CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En dépit de quelques limites imposées par le Conseil constitutionnel, il semble acté que la sécurité nationale se construise au détriment des libertés publiques, comme l’a officiellement reconnu le président de la République dans son discours au congrès du parlement à Versailles le 16 novembre 2015.

2Faisant suite aux attentats de janvier puis novembre 2015, deux décisions politiques majeures ont contribué à cette situation : la promulgation de loi sur le renseignement le 24 juillet 2015, et l’état d’urgence décrété le 14 novembre 2015, prolongé pour trois mois en février 2016, puis jusqu’en juillet 2016, puis six mois encore et probablement jusqu’aux élections présidentielles de 2017, le chef du gouvernement ayant au demeurant déclaré, dans une interview à la BBC, que l’état d’urgence devait être maintenu « le temps nécessaire », précisant « jusqu’à ce qu’on puisse, évidemment, en finir avec Daech ».

3Dans un contexte de perte de confiance des citoyens à l’égard de leurs représentants politiques, et face au succès croissant des théories conspirationnistes, l’hypothèse d’une perception orwellienne de la politique de sécurité par les citoyens n’est pas sans fondements. Ainsi, l’objectif affiché de rassurer la nation à travers une politique de sécurité dont les carences antérieures ont été par ailleurs vivement critiquées se transforme paradoxalement en une crainte, voire une défiance de la part des citoyens à l’encontre de l’État. Dénoncée par certains médias et associations de défense des libertés publiques, la politique de sécurité est de plus en plus contestée et rejetée à travers une expression citoyenne observable sur les sites d’information alternative. A contrario, les sondages montrent que les Français sont plutôt favorables aux mesures prises par le pouvoir politique.

4Dans cette contribution, nous proposons dans un premier temps de dresser un diagnostic sur l’échec des services de renseignement en partant d’un modèle d’analyse systémique. Nous mettrons notamment en évidence les failles qu’a évoquées le pouvoir exécutif dans ce domaine ainsi que l’inefficience des choix qui en ont découlé en raison d’un parti pris épistémologique erroné. Dans un deuxième temps, nous montrerons que l’état d’urgence, prolongement politique de ce parti pris, ne peut aboutir à des résultats satisfaisants. Enfin, nous étudierons les réactions que suscite cette politique au sein de la nation, dans une perspective que nous qualifions d’orwellienne au regard des conséquences de la mise en œuvre d’un système de surveillance de masse aux dépens des libertés fondamentales.

Renseignement de sécurité : diagnostic d’un échec

5Le renseignement de sécurité consiste pour l’essentiel à anticiper les menaces pesant sur le pays et ses habitants. Comme le rappelle le décret n° 2014-445 du 30 avril 2014 relatif à la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) : « la DGSI concourt à la prévention et à la répression des actes de terrorisme ou portant atteinte à la sûreté de l’État, à l’intégrité du territoire ou à la permanence des institutions de la République ; Participe à la surveillance des individus et groupes d’inspiration radicale susceptibles de recourir à la violence et de porter atteinte à la sécurité nationale ». De son côté, la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) est chargée de « rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France [1] ».

Un constat général d’échec

6Pour le chef de la Central Intelligence Agency (CIA), John Brennan, dans une interview diffusée sur la chaîne américaine CBS le 14 février, « Paris a été un échec du renseignement. Les huit terroristes étaient tous Français, sauf un, et ils avaient été entraînés par l’État islamique en Syrie. Ils sont revenus, sans être repérés, et ils ont mené des attaques dans six lieux, tuant cent trente personnes. » De fait, les récents attentats perpétrés sur le territoire marquent indéniablement un échec des services de renseignement, comme le confirment eux-mêmes les directeurs des deux services précités [2] ainsi que les autorités politiques qui admettent des failles dans le système de renseignement [3]. Si la presse est restée plus discrète après les attentats de janvier 2015, ceux de novembre 2015 ont déclenché une vague d’articles pointant sans détour l’échec des services de renseignement et de la politique sécuritaire du gouvernement. Les plus virulents (Le Monde, Slate) évoquent un « naufrage historique » ou un « renseignement en état de mort clinique ». Pour autant, et comme c’était autrefois de tradition, aucun directeur des services (DGSE, DGSI) n’a présenté sa démission ou été limogé. Au contraire, le discours politique tend à renouveler sa confiance aux directeurs des services de renseignement, ce qui n’avait jamais été observé en 140 ans d’existence (Bulinge, 2012). Ainsi, et c’est un fait historique, depuis 2008, les services de renseignement bénéficient d’un vent de réformes à la fois structurelles et législatives particulièrement favorables en dépit d’un contexte budgétaire difficile. Nous allons cependant voir que les choix opérés, souvent à la demande des services eux-mêmes, notamment dans la lutte contre le terrorisme, ne sont pas de nature à améliorer leur efficacité.

