1Reflet de l’harmonie du monde (harmonices mundi), la musique a maintes fois servi de modèle pour illustrer la stabilité des relations internationales [1]. Des notions comme celles de « concert européen » ou de « concert des nations » ont été forgées pour qualifier un système international basé sur l’équilibre entre les grandes puissances. Le Concert des nations désigne également un orchestre fondé par Jordi Savall et Montserrat Figueras en 1989. Mais ce nom remonterait, selon eux, à l’œuvre Les Nations de François Couperin, « concept qui représente l’union des goûts musicaux et la prémonition que l’Art, en Europe, aurait pour toujours sa propre marque, celle du Siècle des Lumières [2] ». Cet ensemble, qui relie l’art européen aux Lumières, se situe déjà en lui-même au-delà des nations, contrairement au système politique du même nom. Mais face à ce caractère universel de la musique, il existe aussi la revendication des musiques nationales, qui peuvent être le bras armé du soft power. La première école nationale, la Neudeutsche Schule, est née dans l’entourage de Franz Liszt, compositeur réputé pour son cosmopolitisme. Que penser de la persistance du caractère national face à la globalisation que connaît actuellement la musique savante occidentale ? Son universalité est-elle à même de remédier à l’incommunication européenne ? Mon étude se fondera sur deux paradoxes liés à la musique savante occidentale : la figure de Liszt, cosmopolite et père des écoles nationales ; l’avenir de ces dernières dans le contexte de la globalisation actuelle.
Franz Liszt, cosmopolite et père des écoles nationales
2La Glanzperiode (1839-1847), durant laquelle Liszt parcourt l’Europe, de Londres à Constantinople, de Moscou à Lisbonne [3], fait de lui l’une des personnalités les plus connues de l’époque. En témoigne l’un de ses passeports, délivré par les autorités autrichiennes, indiquant qu’il s’agit d’un maître en art musical et d’un compositeur suffisamment connu par sa notoriété (Artis musico Magister & Compositor, celebritate sua sat notus) [4]. Ce passeport est dépourvu des renseignements habituels sur la religion, l’origine et la description physique (âge, stature, couleur des cheveux et des yeux, etc.). Il fait de Liszt un sujet du roi de Hongrie (Subditus Regis hungaricus) au statut exceptionnel : le document ne mentionne aucune description physique et se limite à souligner la renommée internationale du compositeur. Ses papiers sont en règle, Liszt n’est pas « sans papiers ». Pourtant, les caractéristiques de son passeport en dissolvent la fonction : celui-ci le situe « au-delà des papiers ».
3Par ailleurs, de nombreuses écoles nationales, dont la Société nationale de musique en France ou le « groupe de cinq » en Russie puiseront dans la substance du poème symphonique conçu par Liszt à Weimar, afin d’en faire le genre représentatif de l’expression de la musique nationale. En outre, Liszt est aussi le père des écoles nationales qui se sont formées, dans le domaine musical, à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Son cénacle à Weimar, dans les années 1850, a largement contribué à la création de la première d’entre elles : la nouvelle école allemande (Neudeutsche Schule). Celle-ci est officiellement proclamée par Franz Brendel, à Leipzig, dès 1859.
4Le fait que Liszt se situe « au-delà des papiers » et qu’il soit en même temps le père des écoles nationale semble paradoxal ; à moins de penser, comme Jacques Derrida (1991), que « le nationalisme et le cosmopolitisme ont toujours fait bon ménage ». Dans le cas de la musique, la construction de l’identité culturelle n’implique que rarement une fermeture au monde. Ainsi, le nationalisme le plus effréné concernant la musique française apparaît dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Telle est la position de Cocteau (1979) dans Le Coq et l’Arlequin, prônant une « musique française de France » non « bâtarde », ou de la Ligue nationale pour la défense de la musique française qui, en 1916, dans le contexte de la guerre, souhaite écarter les « œuvres austro-allemandes contemporaines, non tombées dans le domaine public, leurs interprètes, Kappelmeister [sic] et virtuoses » (Duchesneau, 1996). Mais cette situation n’était pas viable. Les créateurs sont à l’affût d’innovations artistiques où qu’elles se présentent, ici ou ailleurs. Cela permet d’expliquer la réponse de Ravel à la Ligue nationale dans sa lettre datée du 7 juin 1916 :
[…] je ne crois pas que pour la « sauvegarde de notre patrimoine artistique national » il faille « interdire d’exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines, non tombées dans le domaine public ». […] Il serait même dangereux pour les compositeurs français d’ignorer systématiquement les productions de leurs confrères étrangers et de former ainsi une sorte de coterie nationale : notre art musical, si riche à l’époque actuelle, ne tarderait pas à dégénérer, à s’enfermer en des formules poncives. Il m’importe peu que M. Schönberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. […] D’autre part, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire prédominer en France, et de propager à l’étranger toute musique française, quelle qu’en soit la valeur […].
