1La guerre du Viêt Nam a symbolisé le rôle que l’information pouvait jouer dans la résolution d’un conflit militaire (Harbulot, 2014). Lors de l’offensive du Têt menée conjointement par les forces nord-vietnamiennes et du Viêt-Cong en janvier 1968, les forces sud-vietnamiennes et l’armée américaine ont été dans un premier temps prises au dépourvu par cette série d’assauts menés dans un environnement urbain. Les journalistes présents rendirent compte de ce sentiment momentané d’incapacité à réduire le niveau d’agressivité d’un ennemi qui finit par être repoussé. Le centre de gravité, c’est-à-dire le noyau central contre lequel l’action doit être dirigée, était passé du terrain matériel au terrain informationnel. À la suite de cet évènement, la pression conjuguée des médias et de l’opinion publique américaine obligea la première puissance militaire du monde à se retirer d’un théâtre d’opérations où elle n’avait pourtant pas subi de défaite militaire. Ainsi est née de manière empirique la perception d’un nouveau type de guerre, celui de la guerre de l’information.
2Le développement de l’informatique puis des technologies de l’information a conforté par la suite la pertinence du concept. La guerre de l’information a deux dimensions : le contenant et le contenu. Les attaques portant sur le contenant visent les systèmes d’information (piratage, virus, paralysie ou destruction des communications). Les attaques portant sur le contenu recouvrent les différentes formes d’usage offensif de l’information (opérations de propagande et de contre-propagande, désinformation, manipulation des connaissances de nature institutionnelle, académique, médiatique, sociétale). Dans cet univers virtuel en constante évolution, le monde du renseignement est amené à définir son implication dans un type d’affrontement qui dépasse le cadre de ses missions traditionnelles.
L’émergence d’un nouveau champ d’action
3Le passage progressif à la société de l’information a modifié la nature des enjeux stratégiques dans l’usage offensif de l’information. Auparavant, le monde du renseignement avait deux missions essentielles : la recherche d’informations sur les puissances étrangères susceptibles de nuire aux intérêts nationaux et la sécurité du territoire. Le combat idéologique entre le communisme et le capitalisme obligea les services de renseignement à s’impliquer dans de nouvelles formes d’activités. À l’issue de la révolution bolchévique, les dirigeants du nouveau régime avaient deux types de priorités :
- les premières, d’ordre politique : créer des partis communistes dans tous les principaux pays du monde capitaliste et dans les colonies ;
- les secondes, d’ordre géopolitique : renforcer la puissance du jeune État soviétique.
4Pour tenter d’y répondre, les officines clandestines de la Troisième Internationale furent très tôt impliquées dans un mélange des genres entre la pratique du militantisme et du renseignement. Le Komintern [1] envoyait par exemple des militants dans les ports américains pour constituer des cellules de propagande subversive dans les milieux populaires, mais aussi pour mener des missions d’espionnage afin de récupérer du savoir-faire technique (Valtin, 1947). Willi Münzenberg [2] a instrumentalisé les systèmes de façade destinés à la propagande pour dissimuler des opérations secrètes. L’enjeu de la collecte du renseignement fut contrebalancé par un autre enjeu : la manipulation des « compagnons de route » recrutés dans les milieux éducatifs et culturels. Il fonda ainsi sur le sol américain un groupe de presse, des stations de radio, des compagnies cinématographiques, un réseau de librairie et d’édition d’articles et d’ouvrages (Koch, 1995). La créativité de Willi Münzenberg fit de lui une des premières références de la guerre de l’information de nature subversive.
5Du côté occidental, le monde du renseignement a toujours été la source privilégiée de connaissances et de compétences dans l’usage offensif de l’information, comme le démontrent deux épisodes-clés de l’histoire du xxe siècle. La confrontation avec l’Allemagne nazie a été le théâtre de nombreuses opérations menées notamment par les services secrets britanniques pour tromper Hitler sur le secteur choisi par les alliés pour opérer le débarquement [3] sur les côtes françaises (Cave Brown, 1981). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les opérations secrètes visant à tromper l’ennemi ont été supplantées par des opérations ouvertes impliquant un nombre d’acteurs de plus en plus important et sur une durée d’exécution beaucoup plus longue. Les services de renseignement étaient à l’origine de l’orchestration de cette stratégie d’influence tous azimuts (Saunders, 2003). De la fin des années 1940 au début des années 1970, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont orchestré une démarche de contre-influence [4] à grande échelle pour affaiblir les positions acquises par les partisans de l’Union soviétique dans les sociétés civiles occidentales. Ses instigateurs s’inspirèrent du modèle édifié par Münzemberg [5] (Koch, 1995). Ils firent appel à des intellectuels, des écrivains, des artistes et des journalistes dont l’action fut soutenue ou relayée par des fondations, des revues et des cercles de réflexion. La porosité inévitable entre le « fermé » et l’« ouvert » aboutit à des fuites dans la presse américaine qui révéla l’ampleur de l’opération à la fin des années 1960.