Diagnostic du renseignement de sécurité

7Partant d’une analyse dimensionnelle du renseignement (Bulinge, 2012), nous avons identifié cinq facteurs principaux présidant à son pilotage : la doctrine, l’organisation, les acteurs, les méthodes et les moyens. Le développement équilibré de ces cinq axes constitue la « pyramide du renseignement » (figure n° 1).

Figure 1

La pyramide du renseignement

Figure 1

La pyramide du renseignement

8Selon ce modèle, un système de renseignement peut être considéré comme potentiellement efficient si sa doctrine est proportionnée à la puissance du pays qu’il sert et si l’ensemble méthode-acteurs-moyens-organisation est lui-même cohérent avec cette doctrine. Lorsqu’un ou plusieurs axes présentent une faiblesse, le système peut être considéré comme déficient suivant le principe sécuritaire qu’une chaîne ne vaut que par son maillon le plus faible.

9En France, le système de renseignement a longtemps souffert d’une faiblesse structurelle due à l’absence de doctrine ainsi qu’à la faiblesse des moyens et des acteurs. Au niveau méthodologique, les services français perpétuaient des savoir-faire hérités de pratiques empiriques. En clair, ils produisaient essentiellement du renseignement brut quand il aurait été intéressant de produire de véritables analyses (Rocard, 2008).

10La réforme initiée en 2008 par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale était censée remédier à ces faiblesses. Toutefois, elle reposait pour l’essentiel sur une analyse contextuelle (géostratégique), tandis que la culture technocratique favorisait une analyse fonctionnelle des faiblesses du système, centrée sur les ressources (effectifs et moyens) [4].

11La doctrine s’est développée sur la base d’un continuum défense-sécurité censé favoriser la coordination entre services (DGSI, DGSE), au risque d’une confusion entre ce qui relève du renseignement extérieur et du renseignement intérieur. La polémique intervenue en 2015 autour d’un décret secret autorisant la DGSE à espionner des citoyens français utilisant des serveurs internet à l’étranger (ce qui est majoritairement le cas) illustre bien cette dérive doctrinale.

12Sur le plan politique, le concept de défense-sécurité se traduit dans les faits par un mouvement centrifuge qui va de la défense vers la sécurité. Cette doctrine s’est traduite par la réorganisation du système de renseignement intérieur (fusion des Renseignements généraux et de la direction de la Surveillance du territoire au sein de la direction centrale du Renseignement intérieur, qui deviendra direction générale de la Sécurité intérieure en 2012), le recrutement de fonctionnaires pour renforcer les effectifs [5] et l’acquisition de technologies de surveillance électronique de masse. L’ensemble de ces dispositions a été successivement légalisé par un corpus législatif permettant théoriquement l’encadrement et le contrôle parlementaire [6] et administratif des activités des services.

13Présentée comme une révolution, cette réforme présente une faiblesse de taille : la disparition des Renseignements généraux et, d’une certaine manière, des missions de renseignement de la gendarmerie nationale a amputé le système d’un maillage territorial indispensable à une connaissance fine des phénomènes sociaux. Cette destruction devait être théoriquement compensée par un développement des moyens de surveillance électronique. En réalité, elle crée un angle mort dont les conséquences seront terribles : alors que le renseignement territorial repose sur une approche micro-environnementale à l’échelle humaine, la surveillance électronique repose sur une approche macroscopique à l’échelle industrielle. Alors que la première visait la création de sens et sa mise en perspective, la seconde vise l’accumulation illimitée de données indifférenciées n’autorisant qu’un traitement rétrospectif.