6Dans cette lettre, Ravel défend avant tout l’intérêt et la nouveauté des productions musicales issues de l’avant-garde qui s’internationalise à son époque. C’est pourquoi, il ne souhaite pas valoriser les productions de moindre qualité, fussent-elles françaises.
7La vision de la plupart des musiciens de la Société nationale de musique, fondée en 1871 dans le contexte de la guerre franco-prussienne, est similaire à celle adoptée ici par Ravel. En effet, malgré sa devise belliqueuse Ars Gallica, la Société nationale de musique n’a pas répudié la musique allemande. Bien au contraire : un grand nombre de ses membres a souhaité se détourner de l’image superficielle des opérettes du Second Empire, afin de promouvoir une musique (instrumentale) « sérieuse » à même d’égaler, voire de surpasser qualitativement la musique allemande. Ainsi, en dehors de la situation historique de la Première Guerre mondiale, l’affirmation de la musique française n’a pas empêché l’ouverture au monde. Même Debussy, maintes fois considéré comme un chantre de la musique française, est l’auteur d’une musique transculturelle, née au contact des musiques des bords de l’Europe (Espagne, Russie) et de l’île de Java.
8Revenons à Liszt. Qu’il parcoure l’ensemble de l’Europe pendant la Glanzperiode ou qu’il pose les jalons de la future Neudeutsche Schule au milieu de son cénacle à Weimar, il se livre toujours à une confrontation productive avec plusieurs cultures. Ainsi, le genre le plus représentatif de la musique nationale, le poème symphonique, est le produit d’un mélange interculturel franco-germano-italien. Issu de l’ouverture de concert incarnée par Léonore III de Beethoven, il se nourrit des idées esthétiques de Schumann et de Brendel, de l’orchestration et du programme de la Symphonie fantastique de Berlioz, mais aussi de la culture et de l’art italiens. D’un autre côté, le poème symphonique devient un genre paradigmatique de toutes les écoles nationales. Il se diffuse dans l’Europe de la seconde moitié du xixe siècle, s’accompagnant de mutations plus ou moins productives. Les caractéristiques du poème symphonique lisztien – son émancipation de l’ouverture de concert, son programme inspiré par celui de la Symphonie fantastique de Berlioz et son caractère innovant pensé comme un idéal d’avenir de la musique instrumentale – ne se retrouvent plus dans des œuvres composées ultérieurement, en dehors du monde germanique. Ainsi, après 1878, en France, les œuvres intitulées « poèmes symphoniques » adoptent une conception souvent plus libre, n’incluant pas le progrès comme dimension historique (Ehrhardt, 2016). De même, si les poèmes symphoniques de Liszt – à l’exception de Hungaria – ne témoignent que rarement d’un sentiment patriotique, ceux d’Enesco et de Bartók se veulent les vecteurs d’une identité culturelle (Apostu, 2016).
9Au-delà de l’apparente opposition cosmopolitisme/ nationalisme se situe la confrontation productive avec d’autres cultures. Cette confrontation va au-delà de la simple appropriation d’un message et entraîne des mutations plus ou moins créatives. Le mélange interculturel qui a donné naissance au poème symphonique et la mutation du poème symphonique opéré par les écoles nationales : tous ces processus relèvent du transfert culturel tel qu’il a été pensé par Michel Espagne et Michael Werner au milieu des années 1980 (Espagne, 1999). Il s’agit moins de savoir si Liszt se situe « au-delà des papiers » ou s’il est le catalyseur des écoles nationales à différentes époques de sa vie, que de comprendre, dans leur devenir, sa destinée lors de ses pérégrinations en Europe, l’histoire de son cénacle weimarien ou celle des écoles nationales. De ce point de vue, le transfert culturel, comme processus dynamique, permet de mieux comprendre l’histoire des relations internationales.
