CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La loi promulguée le 24 juillet 2015 sur la surveillance constitue l’étape finale du processus d’instauration en France d’un nouveau régime technologique de surveillance. Œuvrant à la mise en place d’un cadre juridique général de ces dispositifs, elle officialise un grand nombre d’évolutions engagées depuis le début des années 2000, tant au niveau de la structure que des moyens et objectifs du renseignement hexagonal [1]. Cette législation qui entérine des rapports complexes entre sécurité, liberté, droit et technologie constitue le premier cadre normatif d’envergure pour l’ensemble des pratiques de surveillance. Et ce alors même que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait à plusieurs reprises mis en garde le gouvernement français sur le contrôle approximatif dont faisaient l’objet ses techniques de surveillance, souvent considérées comme peu regardantes de la protection des droits individuels. Dans le débat public français, des voix se sont élevées pour dénoncer la « surveillance de masse » induite par cette loi quand d’autres ont, au contraire, salué le contrôle et l’encadrement des « dérives » du renseignement rendus désormais possibles par cette promulgation [2].

2La présente contribution se penche sur la genèse de cette loi, dans le contexte d’un regain de l’antiterrorisme, à la fois en tant que discours de légitimation et comme cadre d’action. Nous verrons ainsi comment, dans le contexte des attentats de janvier 2015, les solutions politiques, juridiques et institutionnelles en faveur d’un renforcement de la lutte contre le terrorisme se sont imposées dans une dynamique de réaction face à la violence politique. Dans un second temps, il s’agira de compléter cette compréhension des dynamiques d’adoption par une analyse des effets concrets dans les pratiques de l’antiterrorisme actuel. À partir de l’observation ethnographique depuis fin 2014 d’une série de procès de personnes accusées de participation à une entreprise terroriste au tribunal correctionnel de Paris, nous pourrons ainsi évoquer une partie des usages judiciaires du système de renseignement. L’étude de cette mise en œuvre des régimes antiterroristes incite à dépasser les objectifs et les intentions légalement définis d’une politique, plus fortement encore dans le cas de la lutte contre le terrorisme largement habitée par l’émotion et les stratégies discursives politiques.

Le pouvoir judiciaire face à la tourmente du nouveau régime de surveillance antiterroriste

3Dans le contexte des attentats terroristes perpétrés en janvier 2015 en France, la lutte contre le terrorisme définie en termes de « guerre » politique, militaire et technologique constitue le principal registre de légitimation de la loi du 24 juillet 2015. Cette loi offre de nouveaux moyens aux services de renseignement et conduit à une reconfiguration de la place du pouvoir judiciaire dans l’arsenal antiterroriste.

La « guerre » contre le terrorisme : entre registre de légitimation et cadre d’action

4En usant du registre discursif de la « guerre contre le terrorisme », les pouvoirs politiques légitiment, dans une logique de réaction-action, l’adoption de nouvelles mesures de sécurité. Les accusations d’instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme ont toutefois incité les promoteurs de la loi de 2015 à infléchir leur registre de légitimation dans le sens de la justification plus noble d’une nécessaire instauration du contrôle du renseignement, nonobstant au passage le travail de la Commission nationale des interceptions de sécurité (CNCIS, loi du 10 juillet 1991). Si le registre premier de légitimation évoquant la lutte contre le terrorisme reste pour autant présent, il est à noter que la loi de 2015 dépasse largement ce domaine d’application, démontrant par là même une montée en puissance plus générale du renseignement au moyen de technologies toujours plus sophistiquées (Bauman, Bigo, Esteves, Guild, Jabri, Lyon et Walker, 2015). Le premier article du texte de loi indique d’ailleurs très précisément qu’il ne s’agit pas d’une loi spécifique sur le terrorisme, mais d’un texte plus vaste regroupant les cas de « défense et de promotion des intérêts publics » (Art. L. 811-3), soit un champ de compétence très large dont on peut se demander s’il englobe certains mouvements sociaux de contestation civique prenant par exemple pour cible les constructions de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (depuis 2008) ou du barrage de Sivens (depuis 2011).

5Dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, les enquêteurs et magistrats français peuvent s’appuyer, comme dans la totalité des États occidentaux, sur des procédures judiciaires dérogatoires au droit commun (Mégie, 2011). Au cœur de ces pouvoirs spéciaux et procédures parallèles, la dangerosité des groupes ciblés, la volonté d’anticiper leurs actions ainsi que la difficulté d’établir la preuve de leurs activités et de leurs structures organisationnelles constituent les principaux éléments de justification. Dans ces conditions, la question des techniques de surveillance dans les procédures pénales et leur recevabilité dans un cadre procédural représentent une problématique centrale. Le principe d’une approche « proactive » en matière judiciaire s’inscrit pleinement dans le paradigme faisant de la surveillance et du recueil technologique d’informations la pierre angulaire de la lutte contre les phénomènes de violences politiques. L’accumulation de preuves (même partielles) a pour objectif de prouver le « lien » avec une « entreprise terroriste ».

6Surveillance et technologie ont donc progressivement été construites comme deux éléments inséparables des nouvelles mesures de sécurité (Cultures et conflits, 2009). Si de nombreux professionnels insistent encore sur l’importance du renseignement humain, l’évolution des instruments technologiques a considérablement modifié les discours et les pratiques des autorités de sécurité dans le sens d’une valorisation du « tout-technologique », tendance dans laquelle s’inscrit la loi de 2015. À cet égard, plusieurs dispositifs introduits par cette loi nourrissent les controverses portant sur la thématique du respect des libertés, comme le montre l’avis consultatif définitif du 19 mars 2015 de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) qui met en garde contre le spectre trop large et intrusif des nouvelles mesures de surveillance. La collecte de données ne se limite en effet plus aux seules personnes identifiées et concernées, mais s’étend désormais à des personnes tout à fait étrangères à la mission de renseignement.

7L’article 2 de la loi permet ainsi aux services de renseignement d’installer chez les fournisseurs d’accès Internet (FAI) des dispositifs appelés « boîtes noires » dont l’objectif est de surveiller le trafic numérique, non pas à partir du contenu des messages mais des structures générales du trafic numérique. Il s’agit là, au nom de la prévention du terrorisme, de recueillir des métadonnées qui renseignent d’une part sur l’origine, la datation et les destinataires d’un message, d’autre part sur les adresses IP et les différents sites consultés par un individu. Le traitement automatisé de cette importante base de données doit alors permettre la détection de projets d’actions terroristes. Cette dimension proactive d’anticipation fonctionne au moyen d’algorithmes permettant de repérer des modèles d’activité sur Internet, considérés en amont comme caractéristiques des modes d’action terroriste et s’appuyant sur un profilage de comportements terroristes. L’anonymat de ces données informatiques peut dans un deuxième temps être levé, en cas de « révélation d’une menace terroriste ». C’est ce recours à des algorithmes de profilage terroriste qui a engendré l’essentiel des critiques dénonçant l’avènement d’une « surveillance de masse ».

Quelle place pour le pouvoir judiciaire ?

8Cette évolution du renseignement s’inscrit par ailleurs dans un paysage institutionnel particulier, marqué d’une part par la structure du renseignement français actuel, d’autre part par les jeux de la répartition interministérielle imposée lors de la discussion préparatoire de la législation de 2015.

9Si le texte de loi indique que les services compétents pouvant recourir aux techniques de surveillance sont rattachés au ministère de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice et de l’Économie, les deux administrations qui s’imposent au cœur de l’arsenal du renseignement sont sans conteste les ministères de l’Intérieur et de la Défense. Cette domination s’exprime notamment d’un point de vue politique, avec le pilotage très marqué du ministère de l’Intérieur, aussi bien sous l’autorité de Manuel Valls que de Bernard Cazeneuve. Si ce leadership institutionnel a été partagé sur certains points avec le ministère de la Défense, la chancellerie a été, quant à elle, largement tenue à l’écart de la rédaction du texte. Pour certains observateurs, ce phénomène apparaît logique, puisque la loi de 2015 se focalise sur le renseignement dans sa globalité et non pas simplement sur les activités de surveillance et leur possible judiciarisation. Cette relégation du pouvoir judiciaire s’observe également au niveau de l’encadrement de la loi, en ceci que c’est à une autorité administrative indépendante qu’incombe le contrôle de cet arsenal (la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, CNCTR).