L’événement Solidarność
6En 1980, le mouvement Solidarność donna une nouvelle dimension à ce type de confrontation informationnelle. L’action de soutien des services de renseignement passa très vite au second plan par rapport aux retombées du débat de résonance mondiale résultant de cet évènement. La manière dont le syndicat Solidarité résista de manière de plus en plus ouverte à la pression du régime communiste polonais marqua une étape décisive dans l’évolution de la pensée sur la guerre de l’information. Auparavant, le nec plus ultra dans cet exercice était le renseignement soviétique. Durant la guerre froide, les services du bloc de l’Est, et plus particulièrement le KGB, ont eu recours à la désinformation pour tenter de donner une image négative du monde capitaliste, en faisant publier par le biais de certains organes de presse occidentaux de fausses informations glissées au milieu d’un article. Le bilan de la révolte des ouvriers des chantiers de Gdansk aboutit à plusieurs enseignements :
7– La légitimité d’une campagne de protestation qui s’appuie sur la société civile est plus forte qu’une opération de guerre secrète menée par l’intermédiaire de médias.
8– La revendication de la liberté contre le totalitarisme est une matrice de combat qui peut être transplantée dans d’autres contextes nationaux.
9– La transparence de l’orchestration de ce type d’opérations implique un autre mode d’organisation que le mode opératoire fermé du monde du renseignement.
10La matrice de guerre de l’information (Harbulot, 2015) née de la révolution russe était fondée sur la recherche systématique de l’avantage décisif en termes de légitimité. La revendication de la posture du faible était le point d’articulation du discours, quel que soit le contexte d’intervention (révoltes sociales des exploités contre les exploiteurs, luttes de libération nationale des peuples colonisés contre les pays colonisateurs, combats multiformes contre l’impérialisme américain). Les crises successives qui ont affecté l’image du modèle communiste (République démocratique allemande [RDA], Hongrie, Tchécoslovaquie, Pologne) permirent aux États-Unis d’inverser le rapport de force informationnel.
Un défi pour le monde du renseignement
11L’expérience du syndicat Solidarność a démontré l’importance du recours à des acteurs de la société civile comme le rappelle en 2015 Nicolas Weill dans le quotidien Le Monde : « Parce que Solidarność était adepte de la non-violence, affichant pour des raisons tactiques le caractère syndical plus que politique de sa lutte, le mouvement de soutien qu’il suscita en France à travers des centaines de comités syndicaux ou paroissiaux fera apparaître un nouvel élément de la démocratie moderne avec laquelle il faudra désormais compter : la société civile. »
12Les services de renseignement américains ont été les premiers à tirer les leçons de cette mutation des pratiques. En 1982, William Colby [6] théorisa à sa manière ce retour d’expérience en précisant dans les colonnes du Washington Post qu’il n’était plus nécessaire de privilégier des méthodes clandestines à partir du moment où on pouvait agir au grand jour. Les concepteurs des révolutions colorées qui ébranlent les anciens pays satellites de l’Union soviétique au début des années 2000 ont retenu la leçon. Leur mode opératoire présente de nombreuses analogies avec la dynamique impulsée par Lech Walesa :
- la légitimité de leur combat par la revendication de la liberté et la démocratie ;
- la non-violence des actions militantes ;
- une exploitation de toutes les caisses de résonance possibles de la société civile locale et étrangère.
13Le mode opératoire de cette forme de guerre de l’information diffère de celui du monde du renseignement. Les mouvements comme Solidarność ou les groupuscules à l’origine des révolutions colorées affichaient leur vision stratégique et la revendiquaient publiquement. Cette forme de « transparence » est la garantie nécessaire que recherchent les médias pour rendre compte de leur prise de parole. Elle permet de fédérer les individus et de leur donner la cohésion nécessaire pour les faire participer à la dynamique du mouvement de masse. Le partage de l’information entre les activistes est un atout déterminant à partir du moment où des moyens de transmission de l’information tels qu’Internet (et par la suite les réseaux sociaux lors des révolutions arabes) exigent une circulation des nouvelles en temps réel et une diffusion au maximum de relais et de caisses de résonance.