10Les voyages mènent Liszt dans toute l’Europe, dans ses confins, même les plus reculés. Il faut attendre la fin du xixe siècle avant de voir les compositeurs européens franchir les limites de leur continent. Ainsi, de 1892 à 1895, Antonín Dvořák voyage aux États-Unis. Il y compose la Symphonie du nouveau monde. Les voyages antérieurs de compositeurs comme Félicien David en Égypte, de 1833 à 1835, ou de Sigismond Thalberg au Brésil et aux États-Unis, dès le milieu des années 1850, constituent une exception. L’horizon européen de Liszt et sa confrontation productive avec différentes nations sont caractéristiques de ce que j’appellerai l’« Europe des transferts », notion qui sera développée ultérieurement.
Supranationalisme et ouverture au monde : la musique classique européenne
11Issu du latin classicus, désignant dans le droit fiscal romain les citoyens de la classe d’imposition supérieure, le terme « classique » s’applique d’abord à des écrivains ou à des artistes exemplaires dont les œuvres sont de grande qualité (Gaiser, 2006). Il prend une valeur plus emphatique au xixe siècle, avec l’héroïsation accompagnant la théorie du génie et la redécouverte des maîtres anciens. Désormais, la musique « classique » s’étend au panthéon des « grands » compositeurs. On parvient ainsi au premier sens du terme. L’autre acception, plus restrictive, renvoie à un moment opportun, un kairos (καιρός), qui s’est cristallisé dans un contexte historique particulièrement favorable : le siècle de Louis XIV en France, la Weimarer Klassik en Allemagne, etc. C’est d’ailleurs la notion de classicisme weimarien en littérature qui a inspiré celle de classicisme viennois (Wiener Klassik ou première école de Vienne) en musique. Ce dernier concept regroupe la triade Haydn-Mozart-Beethoven, à laquelle on ajoute parfois un quatrième compositeur, Schubert.
12Indépendamment de ces deux acceptions, la musique classique européenne s’applique soit à l’ensemble des compositeurs du Vieux Continent quelle que soit leur nationalité, soit à ceux de la première école de Vienne, ville musicale par excellence, située au cœur de l’Europe. La musique savante européenne est donc davantage liée à des individus qu’à des nations. À cela s’ajoute que le caractère national de la musique a été très souvent construit par la polarisation du soi et de l’autre. Ainsi, les critiques germaniques opposent au xixe siècle le sérieux de la musique instrumentale allemande, caractérisée par l’objectivité du texte canonisé, à la frivolité de la musique française, qui a besoin de recourir à des moyens littéraires pour convaincre le public et admet la subjectivité dans l’interprétation (Jost, 2008). Ces traits stéréotypés subsistent à l’aube du xxe siècle chez des critiques français comme Raymond Bouyer (1902) lorsqu’il oppose la « France légère, éprise de musique théâtrale, et l’Allemagne profonde, amoureuse de musique pure ». Cette antinomie binaire peut être réinterprétée en faveur de la musique française : sa frivolité est élevée dans une critique de la Huitième Symphonie de Mahler par Lazare Ponnelle en 1910 à un « idéal de beauté formelle et plastique, de clarté, d’ordre et de goût » ; le sérieux de la musique allemand y est abaissé à une « inexpressive lourdeur » (Ponnelle, 1913).
13Si la mélodie, le timbre et l’instrument peuvent être associés à certaines traditions régionales ou nationales, ces dernières ont été construites et ne sauraient jouer un rôle aussi crucial que l’individualité créatrice et stylistique des compositeurs. Cela est tout particulièrement le cas au sein de la musique savante occidentale, où il est souvent difficile de déceler le caractère national d’une œuvre : ainsi, le caractère colossal de la Symphonie avec orgue de Saint-Saëns ne remplit pas les « critères » généralement attribués à la musique française. Mais ces critères n’ont-ils pas été forgés à l’aune des œuvres de Berlioz, Debussy, Fauré et Ravel, figures d’identifications censées incarner la musique française ? Il en est ainsi de la diversité sonore maintes fois associée à cette dernière, laquelle puise ses sources dans l’orchestration de Berlioz et les effets de couleur chez Fauré, Debussy et Ravel. Construire une musique nationale implique, comme pour la Wiener Klassik, de placer sur un piédestal trois ou quatre héros, dont la synthèse des styles représente à elle seule la musique dite « nationale ».
