1Dans son discours inaugural au Congrès de la paix, prononcé à Paris le 21 août 1849, Victor Hugo annonçait, visionnaire, la création des États-Unis d’Europe, fondés sur le modèle des États-Unis d’Amérique, formant ainsi « deux immenses groupes » (Hugo, 1849). À ceux qui y verraient les divagations d’un « songeur », il rétorque qu’il en est allé de même de la création de la France : qui aurait pu croire que les provinces qui la constituent, s’étant fait la guerre pendant des siècles (Bourgogne, Normandie, Lorraine, etc.), parviendraient un jour à constituer une seule et même nation ? « Messieurs, le temps a marché, et cette chimère, c’est la réalité. » (Ibid.).
2À l’heure du Brexit, nous sommes loin des États-Unis d’Europe, mais il n’en demeure pas moins que l’imaginaire collectif joue un rôle fondamental dans le sentiment d’appartenance à un ensemble, quel qu’il soit. Le paradoxe de l’imaginaire européen, c’est d’être multiple, ce que met en relief la devise de l’Union européenne, adoptée en 2000 : In diversitate concordia (« Unie dans la diversité »). Il n’existe pas un seul imaginaire européen, mais plusieurs, ce qui pose d’entrée de jeu la question de leur incommunication.
« Grandes invasions » ou « migration des peuples » ?
3Il n’en reste pas moins que, comme le dit Henry Rousso (2004) : « À l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’Europe, le sens commun postule plus ou moins spontanément l’existence d’une “culture” ou d’une “civilisation” européennes. » C’est là un « topos qui appartient à l’imaginaire collectif » (Ibid.). Il est facile d’en démontrer les limites. Dans les livres d’histoire, par exemple, ce que l’on appelle en France les « grandes invasions » ou « invasions barbares » s’appelle de l’autre côté du Rhin « migration des peuples » (Völkerwanderung). Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que l’on est en présence de deux visions radicalement différentes d’une même série d’événements, fondateurs, soit dit en passant, de l’Europe médiévale : le Moyen Âge commence justement là, avec le déclin de l’Empire romain d’Occident, auquel correspondent aujourd’hui, grosso modo, les pays latins. Les pays de langues germaniques parleront de « migration » (Grande-Bretagne : Migration Period ; Danemark : Folkevandringstiden ; Pays-Bas : Volksverhuizing ; etc.), mais aussi les pays de langues slaves (polonais : Wielka wędrówka ludów ; bulgare : veliko preselenie na narodite ; russe : velikoe pereselenie narodov ; etc.). On dira que c’est remonter bien loin dans l’Histoire et que la paix est assurée de manière durable en Europe à la suite des dévastations apocalyptiques de la Seconde Guerre mondiale.
4Pourtant, ce sont de très anciennes lignes de fracture qui ont rendu possible ce qui semblait alors inimaginable : les guerres fratricides qui ont abouti au démantèlement de l’ex-Yougoslavie, en raison des clivages que l’on croyait disparus entre mondes catholique et orthodoxe, entre mondes chrétien et musulman, sur fond de nationalisme exacerbé. L’imaginaire y a joué un rôle considérable : on rappellera que la Serbie considérait le Kosovo comme le berceau de sa nation – et donc une terre « fondamentalement serbe » – en raison d’une bataille livrée contre les troupes de l’Empire ottoman au Champ des Merles en 1389 : « L’utilisation du passé à des fins identitaires ne concerne pas seulement la Seconde Guerre mondiale. Elle remonte jusqu’au Moyen Âge. » (Rosoux, 2002)
5Comme le fait remarquer Roman Jakobson dans The Beginning of National Self-Determination in Europe, l’Europe est, trop souvent, réduite à sa partie occidentale au détriment de sa partie orientale, ce qui relève également de l’imaginaire collectif, puisqu’il parle en l’occurrence de « fiction » :
Mais, en réalité, ce schéma évolutionniste pan-européen est une pure fiction, une généralisation hâtive qui n’est conforme aux faits que dans l’histoire de ces peuples européens qui appartiennent tous au monde culturel et politique occidental.
7Qui dit migrations, dit démultiplication des imaginaires, et l’histoire de l’Europe en est émaillée, y compris aujourd’hui avec l’afflux massif de migrants, notamment en Allemagne, en raison de la guerre civile en Syrie. Est-ce une source d’enrichissement ou l’annonce du « choc des civilisations » au sein de l’Europe (Huntington, 1997) ?