14La culture matricielle du monde du renseignement n’est pas tout à fait compatible avec cette guerre de l’information. Les professionnels du renseignement sont formés à la préservation du secret. Ce principe directeur repose sur des règles de fonctionnement très rigoureuses :
- la méconnaissance de la stratégie suivie par la direction de la centrale de renseignement par la plupart de la chaîne des exécutants ;
- la rétention de l’information et la soumission au besoin d’en connaître ;
- le cloisonnement strict entre le suivi des sources par les officiers traitants et le traitement des données par les analystes.
Intégrer la guerre de l’information
15Dans la guerre de l’information, l’efficacité repose sur le partage et non sur la rétention de l’information. Contrairement au monde du renseignement, la transversalité du jeu des acteurs est une condition sine qua non du fonctionnement agile dans le temps multidimensionnel (hors média, média, Internet). Elle permet aussi une capitalisation relativement rapide de la connaissance entre des petits cercles d’activistes qui privilégient la prise de parole à la capacité de se taire. Faut-il pour autant conclure que la pratique de la guerre de l’information est incompatible avec la culture matricielle du monde du renseignement ? L’examen des pratiques les plus innovantes (États-Unis, Israël, Russie) démontre le contraire. Les services de renseignement de ces pays ont su s’adapter de manière très différente à la société de l’information.
16Dans le cas américain, la CIA a su « passer au second plan » dans l’orchestration des stratégies d’influence validées par la Maison-Blanche. Les fondations, les organisations non gouvernementales et les groupes politico-religieux [7] sont aidés ou encouragés de manière indirecte. La réussite d’une opération repose en premier lieu sur la capacité des acteurs de la société civile à atteindre leurs objectifs. Ce sont les conséquences de ces actions et l’exploitation qui en est faite sur un plan diplomatique, économique ou juridique qui permet d’évaluer la portée du résultat pour la puissance américaine.
17Dans le cas d’Israël, le modèle que le service de contre-espionnage de ce pays a su bâtir pour cadrer la population des Arabes israéliens est un exemple rare d’intégration des techniques de cybersécurité, de guerre de l’information par le contenu et forme de gouvernance citoyenne. De son côté, Tsahal est une des premières armées du monde à avoir intégré les techniques offensives de guerre de l’information dans le cadre de ses interventions contre le Hamas dans la bande de Gaza.
18Dans le cas russe, les services ont été sollicités pour contrer les démarches indirectes d’influence menées par des intérêts nord-américains à l’intérieur de leur territoire (Vaissié, 2016). Le pouvoir russe a combiné les opérations classiques de manipulation et de désinformation contre certains journalistes et des membres de l’opposition, avec des opérations plus ouvertes [8]. Les conflits ukrainien et syrien ont souligné la manière dont la Russie mène ouvertement une guerre de l’information à partir de la chaîne d’information en continue Russia Today qui a une diffusion internationale en plusieurs langues ainsi qu’une extension en ligne très consultée. Le dispositif s’appuie aussi sur des sites tels que Sputnik lancé en 2014 et des réseaux sociaux animés par des sympathisants étrangers. Ces trois pays ont intégré la guerre de l’information à leur stratégie de puissance.
La lente prise de conscience de la France
19La volonté d’indépendance formulée par les mouvements de libération nationale eut une résonance plus importante sur la scène internationale que les éléments de langage diffusés par la puissance coloniale. En Indochine, la France légitima son intervention militaire par la nécessité de faire obstacle au communisme symbolisé par le Viet-Minh. En Algérie, les gouvernements de la Quatrième République insistèrent sur la capacité de la France à aider l’Algérie à entrer dans l’ère du progrès. Peu familiarisée aux subtilités des rapports de force de cette nature, l’opinion publique internationale pencha en faveur du faible.
20Sur la base de ce constat, la réussite des opérations d’intoxication n’eut pas d’incidence sur l’issue politique des guerres coloniales. Marquées par les prises de position de certains praticiens de la guerre psychologique en faveur de l’Algérie française, les autorités françaises civiles et militaires ont évité d’aborder la problématique de la guerre de l’information pendant plusieurs décennies [9].
21Les théories sur la contre-insurrection ont été réactivées par les États-Unis à cause de l’évolution des conflits politico-militaires en Irak, puis en Afghanistan. Des officiers de l’armée américaine se sont mis à étudier les méthodes françaises appliquées durant les guerres d’Indochine [10] et d’Algérie [11]. Les textes de Trinquier (1968) et Galula (2008) ont été cités par certains officiers généraux tels que David Petraeus afin de faire évoluer les techniques de renseignement et de contre-guérilla utilisées contre les forces djihadistes en Irak et contre les Talibans en Afghanistan. Cette réappropriation du savoir-faire français par les États-Unis a facilité la réintroduction de la problématique dans la pensée militaire française.