10Le ministère de la Justice n’est véritablement présent dans le texte de loi de 2015 qu’en tant qu’autorité responsable des lieux pénitentiaires. L’administration pénitentiaire, sous l’autorité de la Chancellerie, est en effet désormais officiellement compétente pour recueillir puis échanger avec les services spécialisés du renseignement. Les lieux pénitentiaires étant aujourd’hui appréhendés comme des endroits déterminants dans le processus de radicalisation terroriste (de Galembert, 2016), cette mission de renseignement est désormais explicitement définie. Ceci pose la question des moyens à mobiliser à cet effet et des changements induits au niveau des rapports entre personnel pénitentiaire et certains détenus identifiés comme « radicalisés ». Le ministère de la Justice, réticent sur l’automaticité de ce dispositif de surveillance et d’échanges, a d’ailleurs tenté sans succès d’amender le texte de loi sur ce point lors des discussions parlementaires.

11Enfin, cette répartition interministérielle a d’autres conséquences très pratiques, en ceci qu’elle confère aux services de renseignement des outils juridiques qui auparavant étaient principalement disponibles sous le contrôle des autorités judiciaires (autorisation de sonorisation, de surveillance informatique et de géolocalisation, par exemple). La loi de 2015 consolide un monopole de la surveillance au profit des services de renseignement. Ainsi que le soulignent certains magistrats antiterroristes [3], les services de renseignement disposaient déjà du monopole technique, notamment grâce à la Plateforme nationale de cryptage et de décryptement (PNCD) contrôlée par la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE). La loi de 2015 entérine désormais une nouvelle compétence, juridique cette fois-ci, en octroyant aux services de renseignement la possibilité de déployer de manière autonome les techniques de surveillance qui relevaient jusqu’alors de l’unique compétence du judiciaire.

12L’affaire dite du « groupe de Tarnac » constitue sur ce point un exemple concret des possibles dérives que la loi de 2015 cherche à encadrer. Au-delà des questions que soulève cette affaire concernant le rôle du gouvernement français dans la collecte de renseignements à des fins politiques, ce sont les problématiques relevant du juridique qui sont intéressantes pour notre propos. Soupçonnés de participer à une mouvance libertaire au regard de leur mode de vie et de leur action militante et éditoriale revendicative, les membres du groupe de Tarnac ont, dans une logique d’intervention proactive, fait l’objet d’une surveillance téléphonique, informatique et visuelle, avant et après leur arrestation. Cependant, comme cela a été reconnu juridiquement depuis, les dispositifs de surveillance mis en place par la sous-direction anti-terroriste (Sdat) dès le 15 août 2008 lors de l’enquête préliminaire dirigée par le parquet de Paris n’ont à aucun moment fait l’objet d’une autorisation judiciaire alors même que l’installation de caméras s’est faite dans des locaux privés. C’est dans une approche similaire que les écoutes téléphoniques ont, elles aussi, fait l’objet d’une requête en annulation, au motif qu’elles n’apportent aucun élément à charge sur la question du sabotage des voies TGV dont certains membres étaient accusés dans le cadre d’une participation à « une entreprise terroriste ». Dans « l’affaire de Tarnac », toute la procédure d’accusation repose donc sur une accumulation de preuves obtenues grâce à des dispositifs de surveillance, mais ni le contenu des preuves ni leur validité juridique ne permettent de justifier l’arrestation puis la mise en examen des neuf personnes. Ces pratiques des services de renseignement hors cadre juridique ont donc empêché une judiciarisation efficace du renseignement dans le cadre d’une procédure équitable et respectueuse de l’État de droit.