Les imaginaires européens à l’heure de l’« homme traduit »
8Une donnée fondamentale du monde contemporain est l’accroissement spectaculaire des migrations : d’après les Nations Unies, on dénombrait 244 millions de migrants dans le monde, en hausse de 41 % par rapport à 2000, migrants qu’il faut bien distinguer des réfugiés, qui ne représentent qu’environ 7 % du total. Dans les vingt pays accueillant le plus grand de migrants internationaux figurent six pays européens, ce qui est considérable. Voilà qui ne peut qu’accroître la diversité culturelle du continent européen. Il est indéniable que des revendications identitaires peuvent déboucher sur des conflits effroyables, comme les « purifications » ethniques de triste mémoire dans l’ex-Yougoslavie. Mais ce n’est pas inéluctable, bien au contraire, comme le souligne le rapport du Programme des Nations unies pour le développement intitulé La Liberté culturelle dans un monde différencié (Pnud, 2004). Tout dépend de la façon dont cette diversité est prise en compte (Oustinoff, 2008) et qui peut s’avérer être un atout de premier plan. C’est dans cette optique que s’inscrit l’Union européenne (Reding, 2003). La diversité culturelle est, à l’heure de la mondialisation, en réalité impossible à contenir. C’est vrai, notamment, dans le domaine de la littérature, comme l’explique Édouard Glissant dans son Introduction à une poétique du divers (1996) :
Je pense que dans l’Europe du xviiie et du xixe siècle, même quand un écrivain français connaissait la langue anglaise ou la langue italienne ou la langue allemande, il n’en tenait pas compte dans son écriture. Les écritures étaient monolingues. Aujourd’hui, même quand un écrivain ne connaît aucune autre langue, il tient compte, qu’il le sache ou non, de l’existence de ces langues autour de lui dans son processus d’écriture. On ne peut plus écrire une langue de manière monolingue. On est obligé de tenir compte des imaginaires des langues.
10Comment un écrivain monolingue est-il obligé de tenir compte des imaginaires des autres langues, si ce n’est par l’intermédiaire de la traduction ? Voilà pourquoi la traduction joue un rôle central dans la communication d’un imaginaire à l’autre, qui, autrement, resteraient séparés. Les écrivains sont des façonneurs d’imaginaires souvent liés à leurs pérégrinations, comme dans le cas de Vladimir Nabokov. Contraint à l’exil à la suite de la Révolution russe, il fait ses études à Cambridge pour s’installer ensuite à Berlin avec sa femme jusqu’en 1937 ; celle-ci étant juive, il est à nouveau contraint à l’exil, cette fois-ci en France, pays qu’il doit quitter en 1940 pour s’établir aux États-Unis. Son œuvre est comme le reflet de la géohistoire de sa propre vie : « It had taken me some forty years to invent Russia and Western Europe, and now I was faced by the task of inventing America. » (Nabokov, 1991) [2] Quantité d’autres écrivains pourraient être cités à l’échelle de l’Europe, à plus forte raison de l’Atlantique à l’Oural. Mais il est aussi des imaginaires qui viennent d’ailleurs que du sein de l’Europe, comme le décrit Salman Rushdie dans Patries imaginaires (Imaginary Homelands) :
Le mot « traduction » vient, étymologiquement, du latin « transporter ». Ayant été transportés à travers le monde, nous sommes des hommes traduits. On suppose normalement que l’on perd toujours quelque chose dans la traduction ; je m’en tiens obstinément à l’idée que quelque chose peut également y être gagné.
12Ces « gains », ce sont justement ceux qui permettent de faire communiquer les imaginaires entre eux au lieu de les maintenir à distance les uns des autres, et ce non seulement à travers la littérature, mais, plus généralement, à travers tous les arts.
Conclusion
13On entend souvent dire que la meilleure manière de faire en sorte que les Européens puissent communiquer entre eux, c’est de développer le plurilinguisme et, notamment, de ne pas s’en tenir à une seule langue, le globish. Comme l’on ne saurait apprendre toutes les langues parlées en Europe, il faut y adjoindre la traduction, sous toutes ses formes. Le cas de Salman Rushdie est, à cet égard, une illustration parfaite. Son œuvre sert de pont entre la culture européenne et indienne, qu’elle fait dialoguer et entremêle à la fois. Elle aura aussi été la source d’une incommunication radicale, lorsque les Versets sataniques auront été l’objet d’une fatwa de l’ayatollah Khomeini en 1989. Cela ne veut pas dire qu’il faille laisser de côté la diversité culturelle, bien au contraire : simplement que la communication en la matière est plus complexe, pour le meilleur comme pour le pire (Wolton, 2003).