CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cette contribution vise à analyser les mutations du renseignement à partir de la question de la trahison. Il s’agira de montrer – en nous appuyant sur un certain nombre de cas concrets, en mobilisant les travaux que nous avons consacrés aux traîtres et aux lanceurs d’alerte du renseignement et des forces armées – que les agences et autres services de renseignement sont désormais confrontés à de nouvelles formes de trahison, symptomatiques des évolutions sociologiques, techniques et organisationnelles qui les affectent. La trahison servira ainsi de révélateur pour saisir les mutations en cours et comprendre les défis qu’elles induisent, notamment en matière de protection des secrets.

2Nous commencerons tout d’abord par rappeler ce qu’est une trahison d’un point de vue sociologique et par préciser quelles sont les spécificités des trahisons impliquant des individus soumis au secret ou travaillant dans ce domaine d’activité. En se penchant sur les conséquences des trahisons, nous verrons ensuite en quoi celles-ci constituent aux yeux de ces organisations des menaces particulières qu’elles cherchent à prévenir par divers moyens. Nous nous intéresserons ainsi aux dispositifs sociaux communément utilisés par les agences ou les services spécialisés (dits de « contre-espionnage ») pour en minimiser l’occurrence.

3La deuxième partie de cet article sera consacrée à l’évolution des formes de trahison : nous verrons qu’à la figure bien connue du traître dérobant des secrets pour le compte d’une puissance étrangère se superpose désormais celle du « lanceur d’alerte » révélant au grand jour des informations classifiées au nom de l’intérêt général ou du bien commun. Il s’agira de caractériser ce phénomène et d’en souligner les principaux traits distinctifs. Nous montrerons à cette occasion que l’action des lanceurs d’alerte du renseignement comporte une dimension éthique et normative, et nous nous demanderons si ces attitudes ne sont pas plus largement révélatrices d’une réflexivité propre à la génération actuelle des professionnels du renseignement. Nous verrons ensuite que le développement de ces pratiques ne saurait se comprendre sans tenir compte d’éléments de contexte, essentiellement liés à des évolutions sociétales et aux transformations qui affectent les activités de renseignement. Nous terminerons donc cet article en évoquant la question de la régulation possible de ce phénomène et de l’enjeu que celle-ci représente pour ces organisations.

La trahison : un phénomène commun… aux conséquences délétères

4On peut, en guise de point de départ, préciser deux éléments importants à propos de la trahison. Tout d’abord, il s’agit d’un phénomène relativement banal, et plus commun qu’on ne l’imagine au regard de l’histoire et de l’expérience sociale. La trahison est en effet une épreuve dont tout un chacun fait ou peut faire l’expérience dans sa vie quotidienne, et force est de constater qu’il n’existe pas de groupes sociaux ou d’organisations qui ne soient un jour confrontés à cette problématique et aux pratiques qu’elle recouvre habituellement. Ensuite, on peut ajouter que la trahison désigne en fait deux formes distinctes d’actions : lorsque l’on examine les pratiques qui se trouvent qualifiées ainsi au cours de l’histoire et dans différents contextes sociaux, il apparaît en effet clairement que le terme de trahison est utilisé soit pour désigner des actes relatifs à la transmission d’une information ou d’un secret, soit pour caractériser certaines formes de désengagement, de désappartenance ou de défection. Au premier ensemble se rapportent typiquement l’espionnage et l’intelligence avec une puissance étrangère, certaines formes de divulgation et la délation ; au second, correspondent plutôt la désertion, l’infidélité, le fait de changer de camp, d’abandonner ou de se convertir. Toutes ces actions, aussi diverses soient-elles, ont ainsi pour point commun d’impliquer la violation des frontières physiques et symboliques d’un groupe donné et le non-respect des attentes qui y prévalent en matière de confiance et de loyauté. La trahison est donc pour cette raison fondamentalement transgressive et ceci explique pourquoi elle a toujours été considérée comme une atteinte grave à la morale et à l’ordre social : quelle que soit la pratique qu’elle met en jeu – révéler un secret, passer à l’ennemi, espionner, « balancer », etc. –, elle suppose nécessairement de contrevenir aux normes et aux obligations que tout ensemble social institue au cours de son histoire pour réguler les rapports entre ses membres et pour assurer sa cohésion et sa pérennité à travers les épreuves et le temps.