14Si celle-ci est sujette à discussion, n’en est-il pas de même de la musique savante européenne qui, du seul fait de la globalisation, a quitté le giron européen et s’est diffusée en Occident et dans les anciennes colonies, ainsi qu’en Asie de l’Est ? L’exemple de la Chine, du Japon et de la Corée est particulièrement révélateur. La musique classique européenne y a été importée dès le milieu du xixe siècle par l’intermédiaire de missionnaires chrétiens et de militaires occidentaux. Bien que son processus d’appropriation diffère en fonction des pays, pour les classes moyennes et supérieures, en Asie de l’Est, la musique savante occidentale est devenue emblématique de l’inscription dans le monde moderne (Everett et Lau, 2004). En outre, la rigueur de la formation musicale classique y est associée aux valeurs du confucianisme. Si, en Chine, ces deux pratiques ont été violemment réprimées durant la Révolution culturelle, elles ont été réhabilitées dans les années 1980. En 2011, Hao Huang distingue l’évolution de la musique classique en Occident et en Extrême Orient. En Occident, elle serait marginalisée par la société de spectacle et s’apparenterait à une pratique ésotérique, réservée à une frange privilégiée et vieillissante de la population. En Extrême Orient, des étudiants de musique férus de culture asiatique résisteraient à cette tendance par la promotion de la musique savante occidentale comme une forme vivante d’art (Huang, 2011).
15Toujours est-il que cette musique savante y est qualifiée de « classique », soit-elle européenne ou occidentale. Cette appellation témoigne de l’importance qui lui est accordée dans cette région du globe, laquelle dispose déjà d’une large palette de musiques traditionnelles. S’appliquant essentiellement, en Chine, à l’histoire de la musique occidentale jusqu’à l’aube du xxe siècle, la notion de « musique classique occidentale » renvoie donc en premier lieu aux œuvres des « grands compositeurs » européens. Elle est donc pratiquement synonyme de « musique classique européenne ». Le fait de qualifier d’occidentale – d’européenne – une musique globalisée permet de définir l’européanité de l’extérieur, conformément à son histoire qui reste associée à celle du Vieux Continent.
16Parfois, la musique savante européenne peut même apparaître aux yeux de certaines nouvelles classes moyennes chinoises comme une marque « haut de gamme » au même titre que le luxe. On assiste ici à un retour au sens premier de classicus qui ne fait que renforcer, de l’extérieur, l’unité de la musique classique européenne. Ici le transfert inter-aréal, entre grandes aires culturelles dans le monde, permet de souligner le caractère européen, et en même temps global, de la musique savante occidentale [5]. Une européanité ouverte sur le monde, fidèle au mythe d’une princesse phénicienne du nom d’Europe ?
Du mythe à la réalité : l’Europe des transferts
17Sur une plage de Phénicie, Zeus s’éprend de la jeune Europe et se métamorphose en taureau afin de l’approcher. Europe, chevauchant Zeus en animal, traverse avec lui la Méditerranée et en devient l’amante. Plus tard, ce dernier requiert du roi de Crète d’épouser Europe. Il existe plusieurs narrations très différentes du mythe, qui démultiplient les visages de la jeune femme : son identité demeure indéfinie. La princesse Europe est venue sur le continent en tant que sans-papiers. L’influence de Zeus a légitimé sa présence sur le territoire, définitivement confortée par son union avec le roi de Crète. Dans son interprétation du mythe, Sonja Neef (2012 ; 2013) a établi un rapport entre la traversée d’Europe et la diffusion par les marchands, le long des routes maritimes, de l’alphabet phénicien dans le monde méditerranéen. La rencontre de plusieurs langues réunies dans un alphabet constitue l’élément novateur de cette nouvelle forme d’écriture.