Le renseignement technique : un choix épistémologique discutable

14La loi sur le renseignement montre qu’un effort dramatique a été porté au niveau du renseignement technique, au point d’en faire une priorité. Ce type de renseignement relève pour l’essentiel de l’interception des communications entre individus et groupes d’individus. Il repose sur une épistémologie positiviste qui privilégie l’observation factuelle des phénomènes de communication. On fait dès lors l’hypothèse que la détection de signaux dans l’océan communicationnel permet d’identifier des menaces potentielles. Ainsi deux personnes communiquant (par téléphone, e-mail ou via les réseaux sociaux) sont susceptibles de prononcer des phrases porteuses de sens (par exemple : « par Allah, mort à ces chiens de Charlie Hebdo »). Ce modèle suppose par conséquent la mise en œuvre d’un dispositif sociotechnique capable de « chaluter » les communications et d’en extraire les contenus et données (y compris cryptés) susceptibles de correspondre à un modèle ou algorithme de menace préétabli (par exemple, le profil rhétorique de l’individu radicalisé ou du djihadiste type). La démarche est de nature déductive : telle communication correspond au modèle, le système-expert en déduit qu’elle est susceptible de correspondre au profil cible recherché. Dès lors une mise sous surveillance spécifique est déclenchée.

15Le premier obstacle à ce modèle est qu’il fait l’hypothèse que les communications entre terroristes potentiels sont identifiables grâce au contenu des conversations, ou bien au fait qu’elles soient chiffrées. On suppose alors que toutes les communications chiffrées sont suspectes, ce qui implique un « chalutage » exhaustif. Il faut ensuite attaquer les clés de chiffrement (cryptanalyse). Une fois décryptés, il ne faut retenir (théoriquement) que les messages à contenu menaçant, les traduire et les analyser. La question se pose au passage de l’usage qui pourrait être fait des données chiffrées des entreprises ou des particuliers.

16À défaut de décrypter les messages et d’en analyser le contenu, l’autre approche consiste à faire une analyse des métadonnées, autrement dit des données techniques générées par les échanges de communication : date, heure, adresses IP, etc. Ces données mettent en évidence l’activité communicationnelle d’acteurs qui forment un réseau de communication ou réseau social. Dès lors, on peut mettre en évidence les liens entre divers acteurs et faire l’hypothèse que ces liens constituent une probabilité d’activité suspecte.

17Cette approche suggère qu’une norme comportementale est instaurée (par qui ?) et traduite par des programmeurs informatiques, la non-conformité d’un comportement (verbal ou non verbal, gestes manuels ou non manuels) au regard de cette norme, détectée par des machines, entraînant un ciblage de l’individu préjugé suspect [7]. Or, comme le précise le journaliste Perric Marisal [8] : « En se basant sur les données recueillies existantes, donc passées, la machine entend prévoir, anticiper les actions des suspects. Mais comme un acte terroriste est, par définition, surprenant, définitivement imprévisible, et ne répondant à aucun schéma prédéfini, un algorithme apparaît comme l’outil le moins adapté pour anticiper le neuf. »

18Au demeurant, et dans l’hypothèse d’une bonne identification de la menace, ce système ne permet pas, dans la plupart des cas, d’intervenir à temps pour empêcher le passage à l’acte…

19Bien qu’épistémologiquement erronée et éthiquement discutable, cette approche présente l’avantage de répondre aux contraintes organisationnelles et techniques d’une technostructure qui mesure son efficacité à l’aune des budgets consentis. Ce modèle est en outre validé par le pouvoir politique qui, faute de temps, est naturellement preneur d’explications courtes et de discours simples afin de rendre compte à l’opinion publique (voir l’entretien avec Michel Rocard, dans ce même numéro).

20L’une des conséquences de cette logique est que le renseignement perd sa substance et devient un outil de la communication politique (« voici ce que nous savions sur l’auteur de l’attentat ») donnant l’illusion que la surveillance a servi à quelque chose aux dépens d’une anticipation des événements. À la logique stratégique qui fonde la théorie classique du renseignement (proactivité), se substitue une logique réactive basée sur une analyse rétrospective des événements qu’il est censé prévenir.

21La vidéosurveillance, abusivement rebaptisée « vidéoprotection », est l’exemple même de cette dérive épistémologique du renseignement dans la philosophie politique. En effet, la vidéo est typiquement une source de données rétrospectives, ne donnant à voir que ce qui s’est déjà produit. Il s’ensuit, de manière surréaliste, une forme de triomphalisme dans la communication politique qui peut, quelques minutes après un attentat, dire qu’on dispose des images permettant d’identifier les terroristes alors que ces derniers ont non seulement commis le pire mais qu’ils sont morts. En ce sens, l’abus de langage qui vise à faire croire que la vidéosurveillance permet de protéger la population pour en justifier l’usage massif représente un exemple de double pensée orwellienne.