5Ces considérations générales nous permettent maintenant de préciser quels sont les différents enjeux d’une trahison et pourquoi ce type de transgression représente une menace particulière pour tout service de renseignement. Ceci suppose cependant de rappeler que ces organisations ne sont pas tout à fait des structures sociales comme les autres et qu’elles présentent des spécificités qui les rendent particulièrement « sensibles » à la problématique de la trahison. Compte tenu en effet de la finalité de ces organisations (collecter et analyser de l’information au profit de l’exécutif politique ou de l’autorité militaire), de leur mode de structuration (milieux fermés, fortement hiérarchisés), de la nature des activités qui s’y déroulent (secrète), du type d’information qu’elles traitent (renseignements), du contexte polémologique dans lequel elles s’inscrivent (conflits et rivalités de puissances), de la culture professionnelle qui y prévaut (où dominent discrétion, esprit de corps, loyauté et secret) et du statut des personnels qui y sont employés (militaires et civils habilités et dûment sélectionnés), il apparaît clairement qu’une trahison ne peut advenir dans de tels ensembles sociaux sans conséquences extrêmement négatives. On peut tout d’abord penser aux préjudices directement liés ou imputables à l’acte constituant la trahison : par exemple, lorsqu’un analyste transmet une information classifiée et de haute valeur à une puissance étrangère, sa trahison contribue à la fois à fragiliser le service qui l’emploie (qui n’est plus le seul dépositaire de l’information) mais aussi à procurer un avantage considérable à celui pour le compte duquel il trahit (puisque ce dernier connaît désormais grâce à cette « taupe » ce que l’autre service « sait » ou fait dans une certaine mesure).

6Par ailleurs, les effets négatifs de la trahison ne se limitent jamais à ce type de dommages : toute trahison affecte également – et parfois durablement – le fonctionnement de ces organisations. Ceci se comprend aisément : puisque la trahison est toujours le fait d’une personne en qui l’on a confiance et que l’on croit loyale, son action prend systématiquement au dépourvu le groupe qui en est la victime. Ne parle-t-on pas d’un « coup de poignard dans le dos » pour évoquer cette forme d’agir et le choc qu’elle induit ? La trahison engendre un effet de surprise qui instille méfiance et suspicion dans l’organisation qui en fait l’expérience : cette épreuve amène les membres du groupe à douter des personnes avec lesquelles elles sont en contact, au point que c’est même parfois l’ensemble du réseau relationnel qui en devient suspect par effet de contagion. La trahison est donc fondamentalement incapacitante : non seulement elle sape la confiance nécessaire à toute coopération et à toute action collective, mais en plus elle finit souvent par paralyser et par insécuriser durablement le groupe qui en a été la victime. L’histoire le montre bien : lorsqu’une trahison affecte un service de renseignement, elle induit toujours des comportements et des sentiments caractéristiques – défiance, paranoïa, prudence obsessionnelle, « chasse aux sorcières », « contrôles réciproques » – qui finissent par entraver le travail collectif et inhiber toute initiative. C’est d’ailleurs en grande partie pour cette raison que le traître a toujours été perçu comme une figure beaucoup plus menaçante et subversive que l’antagoniste ou l’ennemi extérieur (d’où les fantasmes, parfois instrumentalisés, de « cinquième colonne »).