18Dans les deux cas, il s’agit d’un acte fondateur de l’Europe venu d’une autre rive de la Méditerranée. Europe la sans-papiers a donné son nom au continent qui refoule aujourd’hui les migrants à ses frontières. Beaucoup de pays européens auraient-ils oublié l’origine de celle qui a donné son nom à leur continent ? Comble du paradoxe : les origines phéniciennes d’Europe la rattachent à un territoire qui correspond approximativement à celui du Liban actuel, à immédiate proximité de la Syrie, dont les réfugiés tendent désormais à être systématiquement refoulés. Quant à l’introduction de l’alphabet phénicien, il s’agit d’un transfert culturel originel, suivi d’une myriade de processus analogues, dont ceux des précédents exemples concernant la musique. Le transfert, soit-il intra-européen ou inter-aréal, apparaît comme une richesse pour l’Europe, à même de dépasser la traduction, indispensable, mais non suffisante pour contrer l’incommunication européenne.
19Il est important aujourd’hui de traduire des textes ; il est plus indispensable encore de traduire des cultures dans le sens du translation(al) turn (Bachmann-Medick, 2006 ; Oustinoff, 2007). Mais n’est-il pas plus décisif de situer les fausses traductions et les transferts culturels – qui peuvent s’avérer créatifs – dans leur contexte ? Les transferts, au-delà des traductions, pourraient s’avérer essentiels dans la construction de l’identité européenne. Ainsi, plutôt que d’opposer l’Europe à ses nations – comme entités essentialisées –, un souffle reconstructeur pourrait résulter de la créativité du transfert culturel en Europe. Je propose donc ici d’introduire la notion d’Europe des transferts, pensée dans sa complexité, à la place de l’opposition de deux archétypes : l’Europe des nations et une Europe perçue comme un monolithe homogène. Après les tournants culturalistes des années 1990 (cultural turn) et l’exacerbation des nationalismes dans le monde contemporain – qui le plus souvent est l’expression d’une nostalgie des empires disparus –, on ne peut qu’appeler de ses vœux un tournant « transférentiel » : celui-ci représenterait l’un des enjeux de la culturologie – dans le sens de Kulturwissenschaft(en) – européenne (Ehrhardt, 2012). Les résultats de telles recherches pourraient nourrir de nouveaux récits sur l’Europe, susceptibles d’engendrer une polyphonie de mythes et de visions unificatrices, aux antipodes de l’expertise technocratique.
Liszt revu par Orbán
20L’un des personnages les plus visionnaires pour l’Europe a certainement été Franz Liszt, ou si l’on préfère Liszt Ferenc, cosmopolite hongrois situé « au-delà des papiers » et père des écoles nationales. Né dans le Burgenland, actuellement en Autriche, il est originaire du cœur de l’Europe. Sa patrie d’adoption lui a souvent rendu hommage depuis la remise, par la ville de Pest, en 1840, du sabre d’honneur qui l’a injustement ridiculisé dans toute l’Europe. L’un des poèmes satiriques les plus diffusés a été cité par Serge Gut (2009) :
Entre tous les guerriers, Litz [sic] est seul sans reproche, Car malgré son grand sabre, on sait que ce héros N’a vaincu que des doubles croches et tué que des pianos !
22Encore un des nombreux paradoxes de Liszt : se faire offrir un sabre alors qu’il s’agit d’un musicien pacifique ! Et même son appartenance à la Hongrie ne va pas de soi : il a décidé de s’identifier à la Hongrie notamment en raison du succès, en 1838, de ses concerts à bénéfice viennois en faveur des victimes des inondations de Pest. Dans une situation différente, il aurait pu s’identifier à n’importe quelle autre nation. Ses origines sont en grande partie germaniques ; la langue qu’il maîtrise le plus est le français : tout comme la princesse Europe, son identité n’est pas clairement définie, mais plutôt que d’être sans-papiers, son positionnement est – comme nous l’avons vu – au-delà des nations.