L’état d’urgence : un bilan négatif

22L’état d’urgence, mis en place au lendemain des attentats de novembre 2015, apparaît comme une mesure d’urgence supplémentaire dans la « guerre contre le terrorisme » proclamée par le gouvernement. Aux termes de la loi qui l’instaure, l’état d’urgence consiste en un transfert de compétences de l’autorité judiciaire dans un cadre répressif vers l’administration policière dans un cadre préventif. En ce sens, l’état d’urgence marque un basculement de l’équilibre des pouvoirs du judiciaire vers le politique, l’administration de la sécurité publique étant directement aux ordres du gouvernement via les préfets. Fixé légalement dans un cadre temporaire de trois mois, l’état d’urgence peut être prorogé à la demande de l’exécutif par un vote du parlement. En théorie, le processus respecte les fondements de la démocratie représentative. En pratique, la décision du parlement est assujettie à une information que seul le gouvernement est en mesure de produire hors de tout contrôle, de surcroît avec une capacité de mise en pression médiatique. Sous l’effet de l’urgence et de l’émotion générale, mais également parce qu’il est un lieu de pressions et de confrontations politiques, il semble peu probable que le parlement tente de se démarquer, à quelques exceptions près, du champ de force médiatique ainsi créé [9]. Ce dernier est en tout point comparable à celui qui se créa en 2001 après les attentats de New York et Washington.

23Après six mois d’état d’urgence, le bilan est très mitigé au regard de la portée théorique et attendue d’une telle mesure. Si le nombre de perquisitions est important (3 400 au 24 février 2016), seules cinq procédures ont été ouvertes par le parquet antiterroriste, soit 0,15 % de perquisitions positives [10]. Ce résultat est, à l’évidence, très en deçà de la situation inquiétante décrite pour justifier l’état d’urgence. Du moins met-il en évidence l’effet de grossissement médiatique que favorise son traitement instrumentalisé. Il montre en outre que les fichiers de renseignement qui ont servi de base aux perquisitions étaient pour une grande part erronés ou peu fiables (ce que confirme Trévidic, 2015), ce qui pose la question de leur validité au regard du soupçon illégitime qu’ils font peser sur des personnes au regard de la présomption d’innocence. A contrario, on peut supposer que cette parenthèse exceptionnelle est une occasion pour les services de renseignement de mettre à jour leurs fichiers en agissant à découvert.

Un exemple de dérive : le cas des écologistes

24Alors que de nombreuses manifestations n’ont fait l’objet d’aucune interdiction en dépit de la menace terroriste exceptionnelle (notamment matchs de foot ou spectacles), la plupart des manifestations organisées dans le cadre de la COP21 ont été interdites. Pour justifier ces interdictions, certaines décisions préfectorales ont fait parfois état de « groupes et groupuscules appartenant à la mouvance contestataire radicale et violente » et considèrent qu’ils présentent « des risques importants de troubles à l’ordre public [11] ». En assignant arbitrairement des écologistes à résidence, le pouvoir exécutif a, de toute évidence, détourné l’état d’urgence au profit d’une vision sécuritaire étendue à la COP21. Cette dérive, dénoncée par la presse et par un certain nombre de personnalités politiques, apparaît comme une atteinte flagrante aux droits de l’homme. De fait, le chef de l’État avait pris les devants en informant le Conseil de l’Europe de sa « décision de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme », conformément à l’article 15 de ladite convention.

La nation entre confiance et défiance

25Dans ce contexte, il nous a semblé intéressant d’étudier les réactions observables dans l’espace médiatique.

La contestation

26On observe en premier lieu un ensemble de réactions critiques ou contestataires exprimées par une grande diversité d’acteurs.

27Chez les responsables politiques, on retient la démission de la ministre de la Justice qui exprime la gravité de son désaccord avec l’action de l’exécutif. Quelques rares voix s’élèvent par ailleurs, tous bords confondus, notamment chez les parlementaires qui ont refusé de voter l’état d’urgence, dénonçant les dangers que représentent ces mesures pour la démocratie. Ainsi, Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie-Les Verts du Val-de-Marne, interpelle les sénateurs le 9 juin 2015 : « Alors qu’un certain nombre d’entre nous utilisent encore des téléphones d’un autre âge, allons-nous, ignorants du raffinement des technologies modernes, adopter un texte susceptible de se transformer en arme redoutable entre les mains d’hommes, de femmes ou de régimes moins scrupuleux ? »