Usages du renseignement dans les procès terroristes

13Si l’analyse de l’adoption et du contenu du nouveau régime de surveillance est essentielle à la compréhension de la place que tient le renseignement aujourd’hui, il est parallèlement nécessaire de considérer les usages et pratiques à l’œuvre. Une telle dimension permet notamment d’interroger les effets concrets de ce régime et la manière dont il peut impacter les pratiques judiciaires. La problématique du renseignement dans le contexte judiciaire renvoie principalement à la question de la judiciarisation du renseignement, en tant qu’utilisation dans les procédures antiterroristes d’éléments à charge ou à décharge issus des dispositifs de surveillance. Dans cette perspective, l’analyse des procès terroristes constitue une fenêtre d’observation précieuse et inédite.

Les procès antiterroristes : une justice du quotidien

14Depuis 2015, la multiplication des procès correctionnels pour « participation à une entreprise terroriste » a conduit à faire des jugements d’acte de violence politique un contentieux du quotidien. Ainsi, à l’heure actuelle, le parquet antiterroriste de Paris suit 324 dossiers (183 enquêtes préliminaires et 141 informations judiciaires), contre 136 en 2015 et 26 en 2013. On dénombre au total 982 individus faisant ou ayant fait l’objet d’une enquête judiciaire pour du terrorisme islamiste (dont 577 font l’objet d’un mandat de recherche ou d’un mandat d’arrêt) [4].

15Face à cet accroissement exponentiel des contentieux, la procureure générale à la cour d’appel de Paris, Catherine Champrenault, estime que le risque d’engorgement des tribunaux est réel [5]. Dans le même temps, le choix du parquet depuis août 2016 de criminaliser les peines encourues pour « participation à une entreprise terroriste », départ ou velléité de départ sur « zone de combat » (Syrie) conduira de facto à une augmentation considérable de la population carcérale que ce soit dans le cadre d’un emprisonnement préventif ou post-sentenciel [6]. Se pose alors très concrètement la question du déplacement du travail de renseignement au sein des murs carcéraux, comme nous le révèle l’observation des procès actuels.

16Le « temps du procès » représente, dans les régimes démocratiques, le débat contradictoire durant lequel l’application concrète des législations et règles de droit antiterroristes (nationales, européennes ou internationales) sont confrontées à la réalité sociale, politique, voire religieuse des personnes jugées. Concernant plus spécifiquement la lutte contre le terrorisme, ces moments du calendrier judiciaire donnent lieu à une photographie précise et unique de la « scène terroriste » en tant que système de relations de pouvoir dominé par l’usage de la violence politique et mettant en scène différents ensembles d’acteurs que sont la société, les groupes terroristes, les décideurs publics et les médias (Mégie, 2010). Le temps des procès constitue de ce point de vue un moment particulier de cette scène terroriste puisque la quasi-totalité des acteurs sont rassemblés au sein d’un même lieu (tribunal et salle d’audience), dans une confrontation pacifiée (Audren et Linhardt, 2008). D’un point de vue heuristique, les procès permettent de mieux saisir les logiques à la fois individuelles et collectives de l’engagement dans des groupes djihadistes. Ces dynamiques d’engagement sont auscultées au moyen d’enquêtes de personnalité, de la pratique religieuse, de la sociabilité des prévenus, des liens avec un éventuel recruteur ou encore des logiques de domination au sein du groupe. Défini comme le moment de « vérité », le procès doit être le temps où toutes les dimensions individuelles et collectives à l’origine des infractions jugées sont dévoilées aux yeux de la cour, mais aussi des médias et de l’opinion publique. Le débat contradictoire occupe à cet égard une place essentielle. Lors des débats du procès, le représentant du parquet, mais également les juges cherchent régulièrement à étayer ces dimensions organisationnelles et leurs répercussions sur les modalités de la violence utilisées.

