série de consultations publiques. De son côté, la société civile se prépare à livrer un rude combat, les signes en provenance du gouvernement laissant à penser que l’universalité desdits scrutins pourrait être contournée. Le mouvement de désobéissance civique « Occupy Central with Love and Peace » est théorisé en 2013, et en juin 2014 est organisé un référendum citoyen auquel participent 800 000 électeurs, lesquels choisissent majoritairement une formule permettant la désignation des candidats par initiative populaire.
8 Ce même mois de juin, les autorités centrales publient un livre blanc sur Hong Kong qui indique que dans la formule « un pays, deux systèmes », c’est le pays qui a le dessus, et le 31 août 2014, le couperet tombe : le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale décide qu’un comité électoral, composé en très grande majorité de représentants favorables à Pékin et à l’ordre établi, sera chargé de sélectionner les candidats – pas plus de quatre – lesquels seront ensuite effectivement élus au suffrage universel. L’idée même d’un vote populaire est donc vidée de son sens puisque seuls des candidats ayant l’aval des autorités centrales seront autorisés à entrer dans la course.
9 De cette intransigeance de Pékin, servie par un chef de l’exécutif, Leung Chun-ying, toujours plus impopulaire et incapable de faire entendre la voix majoritaire de ses concitoyens, va naître un mouvement de contestation dont les frustrations n’ont d’égal que le sentiment d’outrage. Le « mouvement des parapluies », rassemblant jusqu’à 200 000 personnes et occupant trois centres névralgiques du cœur de la ville pendant près de trois mois, surprendra par son ampleur et sa détermination. En 2015, la réforme du scrutin proposée par le gouvernement et modelée sur les instructions de Pékin est rejetée à l’assemblée par les pan-démocrates, lesquels disposent d’une minorité de blocage. Enfin, en septembre 2016, les pan-démocrates « historiques » perdent des sièges aux élections législatives au profit d’une nouvelle génération de politiciens qui affichent résolument leurs aspirations à l’auto-détermination, voire à l’indépendance. Certains prêtent serment à « la nation hongkongaise » et non plus à la Région administrative spéciale. Une autre voix se fait donc entendre, même si elle est en partie escamotée et que les démocrates, au sens large, ne disposent pas de la majorité à l’assemblée, en dépit de leur domination dans celles des circonscriptions – la moitié seulement – soumises au suffrage populaire.
10 En décembre 2016, Leung Chun-ying « décide » de ne pas briguer un second mandat de chef de l’exécutif et au jeu des nominations par l’entre-soi du comité électoral – 1 200 membres – seuls trois candidats sont autorisés à entrer en lice : un juge à la retraite, la numéro 2 du gouvernement Carrie Lam, et le secrétaire aux Finances, John Tsang. Nommée avec 580 signatures, Carrie Lam est très tôt reconnue comme « la candidate de Pékin » et John Tsang, même s’il bénéficie du soutien d’une grande partie des démocrates qui veulent croire à sa plus grande indépendance d’esprit, mène un combat perdu d’avance. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, sa vigueur et sa combativité – ses affiches de campagne envahissent le métro et ses arguments lors des débats télévisés sont pugnaces – vont le rendre très populaire, au point qu’il domine Carrie Lam dans les sondages d’opinion dès le mois de janvier 2017, se permettant même de creuser l’écart de 20 points à la veille du scrutin.
11 Le 26 mars, sans surprise, Carrie Lam l’emporte avec 777 voix – un chiffre bien peu auspicieux dans la numérologie chinoise – contre seulement 365 pour John Tsang. Certitude contre popularité. Écume du triomphe de la forme sur la substance. Le combat continue, la confiance n’est plus et la communauté des citoyens est au comble de la division. Jamais chef de l’exécutif n’avait entamé son mandat avec un tel déficit de popularité.