28Dans le milieu judiciaire, on peut noter la réaction du premier président de la Cour de cassation et des cours d’appel appelant solennellement le gouvernement à garantir le rôle de l’autorité judiciaire en période d’état d’urgence, tandis qu’un collectif anonyme de juges administratifs s’émeut, dans une tribune de Mediapart[12], « des atteintes que les mesures de l’état d’urgence portent aux libertés publiques et aux droits fondamentaux ». On note par ailleurs les réactions du Syndicat de la magistrature [13] qui s’oppose frontalement à l’action gouvernementale, de l’Union syndicale des magistrats qui fait part de sa réserve vis-à-vis des assignations à résidence « insuffisamment encadrées [14] », enfin du syndicat national Force ouvrière des magistrats qui, d’une manière plus mesurée, s’inquiète de la loi sur le renseignement [15] et s’interroge sur les mesures prises dans l’urgence sans réflexion préalable [16]. À titre individuel, l’ex-juge antiterroriste, Marc Trévidic, qui avait déjà dénoncé les dysfonctionnements du système de renseignement (Trévidic, 2013), s’inquiète d’une loi qui lui paraît dangereuse [17] et critique vertement les mesures gouvernementales, déclarant même que « l’état d’urgence, c’est débile [18] ».

29Du côté des avocats, le bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Paris et son vice-bâtonnier déclarent sur le site de l’Ordre : « Sous prétexte de lutter contre le terrorisme, nous entendons déjà des voix qui s’élèvent de toutes parts pour instaurer des lois d’exception et nous mettre tous sous surveillance [19]. »

30Les associations de protection des libertés publiques, telles l’ONG Amnesty International [20] ou la Quadrature du Net, dénoncent fermement une atteinte aux libertés et demandent la fin de l’état d’urgence.

31Les syndicats CGT [21] et FO [22] expriment officiellement leur désaccord, tandis que la CFDT assume l’état d’urgence comme une nécessité.

32Dans la presse, l’état d’urgence est considéré dans un premier temps comme un événement supplémentaire s’inscrivant dans un contexte médiatique intense, avant de faire l’objet d’un traitement sans complaisance. Dans l’ensemble, les médias relatent les faits et les données de manière relativement neutre et s’interrogent sans polémique sur la nécessité de proroger cette mesure.

33Les intellectuels médiatiques se montrent paradoxalement peu loquaces face à l’état d’urgence : tandis que Michel Onfray ne fait pas de commentaire pour cause de « diète médiatique », Bernard-Henri Lévy considère, en un tweet [23] daté du 30 novembre 2015, que « manifester contre l’état d’urgence est irresponsable ». Alain Finkielkraut, quant à lui, déclare : « Je vois bien le danger. Mais ce sont les terroristes qui nous l’imposent ! Qu’on le mette ou pas dans la Constitution, cela ne change rien [24]… ». Du côté des intellectuels « militants », on note un engagement très net à l’encontre de la politique sécuritaire du gouvernement. Le journaliste et pamphlétaire Edwy Plenel s’élève avec vigueur contre la loi sur le renseignement et dénonce un « coup d’État à froid ». Emmanuel Todd considère que les manifestations du 11 janvier 2015 et le mouvement « Je suis Charlie » constituent un « flash totalitaire » annonçant une fracture républicaine (Todd, 2015).

34Enfin, les citoyens semblent partagés. Dans les médias sociaux et alternatifs (Agoravox), la défiance s’exprime dans un registre assez large qui part du regard critique étayé et se perd dans les théories conspirationnistes les plus fantaisistes. Le 30 janvier 2016, une manifestation nationale de contestation rassemble des cortèges de quelques milliers de manifestants dans quelque 70 villes. D’autres appels à manifester sont lancés sur le Web [25] pour le 12 mars 2016. Toutefois, le mouvement semble minoritaire et, de fait, la mobilisation faiblit rapidement. A contrario, les sondages montrent que les Français sont en général favorables à l’état d’urgence et à une limitation des libertés : 84 % le 17 novembre 2015 (L’Express), 79 % fin janvier 2016 (Le Figaro, Atlantico). En mai 2016, 84 % des sondés estiment que l’état d’urgence n’a pas de conséquences sur leur vie quotidienne (Le Bien public). Paradoxalement, après les attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016, si 76 % des sondés sont favorables à la prolongation de l’état d’urgence, seuls 27 % d’entre eux croient encore en son efficacité [26]. Est-ce le signe d’une résignation face à ce que le gouvernement qualifie d’inévitable (après chaque attentat, les responsables de l’exécutif répètent comme un leitmotiv qu’« il n’y a pas de risque zéro ») ?