Régime de la preuve et judiciarisation du renseignement : les écoutes et les photographies au cœur des procès

17Dans le cas des procès relatifs aux départs en Syrie [7], on retrouve généralement un schéma d’accusation relativement similaire. Les charges retenues contre les prévenus correspondent à trois phases : celle de l’organisation du départ (« avoir intégré une filière »), celle du séjour en Syrie (« avoir reçu un entraînement militaire, en particulier au maniement des armes, et avoir participé aux activités d’un groupe terroriste ») et celle du retour vers la France (autour des intentions supposément liées à ce retour). L’enjeu pour le parquet consiste à extraire des éléments à charge pour ces trois phases : éléments matériels, mauvaises fréquentations, propos attestant d’une volonté de combattre ou d’une fierté liée au ralliement d’une organisation terroriste. À l’image de plusieurs affaires de filière d’acheminement de combattants djihadistes vers les zones de combat, ces charges reposent pour une part sur les preuves de « mauvaises fréquentations » : lieux de culte connus pour leur incitation à la violence, individus considérés comme radicalisés ou recruteur pour le djihad en Syrie ou en Irak. C’est notamment le cas du procès de Larossi Abballa en 2013 (trois ans avant le double meurtre de policiers qu’il commettra à Magnanville), mais aussi de celui de la filière de Champigny en décembre 2015, de la filière de Trappes (février 2016) ou encore de la filière dite de Strasbourg en juin 2016. Dans certains procès, c’est également l’observation d’entraînements sportifs (course à pied notamment) dans les parcs et de multiples écoutes qui sont évoqués à charge.

18Ces éléments mobilisés par l’accusation montrent la centralité des informations fournies par les services de renseignement dans les procédures judiciaires ou en amont de celles-ci. La constitutionnalisation grandissante du droit pénal a conduit à la multiplication des normes et jurisprudences encadrant l’utilisation des techniques de surveillance dans les procédures pénales. Ceci concerne en particulier les principes juridiques relatifs à la recherche des preuves et à leur recevabilité. Le surinvestissement de la preuve résulte d’une volonté d’une part de s’appuyer fortement sur la science et son exactitude présumée en termes de preuve, et d’autre part de recueillir le maximum d’éléments à charge afin de condamner des individus affiliés à des organisations difficilement cernables. Sous l’effet de ces lignes de force, l’équilibre entre vérité, efficacité et légitimité – qui est à la base du concept de preuve – se trouve en pleine mutation. C’est ainsi que l’efficacité semble parfois primer sur l’équité des procès au regard du respect de la présomption d’innocence et du principe du contradictoire, par exemple, mais aussi du respect du droit à la vie privée (Giudicelli-Delage, 2004).

19L’importance donnée aux écoutes téléphoniques et aux photographies dans le procès de la filière de Strasbourg est intéressante sur ce point. Les audiences qui ont duré sept jours montrent toute la difficulté de réunir des preuves, de la préparation d’un départ vers les zones de combat d’une part, et de la participation à une organisation terroriste d’autre part : l’objectif est alors de matérialiser la nature de la participation à des patrouilles, des combats, des exactions, etc. Ainsi, les débats s’appuient alternativement sur les interrogatoires des prévenus et de leurs proches, les extraits d’écoutes téléphoniques, les relevés d’échanges de messagerie (essentiellement SMS, Skype, Whatsapp et Facebook) et des photographies ou vidéos.