7Réduire le risque de trahison est donc une nécessité pour ces organisations, comme cela l’est d’ailleurs, bien qu’à un degré moindre, pour toute entité sociale. Mais quels sont les moyens communément employés pour en limiter concrètement l’occurrence ? On doit tout d’abord rappeler qu’il existe de tels dispositifs dans toutes les sociétés humaines et que chaque groupe social cherche toujours d’une manière ou d’une autre à s’assurer de la loyauté et de la conduite de ses membres : telle est la fonction des serments et des codes d’honneur par exemple [1] mais aussi de certaines formes de contrôle social qui ont cours dans nombre d’organisations et qui visent notamment à contraindre les individus au silence [2] et à limiter leurs appartenances [3]. Ensuite, en ce qui concerne plus particulièrement le cas des États et de leurs services de renseignement, il apparaît que la « lutte » contre la trahison relève généralement des structures en charge du « contre-espionnage [4] » et surtout qu’elle repose principalement sur trois sortes de dispositifs. Le premier est de type juridique : il s’agit, pour chaque État, de se doter d’un arsenal pénal lui permettant de réprimer la trahison, l’espionnage et les différentes formes d’atteintes aux « intérêts de la nation ». La criminalisation de la trahison – qui semble d’ailleurs aussi vieille que le droit et les institutions juridiques [5] – vise ainsi à augmenter considérablement son « coût [6] » et à produire un effet dissuasif. De surcroît, ces sanctions sont toujours redoublées par d’autres, plus informelles mais qui ont au final les mêmes conséquences : l’opprobre et la stigmatisation qui accompagnent toute trahison exercent en effet des contraintes non négligeables sur les comportements. Le deuxième type de dispositif concerne l’objet de la trahison : il vise en l’occurrence à protéger l’information dont la divulgation serait susceptible de nuire ou de porter atteinte aux différents intérêts de l’État. Ceci implique de classifier ces informations – c’est-à-dire de déterminer si elles doivent relever du secret et de préciser le niveau de protection qu’elles requièrent [7] – puis de leur appliquer les mesures de sécurité correspondantes en termes d’accès, de diffusion, de stockage et de conservation. Enfin, le troisième type de dispositif s’intéresse aux détenteurs potentiels des secrets et s’apparente à un processus de contrôle et de sélection des personnes ayant accès aux informations classifiées : c’est que l’on nomme habituellement la procédure d’habilitation. Il s’agit en somme de déterminer sur la base d’une enquête quelles sont les personnes que l’on juge « aptes » à respecter les mesures de sécurité liées à la classification et d’écarter au contraire celles qui présentent des vulnérabilités et qui sont de ce fait susceptibles de trahir les secrets qui leur seront confiés. On ajoutera qu’à l’habilitation, se superpose une autre forme de sélection basée sur le principe du « besoin d’en connaître » : une personne n’est véritablement qualifiée pour accéder à une information classifiée qu’à condition d’être habilitée et d’avoir besoin de cette information dans le cadre de sa fonction ou de sa mission.

Les métamorphoses de la trahison sont révélatrices des mutations du renseignement