35De son côté, la loi sur le renseignement ne fait pas l’objet d’une contestation massive. Bien que des manifestations soient organisées à l’appel des organisations citées plus haut, elles ne parviennent pas à mobiliser plus de quelques centaines de citoyens. En avril 2015, 64 % des sondés estimaient la loi sur le renseignement utile bien que 68 % considéraient qu’elle remettait en cause le respect de leur vie privée (Le Figaro). Finalement, 63 % des sondés étaient favorables à une limitation de leurs libertés individuelles au nom de la lutte contre le terrorisme.

36Du côté de la « communauté » musulmane, quelques rares voix s’élèvent, comme celles du Collectif contre l’islamophobie en France qui dénonce un « ciblage tous azimuts » des musulmans [27]. Dans l’ensemble, l’opinion de la majorité des citoyens musulmans, sur lesquels pèse le poids de la peur et du soupçon, n’est pas audible. Les médias semblent privilégier les minorités agissantes, alors même que l’interdiction de sonder la population sur des bases ethnico-religieuses ne permet pas d’obtenir une image fiable des opinions.

Discussion : le paradoxe orwellien

37Il ressort de ce qui précède que la perception négative de la politique de sécurité, bien que corrélée par l’échec de ladite politique et des services de renseignement, reste minoritaire dans l’opinion publique et parmi les personnalités politiques. La confiance l’emporte sur la défiance, ce qui pose la question des mécanismes d’adhésion cognitive dans un contexte d’émotion collective et de propagandes croisées. Cela pose également la question plus philosophique du renoncement assumé aux libertés individuelles au profit d’une société sous surveillance a priori plus sécurisante : quel regard porteraient aujourd’hui George Orwell et Aldous Huxley sur notre société, et quel accueil réserveraient les lecteurs de 1984 et du Meilleur des mondes dans le contexte actuel ? Doit-on voir là une évolution sociétale durable ou bien une réalité temporaire déterminée par la situation ?

38Au demeurant, les services de renseignement, et notamment la DGSI, ne pourront pas continuer longtemps à ignorer la nécessité d’une réforme épistémologique. Le choix de demander toujours plus de personnels et de moyens ne pourra pas masquer, à terme, le défaut d’une méthodologie issue de la culture policière et aux dépens d’une pratique moderne du renseignement.

Notes

Français

Aux attentats qui frappent régulièrement la France depuis 2012, répondent des lois successives, jusqu’à l’état d’urgence que le gouvernement a souhaité inscrire dans une loi constitutionnelle, resserrant de facto le champ des libertés individuelles et publiques comme prix de la sécurité nationale. En dépit de ces mesures, des discours martiaux et du soutien politique infaillible aux services de renseignement, la politique de sécurité ne parvient pas à enrayer le triple phénomène que représentent la « radicalisation », le départ de jeunes en Syrie et la commission d’attentats sur le territoire. En dépit de son inefficacité assumée, les sondages de population restent favorables à cette politique. Dans cet article, nous mettons en évidence ce phénomène que nous qualifions de paradoxe orwellien.

Mots-clés

  • renseignement de sécurité
  • loi sur le renseignement
  • état d’urgence
  • paradoxe orwellien

Références bibliographique

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  • Bulinge, F., Management de l’information stratégique : méthodes et techniques d’analyse, Paris, De Boeck, 2013.
  • Guidère, M., Irak in translation, De l’art de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire, Paris, Jacob Duvernet, 2008.
  • Mallet, J.-C. (dir.), Défense et sécurité nationale : le livre blanc, Paris, Odile Jacob, 2008.
  • Rocard, M., Si ça vous amuse, Paris, Flammarion, 2010.
  • Todd, E., Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015.
  • Trévidic, M., Terroristes. Les sept piliers de la déraison, Paris, Lattès, 2013.
Franck Bulinge
Ancien analyste de renseignement, Franck Bulinge est maître de conférences en science de l’information et de la communication et chercheur au sein du laboratoire I3M de l’université de Toulon.
Courriel : <fbulinge@gmail.com>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0059
Pour citer cet article
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