1Diffusé sur Euronews depuis le lancement de la chaîne européenne d’information internationale en 1993, le programme No Comment en est devenu l’une de ses principales vitrines. Il résume par ses caractéristiques l’enjeu éditorial et politique d’Euronews, tant le projet d’une information européenne semble utopique eu égard à la diversité des peuples en Europe et à l’acommunication qui domine largement entre citoyens des États européens.
No Comment, révélateur des paradoxes de l’information européenne
2Le programme No Comment est un montage sans commentaires ou voix off, qui s’appuie sur des images envoyées par les télévisions publiques partenaires d’Euronews ou par les agences d’images internationales. Les séquences reposent sur des plans longs, à l’inverse des reportages des journaux télévisés qui privilégient les plans courts avec commentaire. L’image brute, imposée dans la durée, sans voix off, illustre tout à la fois les contraintes auxquelles est confrontée Euronews, en même temps que sa stratégie éditoriale en rupture avec celle des autres chaînes d’information.
3Pour diffuser l’information dans un maximum de langues, la chaîne a dû renoncer aux plateaux et aux présentateurs, lesquels incarnent pourtant l’identité des chaînes d’information. Seuls des reportages sont diffusés, le commentaire étant réalisé par plusieurs journalistes, chacun dans une langue différente et avec un texte différent. La sélection préalable des sujets à commenter est donc essentielle parce qu’elle garantit l’identité éditoriale de la chaîne à travers ses déclinaisons linguistiques. Le commentaire doit en outre inscrire l’actualité dans une perspective européenne, qui reste toutefois mâtinée du prisme national (Fougier, 2010). Chaque journaliste est en effet immanquablement traversé par les pratiques professionnelles qui lui ont été inculquées (il n’existe pas une définition unique du bon journaliste en Europe), par son ancrage culturel national et par la langue parlée, même si les journalistes savent qu’ils doivent s’adresser à une communauté linguistique transnationale.
4Avec No Comment, l’exercice est poussé à l’extrême : l’absence de commentaire oblige le téléspectateur à interpréter l’actualité internationale, qu’il est donc censé maîtriser en partie. Le public d’Euronews est d’ailleurs élitiste, cette élite européenne ou mondialisée garantissant probablement une lecture univoque des images brutes de No Comment. Sauf que No Comment est paradoxalement l’un des programmes les plus vus, à tel point qu’une chaîne No comment a été lancée sur YouTube dès 2007 (YouTube existe depuis 2005). Le public élargi de No comment – confronté au même exercice imposé d’interprétation des images – risque donc d’avoir une lecture plurivoque de ces dernières qui dépendra toujours de valeurs et de références culturelles diverses. No Comment reste toutefois un programme fédérateur pour les publics en Europe et dans le monde parce qu’il bénéficie de la force expressive des images brutes, mais également parce qu’il dévoile un monde de crises que les grands médias ont porté au préalable à la connaissance du plus grand nombre.
5Parce que la chaîne dépend des images produites par les agences internationales et ses partenaires, elle est en effet, pour un programme comme No Comment, amenée à privilégier l’actualité internationale au traitement de l’actualité européenne, qui offre plus rarement des images d’une forte intensité. Cette actualité de crise, mieux connue parce que relayée par tous les médias, permet un élargissement du public, mais elle brouille en partie la ligne éditoriale européenne de la chaîne. A contrario, le protocole et la routine politique des instances de l’Union européenne sont cités comme des freins à une couverture attractive de l’actualité européenne, les images proposées, conférences, assemblées, poignées de main, n’offrant pas de très grande performance visuelle (Baisnée et Marchetti, 2000).
6Ces contraintes dessinent en creux la difficulté du projet éditorial et politique originel d’Euronews – être une chaîne qui parle prioritairement d’Europe et aux Européens –, parce que les images peuvent manquer et parce que son public européen est soit virtuel, soit immanquablement élitiste.
La diversité journalistique au cœur d’Euronews
7Euronews a été lancée au début des années 1990, quand se développait la télévision par câble et par satellite, mais également après la guerre du Golfe où l’omniprésence de CNN a suscité en réaction le lancement de nombreuses chaînes d’information. Euronews en faisait partie avec la volonté d’apporter un regard européen sur l’information, tout en contribuant à la fabrique d’un public européen. Lancée en 1993, un an après la signature du traité de Maastricht qui instaurait la citoyenneté européenne, quatre ans après la chute du mur de Berlin et l’ouverture des frontières à l’est de l’Europe, Euronews s’est voulue à ses débuts l’instrument de cette Europe politique en émergence. Reste qu’elle a très vite buté sur la difficile construction d’un point de vue européen sur l’actualité.
