1Contradictions ou paradoxes : alors que depuis un demi-siècle, un espace européen s’organise avec des institutions inédites originales, de nouveaux échanges (les étudiants, la recherche), de nouvelles libertés (d’aller et venir, de résider, d’investir), de nouvelles solidarités (avec des transferts massifs de fonds vers le Sud, puis vers l’Est, et à l’intérieur même de chaque pays), le projet européen ne semble ni vraiment partagé par l’ensemble des Européens ni légitimé par un nombre toujours plus important de citoyens qui ne s’y retrouvent pas, voire partiellement rejeté par ces derniers. Peu de voix, en fin de compte, défendent ce qui est vraiment réalisé dans le cadre du projet européen, alors que beaucoup y participent.
2Ce n’est pas tant que l’Europe, ou plutôt l’Union européenne (UE), s’est éloignée des citoyens ; mais si une communication institutionnelle existe et développe une stratégie au moins depuis 2004, le débat existe peu au sein des espaces publics européens, qui dépassent rarement leur cadre national.
3Les succès communautaires ne suffisent pas pour légitimer, pour partager. La construction européenne ne s’est pas fondée sur des échanges et des débats, mais sur des accords entre gouvernements, et cette démocratie indirecte s’accompagne de situations d’incommunication, voire d’a-communication que ce numéro veut présenter avec différentes approches.
4Tant que la croissance était au rendez-vous, que les citoyens avaient confiance en eux et/ou en leur avenir, l’Union européenne évoluait sans débat public ou presque. Mais l’économie va mal, le chômage s’est accru, une partie très importante des populations connaît une crise identitaire, alors même que le pas vers une intégration fédérale plus grande n’avait pas été fait et que l’identification à une entité supranationale reste donc difficile. Cette situation aboutit à des remises en cause de la nature même de l’Union, voire de sa pertinence, de la part de gouvernements démocratiquement élus. Beaucoup d’explications ont été avancées pour le vote britannique sur le Brexit, et une certaine confusion règne désormais. Certains y voient des aspects positifs, car il permet de revenir à des questions fondamentales : pourquoi et comment s’associer ? Qui est « Européen » et qui ne l’est pas ? Que faisons-nous avec nos voisins du sud comme de l’est de l’espace européen ?
5Incommunications, a-communications, incompréhensions : pourquoi les Géorgiens se revendiquent-ils Européens ? Pourquoi ne pas accepter l’héritage ottoman de notre espace ? Comment répondre aux souhaits des Ukrainiens ? Pourquoi considérer la Méditerranée comme une frontière ?
6Les obstacles au dialogue, aux échanges, aux négociations, contribuent à minimiser les réussites réelles (la paix, la sécurité, de nombreux échanges), et empêchent évidemment l’évolution du projet lui-même tel que les européanistes convaincus le souhaiteraient.
Incommunications européennes
7Quatre types d’incommunications se conjuguent : à l’intérieur de l’Europe des 28 ; entre Ouest et Est ; avec la façade sud de la Méditerranée ; et à l’intérieur même des États membres ou bien avec leur voisinage immédiat. La Méditerranée n’est même plus une frontière, mais un mur : physique avec le rejet des migrants, idéologique avec le refus de notre héritage musulman, en particulier.
8Les récits nationaux s’imposent et s’opposent même si l’euro et Schengen sont davantage que des réalisations pratiques, avec leur charge symbolique évidente. Ainsi, les velléités de sortie de l’euro (ou de ne pas y entrer) ou de fermeture des frontières correspondent aussi à des replis identitaires, aux dépens bien évidemment des citoyens mobiles, qui souhaitent une autre forme de participation civile, civique et politique, qui développent parfois d’autres médias et espaces de débat. La question n’est pas de savoir combien sont ces citoyens mobiles (5, 8, 10, voire 15 % des 500 millions de citoyens de l’Union européenne ?), mais bien de comprendre pourquoi leur mobilité même les entraîne tellement loin des logiques nationales qu’ils ne peuvent se retrouver ni dans les dispositifs d’expression politique ni dans les débats publics, en attendant – parce qu’ils aspirent à mettre en œuvre une citoyenneté active – que de nouveaux outils démocratiques leur correspondent.
9Il s’agit donc d’identifier les points de tension qui se constituent autour de ces différentes incommunications pour essayer d’en mieux comprendre les raisons, mais aussi de mettre en évidence des succès, des réalisations collectives, légitimées, vecteurs d’échanges et de communication.
10La première partie de ce numéro est dédiée aux constructions européennes entre les 28 pays membres. La solidarité, la question des frontières, l’euro, Erasmus sont constitutifs de l’Union européenne, mais peu visibles aujourd’hui, au moment où le Brexit menace l’avenir du projet européen. Pourquoi ce courageux projet politique démocratique, qui a garanti la paix sur le continent, est-il aujourd’hui incapable de valoriser ses fondements ?
11La deuxième partie est centrée sur les rencontres et les incommunications, plus particulièrement entre l’Occident européen et l’Europe centrale et orientale. Vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin et une dizaine d’années après l’intégration des douze pays concernés à l’Union européenne, la situation reste asymétrique, peu satisfaisante, avec des désenchantements et des incompréhensions, voire des situations de blocage. Plus à l’est, ou dans les Balkans, la géopolitique au quotidien reste bien incertaine, confuse ou difficile à assumer à l’est. L’Europe est alors à géométrie variable, avec des racines, des histoires, des limites, des frontières différentes. Pour les uns, l’intégration à l’est semble bornée par des empires hérités aux limites floues, pour les autres, un rideau de fer a changé de place et délimite une forteresse. Alors l’élargissement devrait peut-être se poursuivre, au moins pour éviter d’avoir à accepter d’être au pied d’un nouveau mur, tandis qu’à l’ouest même l’approfondissement entre des membres supposés fondateurs est souvent considéré comme dangereux. Une Europe à plusieurs vitesses existe déjà, dans les espaces publics et dans le contexte de ces échanges difficiles.
12La troisième partie est consacrée principalement aux incommunications les moins étudiées habituellement : avec le sud, avec l’islam pluriel, d’Europe comme d’ailleurs. Une certaine méconnaissance s’est installée au point d’occulter les héritages et les influences passées, d’oublier les liens établis en particulier quand la Méditerranée était plus un passage qu’une frontière sécurisée, un tombeau géant. La « crise » des migrants/réfugiés peut être mise en perspective de ces situations d’incommunications qui semblent entraîner l’indifférence, à moins que cela ne soit l’inverse. Quand les Européens partagent leurs peurs, les populations voisines sont désorientées, les passages se ferment.
13Il importe de mieux comprendre pour envisager, pour négocier dans le cadre d’échanges renouvelés. Chacun, dans cet espace compliqué, est libre de se sentir ou non « Européen », de cultiver un sentiment plus ou moins fort d’appartenance à une communauté de destin, sinon d’histoire, de géographie ou d’institutions. Les incommunications brouillent la réalisation et le partage de ce sentiment. Une (re)connexion des espaces publics est nécessaire, avec des expériences informationnelles communes et, surtout, la reconnaissance volontariste des « succès », des réalités des échanges comme des héritages. Une affaire d’éducation, bien évidemment, mais aussi, peut-être, d’attitude et d’ouverture, de dignité et de valeur. Chacun peut tenter de convaincre l’autre de refuser d’avoir peur, « peur des barbares [1] », peur de devenir, pour l’autre, un barbare.
Note
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[1]
En hommage à Tzvetan Todorov, La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008.