8Si la trahison est consubstantielle au renseignement et a toujours existé sous différentes formes (défection d’un analyste ou d’un traitant, « agent retourné », pénétration par un service étranger, espionnage « classique », etc.), c’est désormais un autre type de divulgation des secrets qui tend à susciter l’attention des professionnels du domaine comme du grand public : depuis quelques années en effet, les agences et autres services de renseignement se trouvent confrontés de manière récurrente au phénomène des lanceurs d’alerte. Rappelons que l’on qualifie ainsi tout individu qui – parce qu’il a été témoin dans le cadre de son activité professionnelle d’un acte délictueux, d’un dysfonctionnement ou d’une pratique susceptible de présenter un risque ou une menace pour la santé ou la sécurité de la collectivité – décide de révéler publiquement l’information (ici classifiée) qu’il détient. Les Anglo-Saxons parlent à ce sujet de whistleblowing pour qualifier cette pratique : il s’agit littéralement de donner « un coup de sifflet » afin d’alerter les citoyens et les pouvoirs publics. Si ce phénomène n’est pas en soi nouveau [8], il n’est à l’évidence plus marginal et semble même, à lire certains rapports [9] ou les comptes rendus de dépêches faisant état de poursuites judiciaires à l’encontre de militaires ou de professionnels du renseignement, de plus en plus fréquent au sein de ces organisations. L’affaire Snowden – de par l’écho médiatique qu’elle a eu – est donc l’arbre qui cache la forêt : les cas moins connus de Sibel Edmonds [10], de Thomas Drake [11], d’Olivier Thérondel [12] ou de Michael Scerba [13] – pour n’en citer que quelques-uns – attestent bien de l’ancrage de cette pratique dans un milieu où prévalent habituellement silence, discrétion et culture du secret. Celle-ci fait d’ailleurs l’objet d’interprétations antagonistes : si elle est perçue comme une trahison par les organisations qui emploient les lanceurs d’alerte (Schehr, 2008) [14], elle est au contraire considérée par ces derniers comme une forme légitime et éthiquement fondée de divulgation, puisqu’elle serait motivée par l’intérêt général et le bien commun [15]. Nombre de lanceurs d’alerte justifient ainsi leur action par le fait que leur hiérarchie refuse de les écouter – de prendre en compte le problème qu’ils soulèvent ou la menace qu’ils signalent – et qu’ils ne souhaitent plus être associés à des pratiques ou à des méthodes allant à l’encontre de leur système de valeurs [16]. Face aux accusations de trahison, ceux-ci adoptent en conséquence une stratégie de défense consistant à opposer à la loyauté au groupe – qui est une valeur cardinale dans les mondes du renseignement comme dans les armées – leur fidélité à des principes supérieurs (bien commun, probité, vérité, droits de l’homme, etc.). Leur attitude témoigne en tout cas d’une réflexivité qui nous semble révélatrice aussi bien des attentes normatives que du rapport au « métier » de la génération actuelle des professionnels du renseignement [17]. Par ailleurs, si la qualification de l’alerte est source d’enjeux et de rapports de forces entre ses différents protagonistes, c’est aussi parce que la situation des lanceurs d’alerte n’est pas vraiment assimilable à celle des personnels habituellement poursuivis pour trahison : bien qu’il puisse y avoir de réels préjudices [18], il n’y a pas dans le cas de l’alerte de transmission d’information à une puissance étrangère ou « d’intelligence avec l’ennemi » et peu nombreux sont les lanceurs d’alerte que l’on peut réellement suspecter de sympathie à l’égard des adversaires de leur propre pays. C’est d’ailleurs pour ces raisons que les accusations de trahison formulées à leur encontre – si elles permettent bien de les discréditer et de les sanctionner – finissent souvent par devenir vaines, notamment lorsque le lanceur d’alerte s’avère être un patriote convaincu et que l’information divulguée se révèle être utile au service ou à l’institution qui l’emploie (révélation d’une faille de sécurité par exemple).

9Si l’on se penche maintenant sur l’évolution du phénomène, plusieurs points peuvent être relevés. Tout d’abord, on peut clairement affirmer que l’avènement de cette forme de divulgation d’information apparaît inéluctable au regard des transformations qui affectent les activités de renseignement mais aussi de certaines dynamiques sociétales. Ainsi, compte tenu de la place désormais dévolue au cyber dans les opérations de renseignement et les conflits, du rôle prégnant de la sous-traitance dans l’organisation du renseignement [19], de la « massification » des secrets induite par l’importance du renseignement technique et du fait que les dispositifs actuels de collecte des données nécessitent un nombre croissant de personnes habilitées pour les traiter et les analyser (on parle de plusieurs centaines de milliers de personnes habilitées aux États-Unis, d’un droit d’accès aux bases de données sécuritaires étendu à trois millions de personnes ; cf. Huyghe, 2013-2014), compte tenu aussi de la nature dématérialisée de ces données, de leur interconnexion (mise en commun des bases de données) et de la facilité avec laquelle elles peuvent être stockées et transmises, il apparaît clairement que les possibilités de divulgation (mais aussi de fuites) sont bien plus grandes aujourd’hui qu’à l’époque où il fallait photocopier ou photographier les documents que l’on souhaitait livrer à des tiers ou porter à la connaissance du public. Ce phénomène constitue donc un excellent révélateur des diverses mutations en cours. De surcroît, des facteurs sociologiques jouent aussi sur cette dynamique : l’individualisation, l’érosion de certaines formes de loyauté, l’acculturation des générations actuelles aux technologies de l’information et de la communication, le travail en réseaux et l’horizontalité qu’il génère, l’idéologie de la transparence, la culture démocratique contemporaine, etc. participent aussi de cette évolution. Enfin, il est important de préciser que les lanceurs d’alerte n’agissent plus seuls ou dans l’indifférence générale : on constate en effet qu’il se produit de plus en plus un couplage entre cette forme d’action individuelle et des modes d’action collectifs. Qu’il s’agisse d’associations, de groupes militants ou d’organisations non gouvernementales, nombreuses sont aujourd’hui les organisations qui non seulement interviennent pour relayer certaines alertes mais aussi pour soutenir les lanceurs d’alerte dans leur entreprise [20]. Tous ces éléments forment en conséquence un écosystème particulièrement favorable aux lanceurs d’alerte.