8Au sein de sa rédaction, les journalistes sont contraints à du « bricolage » selon Olivier Baisnée et Dominique Marchetti (2000), au sens positif du terme qui renvoie à une culture du compromis entre pratiques professionnelles et héritages culturels nationaux. De ce point de vue, l’information européenne est définie d’abord par ce qu’elle n’est pas : Euronews naît contre CNN et le modèle des chaînes d’information anglo-saxonnes, en même temps qu’elle refuse d’être assimilée à un État ou à une langue en particulier. L’information européenne apparaît alors comme une information en surplomb qui juxtapose différents points de vue ou commentaires sur un même sujet, le choix du sujet restant le dénominateur commun quant à l’intérêt supposé de tous les téléspectateurs européens. Cette approche est inscrite dans la nouvelle ligne éditoriale de la chaîne, résumée depuis mai 2016 dans le slogan « All Views », qui met en avant la diversité des points de vue sur l’information : « Vivre et partager une expérience unique et globale de l’information, du savoir et des cultures, fondée sur une véritable expression de la diversité, qui trouve son origine dans notre identité européenne. »
9Le nouveau leitmotiv d’Euronews postule ainsi une identité européenne de la chaîne, faite d’unité dans la diversité. Et cette diversité se retrouve tout à la fois dans les publics et dans la rédaction. En effet, de même qu’il n’y a pas une rédaction européenne d’Euronews, mais d’abord des journalistes de différentes nationalités essayant de traiter ensemble des questions européennes, de même n’y a-t-il pas de public européen, sauf à le considérer comme un public idéal et virtuel pour la chaîne. Dans les faits, le public d’Euronews correspond à l’élite européenne et mondiale, déjà « globale », et à des publics nationaux. Avec l’arrivée d’investisseurs privés comme actionnaires majoritaires de la chaîne depuis 2015, Euronews s’oriente d’ailleurs vers une relocalisation de l’information, ou plus précisément une « glocalisation » de celle-ci afin d’être mieux identifiée par ses téléspectateurs. Déjà, en 2011, la chaîne avait ouvert des bureaux dans différents pays et développé les plateaux et le direct afin de moins dépendre de l’encodage national des images reçues des télévisions publiques partenaires, ou du cadrage anglo-saxon des images des agences internationales. La chaîne a pu dès lors décliner l’information en fonction des pays où elle est reçue, sans que cette déclinaison ne soit confinée à la diversité linguistique, invisible pour le téléspectateur. En effet, la télévision est d’abord et avant tout une expérience individuelle de visionnage, par l’intermédiaire de laquelle le téléspectateur s’ouvre aux autres, mais de chez lui (Wolton, 1990), ce qui suppose de proposer au public des images qui ne soient pas trop étrangères ou barbares. Renforcée par l’absence d’espace public européen faute de communauté culturelle partagée (Dacheux, 2008), cette contrainte implique pour les chaînes transnationales comme Euronews de recoder toujours en partie l’information dans un contexte national (les commentaires, les bureaux et les présentateurs locaux). Mais, en même temps, le projet politique d’Euronews, qui accueille quelque 21 diffuseurs publics à son capital, reste également de proposer en permanence un regard de l’autre sur la diversité des pays, des cultures et des peuples de l’Europe et du monde.
10Ces tensions entre diversité des publics, diversité des partenaires et des regards journalistiques d’une part, et nécessité d’une ligne éditoriale internationale ou européenne d’autre part, font la force et l’originalité du projet d’Euronews, qui construit un regard surplombant et transnational avec des images pourtant produites pour des publics nationaux. Sa « glocalisation » récente, que l’arrivée annoncée de NBC Universal au capital de la chaîne risque de renforcer, devra préserver cette particularité (un comité éditorial indépendant a été installé suite à l’arrivée au capital de Media Globe Networks, groupe égyptien de Naguib Sawiris en 2015). Dans le cas contraire, la ligne éditoriale d’Euronews finira par s’aligner sur celle des autres chaînes internationales d’information qui proposent un regard national sur l’actualité internationale, ce qui pourrait signer la fin de l’un des projets de média européen parmi les plus originaux.