20La manière dont ces éléments sont utilisés et débattus lors des audiences offre un éclairage essentiel pour saisir les usages judiciaires du renseignement. Par exemple, la nonconsidération par les juges des effets de langage propres aux différents modes de communication constitue régulièrement un objet des débats entre les parties. Dans le cas de la filière de Strasbourg, les avocats auront ainsi beau souligner qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet syntaxique des « lol » (laughing out loud), « mdr » (Mort de rire) et des smileys omniprésents dans les SMS ou sur les réseaux sociaux des prévenus – en ceci qu’ils minorent et relativisent la teneur des échanges –, il n’en demeure pas moins que ces propos viennent accabler les prévenus sur leurs intentions et leur posture violente. « Je leur dirai que je suis l’élite de la Umma [nation ou communauté des musulmans] et que je les nique », écrit par exemple l’un des prévenus à un autre à propos de la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) et de sa probable arrestation. Ces propos sont alors utilisés à l’audience pour mettre à mal la désillusion que l’accusé prétend ressentir face à l’idéologie et aux actions l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Aidé de ses avocats, celui-ci peinera à démontrer que les lol, mdr et smileys indiquent le registre de l’humour du message. Dans le même élan, la juge questionne cet accusé sur des propos échangés au téléphone avec un ami resté en France (éléments relevant a priori du renseignement) : « [En Syrie,] on vit avec fierté, tu vois. Tu vis avec tes frères, tu vis pas avec des kouffars [mécréants] qui croient qu’ils descendent du singe, tu vois ! », poursuivant ensuite sur son désir de rester sur zone et sur la solidité de son djihad longuement réfléchi. Là encore, la défense de l’accusé reprochera la décontextualisation de ces propos qui sont en réalité suivis d’éléments plutôt à décharge : « Dis-leur [à ses parents] qu’on n’est pas des terroristes, hein ! » et « Je sais que tu penses que je suis un peu parti en sucette », montrant une forme de lucidité face à la réception de ses agissements depuis la France. À l’interruption de séance, une des avocates adjurera son client en aparté de corriger l’impression laissée par ces écoutes, l’invitant à reformuler sa version initiale du choc de la désillusion, du traumatisme de la guerre et de l’envie de retrouver son foyer parental.

21Dans une perspective similaire, la qualité de l’interlocuteur ne constitue pas un des éléments du débat contradictoire du procès, alors même que le registre des conversations varie fortement selon que l’interlocuteur est un parent (registre rassurant et auto-victimisant) ou au contraire un ami ou une possible conquête (registre plastronnant et combattif). On le voit notamment lorsqu’un des accusés écrit (« pour frimer », selon lui), à une jeune femme acquise à sa cause avoir (faussement) assisté à des crucifixions. De la même manière, le contexte des échanges est rarement évoqué, comme lorsque le frère d’un des auteurs de l’attentat du Bataclan explique a posteriori par l’injustice ressentie en prison et le « choc carcéral » l’invective « Vous allez voir, bande de chiens ! » écrite en prison, à propos des institutions françaises, ou encore « Je vais me radicaliser [en prison], je vais devenir un terroriste ».

22Ces informations, dont certaines apparaissent fortement à charge pour le prévenu, ont été partiellement recueillies dans le cadre d’une écoute de son téléphone alors même qu’il était incarcéré. C’est le cas de la conversation entre l’un des auteurs de l’attentat du Bataclan et son frère, au cours de laquelle ce dernier déclare « C’est toi qui me devances auprès d’Allah et je te rejoins bientôt », évoquant par là le projet du frère d’une mort en martyr. On voit ici poindre le résultat des nouveaux pouvoirs de l’autorité pénitentiaire et de sa fonction de renseignement. L’évocation de cette écoute lors de l’audience donna lieu à un incident de séance entre les avocats et le représentant du parquet puis à une suspension de séance. L’incident organisé par les avocats s’explique par le fait que ces pièces à conviction n’ont été versées au dossier sur demande du parquet que quelques jours avant le procès (trois jours), les avocats du prévenu n’en prenant connaissance, selon eux, qu’au moment de leur évocation. Ces derniers avaient donc toute latitude pour contester la validité de ces pièces et leur place dans le cadre des débats et de la procédure. Ce versement au dossier (de manière non publicisée) d’éléments à charge obtenus dans le cadre d’un rapport de surveillance carcéral a été observé lors d’un autre procès de djihadistes (Champigny, 2016). Dans ces conditions, le fait que nombre d’inculpés de cette filière aient pu disposer d’un téléphone durant leur détention provisoire [8] interroge sur une éventuelle faille dans leur surveillance en détention ou pose au contraire la question d’une volonté stratégique de récolte de données téléphoniques relatives à leur participation aux faits reprochés et à la nature de leurs réseaux de sociabilité.