10On ajoutera que la multiplication des plateformes de type Wikileaks – où les lanceurs d’alerte peuvent publier et divulguer des documents sensibles ou secrets tout en préservant leur anonymat – joue désormais un rôle de première importance dans le développement et la transformation du phénomène. Ce type de support présente en effet l’avantage de permettre aux lanceurs d’alerte d’éviter les représailles dont ils font habituellement l’objet (du moins tant qu’ils ne sont pas identifiés) et l’on peut penser que pour cette raison, nombreux seront les personnels des armées ou des services de renseignement qui préféreront à l’avenir passer par ces dispositifs plutôt que de prendre le risque de s’exposer publiquement [21]. Ce mode d’action sera d’ailleurs d’autant plus attractif que les protections juridiques dont ils peuvent parfois bénéficier se révèlent fragiles dès lors que leurs révélations mettent en jeu des secrets d’État (Foegle, 2015). Il débouchera en tout cas sur une forme d’alerte problématique à bien des égards : agir anonymement via des fuites et des relais pose notamment la question de l’authentification des documents divulgués et ouvre la voie aux manipulations ainsi qu’aux dénonciations malveillantes.

11Les services de renseignement sont donc confrontés à des formes de divulgation des secrets et à des fuites qu’ils ne peuvent plus négliger au regard de leur récurrence et de leurs nombreuses répercussions. Cependant – et l’évolution récente du phénomène en témoigne – ils ne pourront dorénavant se contenter d’y répondre par des sanctions (qui n’ont visiblement pas l’effet dissuasif escompté) et par des mesures de sécurité censées en diminuer l’occurrence, c’est-à-dire en mobilisant des dispositifs qui ont pour la plupart été élaborés pour lutter contre les formes « habituelles » de trahison (notamment la transmission d’un secret à une puissance étrangère). Il leur faudra en conséquence explorer d’autres voies pour gérer les alertes [22] et réguler des pratiques qui ne sont plus marginales dans ces domaines d’activité, puisque liées aux mutations qui les affectent et à certaines dynamiques sociétales. L’enjeu n’est donc pas seulement d’ordre « sécuritaire » : pour ces organisations, il s’agira moins de reconsidérer la manière dont elles protègent et tentent de sanctuariser les secrets que d’être réellement en capacité de manager « autrement » la réflexivité de leurs personnels, les dilemmes éthiques qu’ils rencontrent dans l’exercice de leurs fonctions et les différentes formes de « prise de parole » qu’ils suscitent nécessairement.