23Récemment, la Hongrie lui a rendu un fier hommage : l’aéroport international de Budapest a été renommé Ferenc Liszt International Airport à l’occasion du 200e anniversaire de sa naissance. Les aéroports sont des lieux de transit. Aujourd’hui, c’est à travers leurs corridors de sécurité et leurs halls de départ que les concepts « voyagent » (en référence aux travelling concepts de Mieke Bal) plutôt que par la marche dans la nature, telle que la préconisait l’école péripatéticienne philosophique (Fechner-Smarsly et Neef, 2006). L’association du nom de Liszt à un aéroport semble de prime abord convaincante, dans la mesure où celui-ci représente l’ouverture au monde. Mais les zones de transit sont aussi les lieux d’expulsions des migrants, notamment dans la Hongrie de Viktor Orbán. Celui-ci présente d’ailleurs Liszt comme un « génie de la musique hongroise », dans son discours prononcé le 22 octobre 2013 à l’occasion du bicentenaire de la naissance du compositeur, lors de la réouverture de l’Académie de musique Franz Liszt de Budapest. Dans son discours, il présente la Hongrie comme un isolat : la langue et la manière de penser y seraient difficilement communicables à des personnes d’autres nations. En revanche, toujours selon Orbán, la musique serait la mieux adaptée pour rendre compréhensible « notre pouvoir créateur et notre amour de la liberté [6] ». La musique serait donc à même de diffuser le génie hongrois au-delà des frontières. Ainsi, même pour Orbán, le concert se placerait au-delà des nations. Il n’empêche que la musique savante européenne – surtout au xixe siècle – est fréquemment liée à des aspirations esthétiques, voire politiques. Les idées d’un Franz Liszt imprègnent le monde de ses œuvres. Il est donc difficilement concevable d’abstraire Liszt de sa pensée humaniste, visiblement très éloignée de l’esprit dans lequel a été érigé le mur anti-migrants entre la Hongrie et la Croatie. Là aussi, il s’agit d’un transfert culturel : Orbán s’approprie la figure d’identification de Liszt, tout en instrumentalisant la portée de son discours. Sa vision du génie de la musique hongroise à même d’ouvrir sa patrie au monde est d’une simplification extrême. La mutation inhérente aux transferts culturels ne représente pas nécessairement un progrès. C’est pourquoi, il convient de les situer dans leur contexte, afin de déceler d’éventuelles instrumentalisations.
24Le supranationalisme et l’ouverture au monde incarnés par la musique classique européenne ; les origines phéniciennes d’Europe et l’introduction de son alphabet en Europe ; Franz Liszt comme figure européenne de la médiation et de l’interculturalité : tous ces exemples illustrent l’importance des études de transfert lorsqu’il s’agit de comprendre l’Europe dans toute sa complexité et de rejeter les catégorisations trop hâtives. Il reste à espérer que de nouveaux récits sur l’Europe naîtront : ils s’éloigneront non seulement d’une vision unanimement technocratique, mais aussi d’une conception trop limitée de l’Europe des nations, surtout lorsqu’elle est fondée sur des instrumentalisations qui la ferment au monde. Que vive l’Europe des transferts !
Notes
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[1]
Le présent article est dédié à la mémoire de Sonja Neef et de Xavier Sanchez.
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[2]
En ligne sur <www.fundaciocima.org/fr/leconcertdesnations>, consulté le 07/02/2017.
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[3]
Pour visualiser sa présence dans différentes villes européenne, cf. Salmi, 2016, fig. 2.
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[4]
Goethe- und Schiller-Archiv, Weimar Liszt Bestand, 59. Je remercie Nicolas Dufetel de m’avoir fait connaître l’existence de ce document souvent évoqué dans la littérature lisztienne.
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[5]
Dans ce but, les recherches menées par Barbara Mittler à l’Université de Heidelberg, au sein du cluster d’excellence Asia and Europe in a Global Context, sur les flux musicaux entre l’Europe et la Chine s’avèrent particulièrement judicieuses. Ces flux s’apparentent à des transferts inter-aréaux.
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[6]
Prime Minister Viktor Orbán’s Speech at the Inauguration of the renovated Liszt Academy of Music, Budapest, 22 oct. 2013. En ligne sur : <www.fichier-pdf.fr/2013/10/25/20131023-pms-speech-inauguration-of-the-liszt-academy/preview/page/1>, consulté le 07/02/2017.