22Plusieurs facteurs renforcent aujourd’hui cette tendance : la dégradation de la situation au Moyen-Orient, les retombées des conflits libyen et syrien, les attentats terroristes de Daech en Europe. La politique de sécurité développée par la France depuis les attentats de 2015 a un volet « guerre de l’information » qui inclut les missions de surveillance du Net, de prévention pour contrer les modes de recrutement par les réseaux sociaux et de dénonciation des dérives criminelles de l’islamisme radical.
23Le monde du renseignement a dû s’adapter à ce nouveau contexte. Si la dimension du contenant (cyber) est maîtrisée, il n’en est pas de même pour les enjeux concernant le contenu. La qualification des informaticiens est reconnue par le système et valorisée. Les personnels qui sont embauchés ont une visibilité de carrière reconnue par la hiérarchie. La situation est très différente pour les fonctionnaires, les contractuels et les réservistes citoyens qui sont chargées de traiter l’information. L’importance de leur activité n’est pas encore prise réellement en compte par les circuits de décision. Pour l’instant, leur visibilité de carrière est très faible. La capitalisation de la connaissance acquise est freinée par le niveau de professionnalisation dans la mesure où les crédits et le financement du recrutement sont prioritairement affectés aux domaines d’expertise technologique.
24La professionnalisation du monde du renseignement dans le domaine de la guerre de l’information est acquise pour le contenant mais reste limitée aux missions ponctuelles dans le domaine du contenu. La lutte contre le terrorisme focalise aujourd’hui toutes les attentions mais la délimitation des champs de compétence entre le renseignement militaire classique et les services est encore empirique et ne permet pas d’avoir une vision globale pour orienter l’action de manière plus stratégique. Dans le meilleur des cas, les exécutants opèrent à un niveau tactique en fonction des priorités fixées par le pouvoir politique et des besoins qui remontent des théâtres d’opérations extérieurs. Le terrain économique – qui est un élément décisif de la préservation de nos capacités de puissance – est délaissé alors que les opérations d’influence et les déstabilisations informationnelles jouent parfois un rôle décisif dans la recherche de position dominante dans la structuration de l’économie mondiale.
Notes
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[1]
Nom donné à la Troisième Internationale, fondée en mars 1919.
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[2]
Willi Münzenberg appartenait au Kommunist Partei von Deutschland (KPD). Il est l’auteur de Propaganda als Waffe, ouvrage sur les méthodes de propagande nazie (Münzenberg, 1937).
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[3]
Il s’agissait de faire croire aux Allemands que la Normandie n’était qu’un lieu de débarquement secondaire et que le débarquement principal aurait lieu dans le Nord-Pas-de-Calais afin de fixer les divisions allemandes qui défendaient cette zone et de retarder leur arrivée après le 6 juin.
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[4]
Le Congress for Cultural Freedom fut le principal instrument de cette propagande culturelle dont l’orientation fut sous le contrôle de l’agent de la CIA, Michael Josselson de 1950 à 1967. Cet organisme disposait d’antennes dans 35 pays, avait une activité d’édition, d’organisation d’expositions, d’animation de conférences internationales.
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[5]
La publication Der Monat lancée par le journaliste américain Melvin Lasky pour combattre le totalitarisme communiste ressemblait à la revue Der Zukunft créé en 1938 par Willi Münzemberg pour combattre le totalitarisme nazi.
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[6]
William Colby a été le directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) de 1973 à 1976.
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[7]
Cf. Ian Hamel, « Quand la CIA finançait les Frères musulmans », Le Point, 6 déc. 2011. En ligne sur : <www.lepoint.fr/monde/quand-la-cia-financait-les-freres-musulmans-06-12-2011-1404368_24.php>, consulté le 08/08/2016.
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[8]
Guérilla informationnelle menée par l’intermédiaire du mouvement de jeunesse proche de Vladimir Poutine contre des ONG russes financées par des organisations étrangères.
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[9]
Les textes rédigés par des officiers de l’armée française sur les techniques de contre-insurrection et de guerre psychologique ont été principalement rédigés entre 1956 et 1967.
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[10]
Une opération d’intoxication menée par le renseignement militaire français déstabilisa la direction du Viet-Minh pendant plusieurs mois. Cf. Lepage, 2012.
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[11]
L’opération d’intoxication dénommée « la bleuite » déstabilisa à partir de 1957 de nombreux maquis du FLN algérien.