Notes

  • [1]
    Le serment est une promesse solennelle d’engagement dans un ensemble social donné.
  • [2]
    On peut aussi bien penser à l’omertà qu’au secret professionnel.
  • [3]
    Certains groupes sociaux restreignent les possibilités d’appartenance de leurs membres de façon à en constituer l’unique réseau relationnel : groupes sectaires, mafias, bandes, etc.
  • [4]
    Et notamment du contre-espionnage dit « défensif » (préventif et répressif). Sur ce sujet et pour ce qui suit, voir Warufsel, 2000.
  • [5]
    Il faut en effet rappeler que la trahison est le premier crime à bénéficier d’une forme écrite (1352) et que la loi romaine dite des « Douze tables » – qui est le code juridique le plus ancien d’Europe – fait déjà référence au crime de trahison au ve siècle avant J.-C.
  • [6]
    Soulignons que le crime de trahison a toujours donné lieu à des sanctions extrêmes : longtemps ont prévalu l’exil, le bannissement, la déportation, la mise à mort du traître… puis sa condamnation à la prison à vie.
  • [7]
    Il existe en France trois niveaux de classification : Très Secret-Défense, Secret-Défense et Confidentiel-Défense.
  • [8]
    On peut évoquer le cas bien connu de Daniel Ellsberg en 1971 qui révéla à la presse américaine des documents classifiés connus sous le nom de Pentagon Papers.
  • [9]
    Le rapport du United States Government Accountability Office (USGAO) intitulé « Whistleblower Protection : Additional Actions Needed to Improve DOJ’s Handling of FBI Retaliation Complaints » (daté de février 2015) précise que 62 cas de lanceurs d’alerte du FBI auraient fait l’objet d’une investigation par le ministère de la Justice entre 2009 et 2013 suite à une plainte pour « représailles », ce qui nous donne une idée de l’ampleur du phénomène dans le contexte américain. Un autre rapport de l’USGAO portant sur les forces armées américaines fait état de 713 cas de lanceurs d’alerte ayant donné lieu à une enquête de l’inspection générale des armées entre 2013 et 2014.
  • [10]
    Sibel Edmonds est une traductrice du FBI, qui rapporta en 2002 à sa hiérarchie des éléments probants concernant l’existence d’un réseau d’espionnage au profit de la Turquie au sein même de l’agence. Révoquée sans aucun motif en mars 2002, elle fit l’objet d’une ordonnance exceptionnelle l’empêchant de révéler publiquement les faits qu’elle mettait en cause ainsi que de documenter ses allégations.
  • [11]
    Thomas Drake était un responsable de haut niveau de la National Security Agency (NSA) et un expert Sigint (Roem) reconnu. Au début des années 2000, il tenta sans succès d’avertir sa hiérarchie des risques qu’aurait fait peser sur la vie privée des citoyens américains l’adoption par l’agence de certains outils informatiques dédiés à la collecte de données (notamment le projet Trailblazer). Bien qu’il se conformât à la procédure d’alerte prévalant au sein de la NSA, il fut poursuivi en justice sous diverses charges en 2007 et fut contraint à la démission un an après (la justice finit d’ailleurs par lui donner gain de cause en 2011).
  • [12]
    Olivier Thérondel est un douanier français qui a travaillé au sein du service anti-blanchiment de Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) de 2004 à 2013. Il a été condamné à deux mois de prison avec sursis pour « violation du secret professionnel » après avoir publié sur son blog des informations relatives au dossier de l’ex-ministre du Budget Jérôme Cahuzac parce qu’il estimait que l’on tentait d’étouffer l’affaire.
  • [13]
    Michael Scerba est un employé habilité du ministère de la Défense australien qui a divulgué en 2012 sur la plateforme d’échange d’images 4chan un rapport du renseignement militaire australien (Defense Intelligence Organisation, DIO) dans le but de révéler « ce qui devrait être dans les médias et qui n’y figure pas ». Le document fut découvert fortuitement par un ancien officier de renseignement et retiré avant que le public et la presse ne puissent en prendre connaissance.
  • [14]
    C’est bien le terme de « trahison » qui a été employé par les responsables politiques ou des services de renseignement américains pour qualifier les révélations d’Edward Snowden ou les fuites dont le soldat Chelsea Manning a été à l’origine.
  • [15]