23De la même manière que les écoutes, les photographies sont utilisées lors des débats pour montrer d’une part l’adhésion à l’idéologie djihadiste et aux stratégies militaires, d’autre part pour tenter de démontrer la présence des accusés au front (en croisant la date de la prise de l’image et des éléments du paysage caractéristiques de certaines régions syriennes, tels des puits de pétrole sur les zones de combat). C’est sur une double interprétation appliquée aux clichés et aux vidéos que repose l’accusation : celle d’une présence en Syrie consentie d’une part, et celle d’un engagement religieux et militaire d’autre part. Sur la question du consentement et de l’engagement, la juge procède de la même manière que pour les écoutes et utilise les photographies afin de tester la version du désenchantement une fois arrivés dans les rangs de l’EIIL : les poses, les attitudes et les sourires sur les photos et vidéos saisies sont ainsi décrits à l’audience. Ensuite, ce sont les signes religieux – essentiellement le doigt levé interprété comme l’allégeance à l’EIIL par le parquet et, plus trivialement, comme signe de la chahada (la profession de foi de l’islam) par les accusés – et les signes militaires (armes de guerre et gilets tactiques portés par certains protagonistes) qui sont relevés sur ces clichés. Ces données photographiques prélevées sur les pages Facebook et dans les répertoires d’images des téléphones et disques durs des accusés sont précieuses pour l’accusation, en ceci que les aspects militaire et religieux mobilisés à charge sont plus difficilement décelables sur les écoutes et les échanges sur messagerie.

24En fournissant un cadre juridique et technique renforcé, la loi de 2015 confirme la centralité actuelle des dispositifs de renseignement en particulier au nom de la lutte contre le terrorisme. Le contexte actuel d’une France confrontée à la multiplication des attentats terroristes et des arrestations/incarcérations pour « participation à une entreprise terroriste » démultiplie l’usage de ces nouvelles dispositions. La judiciarisation du renseignement apparaît dès lors au cœur du travail de jugement et des tentatives de « neutralisation » des individus et groupes djihadistes.

25Dans le cadre des procès en correctionnelle qui se déroulent aujourd’hui, la démonstration de la culpabilité des prévenus se fonde en partie sur les éléments obtenus par la surveillance. Se pose alors en creux une série de questionnements fondamentaux tels que la multiplication des sources des informations judiciarisées (direction générale de la Sécurité intérieure, police judiciaire et Sdat saisies par le juge d’instruction, autorités pénitentiaires), le contrôle de leur validité juridique et donc de leur possibilité de judiciarisation dans le respect des droits à un procès équitable. L’objectif et la finalité de ces renseignements constituent un autre point essentiel. En effet, au-delà de la possibilité qu’elles offrent de valider les actes d’accusation, les informations issues du renseignement peuvent être utilisées dans le cadre d’une surveillance plus élargie pour étayer les liens entre individus engagés dans les groupes djihadistes. Elles peuvent également être mobilisées pour estimer la dangerosité des personnes surveillées et justifier leur enfermement. La problématique des modalités du passage de la surveillance à la judiciarisation (arrestation, inculpation et détention) a d’ailleurs émergé récemment autour des personnes fichées S ayant participé à des actes de violence. Dans ces conditions, le respect du cadre de l’État de droit représente plus qu’une « argutie juridique », puisqu’elle participe à la capacité de l’État français à répondre de façon efficace à la violence terroriste actuelle.