    On ne peut de ce point de vue différencier les lanceurs d’alerte du renseignement de ceux travaillant dans d’autres domaines d’activités. Par contre, il semble bien que certaines motivations apparaissent plutôt spécifiques aux lanceurs d’alerte militaires et du renseignement : l’existence de failles de sécurité, l’imminence d’une menace, les abus ou les dysfonctionnements liés à l’usage de certaines techniques ou méthodes, les mensonges à propos des guerres ou des conflits, etc. constituent des raisons qui sont souvent invoquées par ces derniers pour justifier leur action.
  • [16]
    Edward Snowden a souvent mis en avant cette dimension de son action.
  • [17]
    Même si ce point reste à approfondir et qu’il est donc à considérer avec prudence, l’examen des quelques éléments d’information existant sur les parcours et les biographies des lanceurs d’alerte du renseignement laisse entrevoir des dénominateurs communs, dont certains sont de type générationnel : individualisation, acculturation aux technologies de l’information et de la communication, mode de socialisation, niveau d’étude et culture générale, éthique professionnelle, capacité d’empathie, etc. Certains d’entre eux seront d’ailleurs rapidement évoqués infra.
  • [18]
    Certaines révélations ne sont pas sans conséquences sur les relations entre États-nations et leurs stratégies d’influence : les informations dévoilées par les lanceurs d’alerte peuvent non seulement être exploitées par différents acteurs – États, organisations internationales, ONG, etc. – comme un avantage dans les rivalités qui les opposent mais l’on peut aussi raisonnablement penser qu’elles compliqueront à l’avenir les diverses initiatives visant à construire un discours homogène sur les conflits et les opérations militaires (infodominance). Chaque État devra notamment tenir compte de la manière dont ces fuites et ces révélations affectent l’opinion publique (nationale et internationale) et sa perception de la situation.
  • [19]
    Dans le cas américain du moins.
  • [20]
    On peut d’ailleurs ajouter que certains lanceurs d’alerte tentent de s’organiser et de se regrouper, notamment dans les pays anglo-saxons. C’est le cas notamment de la National Security Whistleblowing Coalition qui est une association des lanceurs d’alerte du renseignement américain. Créée en 2004 à l’initiative de Sibel Edmonds, son action vise à relayer les alertes ayant trait aux dysfonctionnements de l’État américain dans les domaines de la défense, de la sécurité ou du renseignement mais aussi à apporter soutien et conseils aux lanceurs d’alerte relevant de ces domaines d’activité.
  • [21]
    À l’exemple du whistleblower qui a transmis au site The Intercept les documents classifiés (Drone Papers) relatant les programmes militaires américains d’assassinats ciblés par drones armés. Voir : <theintercept.com/drone-papers>, consulté le 09/08/2016.
  • [22]
    On peut penser à dispositifs « internes » de régulation des alertes, qui – pour être opératoires et susciter la confiance de l’ensemble des personnels – devront réussir la gageure de traiter les alertes lancées par les professionnels du renseignement, de leur garantir de réelles protections et de préserver les secrets.
Français

L’article vise à appréhender les mutations du renseignement à partir de la question de la trahison et de ses métamorphoses contemporaines. La première partie précise ce qu’est une trahison d’un point de vue sociologique et s’intéresse tout à la fois aux spécificités des trahisons impliquant des personnes travaillant dans ce domaine d’activité et aux dispositifs sociaux communément utilisés par les États et leurs services pour en limiter l’occurrence. La deuxième partie est consacrée à l’évolution des formes de trahison et à l’émergence de la figure du « lanceur d’alerte » du renseignement. Elle vise à caractériser ce phénomène et surtout à comprendre son développement dans un tel contexte : certaines évolutions sociétales tout comme les transformations qui affectent les activités de renseignement jouent ainsi un rôle essentiel dans cette dynamique. L’article évoque enfin la question de la régulation possible de ce type de pratiques et l’enjeu qu’elle représente pour ces organisations.

Mots-clés

  • trahison
  • lanceur d’alerte
  • fuite
  • protection du secret
  • contre-espionnage
  • loyauté
  • Wikileaks

Références bibliographiques

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Sébastien Schehr
Sébastien Schehr est professeur de sociologie à l’université Savoie Mont-Blanc (laboratoire LLSETI).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0098
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