Notes

  • [1]
    Voir notamment Chopin, 2016 ; Mégie, 2016.
  • [2]
    Déclaration de Bernard Cazeneuve, Europe 1, le 14 avril 2015.
  • [3]
    Entretiens avec des juges d’instruction de la galerie Saint-Eloi, palais de justice de Paris, mai et juin 2015.
  • [4]
    Chiffres fournis par le ministère de la Justice, publiés dans « Alerte sur un “risque d’attentat renforcé” », Le Figaro, 2 sept. 2016.
  • [5]
    Catherine Champrenault, procureure à la cour d’appel de Paris, AFP, 12 sept. 2016. Selon la procureure, cet engorgement concerne à la fois les juridictions correctionnelles et la cour d’assises de Paris.
  • [6]
    Ainsi, fin juillet 2016, sur les 268 personnes mises en examen dans des dossiers concernant des départs, ou des velléités de départ, 169 sont en détention, et 99 sont placées sous contrôle judiciaire. En somme, 63 % des mis en examen sont placés en détention. Cf. Bouanchaud, 2016.
  • [7]
    Les procès observés dans la 16e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris sont ceux d’une partie des filières dites de Champigny (décembre 2015), de Trappes (février 2016), de Strasbourg (juin 2016), d’Orléans (juillet 2016) et de Lens (juillet 2016). Concernant le procès de la filière de Strasbourg, voir Jossin, 2016.
  • [8]
    Sachant que certains détenus sont juste chargés de garder les téléphones en cas de fouille pour protéger d’autres détenus influents, parmi les inculpés seuls deux n’ont pas eu de téléphone en détention, les autres ayant eu accès à des puces voire à plusieurs appareils de téléphonie.
Français

Le 24 juillet 2015, la France se dote pour la première fois d’un cadre normatif d’envergure pour l’ensemble des pratiques de surveillance et de renseignement. Cette loi entérine ainsi les rapports complexes entre sécurité, liberté, droit et technologie dans le cadre d’un nouveau régime de surveillance qui se caractérise par sa dimension globale et sa convergence vers d’autres régimes internationaux. À travers l’analyse de la genèse politique et institutionnelle de cette loi, nous verrons comment, dans le contexte des attentats de janvier 2015, les solutions en faveur d’un renforcement de la lutte contre le terrorisme se sont imposées. Parallèlement à la compréhension de ces dynamiques d’adoption, cet article propose également de considérer les effets concrets de ces dispositifs dans les pratiques de l’antiterrorisme actuel. Ainsi à partir de l’observation ethnographique d’une série de procès de personnes accusées de terrorisme, nous pourrons mettre en perspectives les usages judiciaires du système de renseignement hexagonal.

Mots-clés

  • loi sur la surveillance 2015
  • terrorisme
  • judiciarisation du renseignement
  • procès
  • djihadisme

Références bibliographiques

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  • Mégie, A., « De la définition d’un cadre légal à la légitimation d’un nouveau régime de surveillance », Les Cahiers Français, n° 388, 2016, p. 63-69.
Antoine Mégie
Antoine Mégie est maître de conférences en science politique à l’université de Rouen, directeur de la revue Politique européenne et membre du comité éditorial de la revue Cultures et conflits. Ses recherches se focalisent sur les dispositifs judiciaires de lutte contre le terrorisme (France, Europe et Amérique du Nord), à travers l’analyse des législations et politiques pénales d’une part et de leurs usages par les acteurs du pouvoir judiciaires d’autre part. C’est dans ce cadre qu’il mène depuis 2014 une recherche sur les procès terroristes en France.
Ariane Jossin
Ariane Jossin est chercheuse contractuelle au CNRS (sociologie et science politique) à l’université de Paris 1 (UMR S-Irice). Après avoir publié un ouvrage sur les militants altermondialistes français et allemands (PUR, 2013), elle a mené une enquête en quartiers dits sensibles à Paris et Berlin auprès de descendants d’immigrés. Elle observe actuellement l’articulation entre genre, espace et violence dans ces mêmes quartiers, et mène parallèlement une enquête sur les procès de candidats au djihad.
Courriel : <ja@cmb.hu-berlin.de>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0050
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