CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Irène PENNACCHIONI LÉOTHAUD, Dans les yeux du spectateur. De l’antique mimésis au pandémonium médiatique, Paris, Cent Mille Milliards, 2016, 440 p.

1Un essai sur les médias qui se lit avec la même passion qu’un roman d’aventures dont on veut connaître la fin, et dont cependant, ni le titre quelque peu énigmatique – Dans les yeux du spectateur –, ni le sous-titre d’une érudite obscurité – De l’antique mimésis au pandémonium médiatique –, ne sont vraiment attractifs. Que se passe-t-il pour que dès les premières pages le lecteur soit conquis ? Il y a d’abord la posture qu’adopte Irène Pennacchioni Léothaud, qui se dit sociologue « défroquée », en tout cas libérée des contraintes de la bienséance académique, et qui n’hésite pas à remplacer une introduction convenue par une adresse très personnalisée au lecteur où elle exprime l’ambiguïté, qui est aussi la nôtre, de sa relation aux médias : un mélange de fascination et de rejet ; ensuite l’originalité du propos qui rompt radicalement avec les discours critiques sur la culture médiatique pour poser le problème autant philosophique que sociologique et anthropologique de la capacité des hommes à être les spectateurs et les producteurs d’un autre monde que celui qui leur est donné ; enfin l’écriture colorée, vivante, baroque qui communique au livre un mouvement que l’on ne trouve pratiquement jamais dans un ouvrage scientifique.

2Toutefois, il ne faut pas le cacher. Ce livre de 426 pages est exigeant. Fort long au regard des exigences actuelles des éditeurs, mais non de l’ambition du projet, il mobilise un ensemble impressionnant de savoirs sur la philosophie, l’histoire, la littérature, la peinture, le cinéma, la photographie, la télévision, la presse, etc. ; il y est question aussi bien de l’Almanach du colporteur que du tableau de Géricault Le radeau de la méduse, du « mythe de Frankenstein » de Mary Shelley, du film de Minnelli The Band Wagon… Et, si l’on ne perd pas pied dans ce tourbillon, mieux si l’intérêt ne cesse de s’accroître, c’est que l’on dispose d’un solide fil conducteur que l’auteure a trouvé – un trait de génie – grâce à un détour par l’Antiquité. Ce sont en effet les Grecs qui ont identifié la mimésis, la faculté de fabriquer à l’infini des simulacres de toutes sortes ainsi que la stupeur, l’hébétude, qui s’empare du spectateur, ce sont les Grecs qui, avec le mythe de Méduse dont la tête tranchée, le gorgonéion, ne doit pas être regardée, mais qui est pourtant toujours mise en image, ont exprimé à la fois l’horreur du chaos initial et le besoin de le représenter. Ce sont les Romains qui, avec le spectaculum, ont mis en évidence la possibilité d’une transformation du public du théâtre en un public-foule effrayant, celui de l’arène. Autant de « mots-outils » auxquels l’auteure ajoute la stupidité, cette suspension du jugement produite par la stupeur, et le pandémonium médiatique, la machinerie infernale constituant notre nouveau biotope, et qui permettent de raconter sous une forme quasi-romanesque l’histoire, depuis les temps modernes jusqu’à la période actuelle, du couple constitué par la mimésis et le spectateur.

3Cette « saga démonstrative », pour reprendre la formule de l’auteure, débute par l’invention de l’imprimerie qui offre un nouvel espace à la mimésis, car il faut voir dans le lecteur un nouveau type de spectateur. Elle se poursuit par l’entrée de la mimésis en modernité. Sa production sous toutes les formes (peinture, romans, presse, images) ne cesse alors de s’amplifier et va culminer à la fin du xixe siècle avec l’invention du cinématographe. Ce faisant, elle crée chez les spectateurs une intensification de la vie des nerfs. Au début du xxe siècle, elle franchit encore une étape avec l’émergence d’une « noosphère » qui englobe la presse, le cinéma, la radio et participe d’une culture globale. Toutefois, ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1960, que la production de la mimésis sera désignée sous le vocable de mass média et pensée en tant que moyen de communication. Substituant au monde réel le monde encore plus vrai de la télévision et du cinéma, elle transforme le spectateur en « un homme des écrans ». Mais cette expérience qui fut celle d’Irène Pennacchioni Léothaud, adolescente des sixties, et qu’elle nous raconte avec humour et sincérité, n’a plus rien à voir avec celle que nous vivons en ce début de xxie siècle où « la mimésis en surchauffe » nous donne accès à un monde aux ressources illimitées, à un pandémonium numérique et télévisuel, et provoque une telle désorientation que nous risquons de ne plus retrouver la terre ferme de la réalité et de la raison.

4Impossible en ces quelques lignes d’aller plus loin et d’espérer rendre compte fidèlement d’analyses complexes et nuancées. Mais on l’aura compris : si l’on accepte de remettre en cause les représentations habituelles et de bousculer les certitudes, si l’on a envie de découvrir des chemins inexplorés et de donner un nouveau sens à la vie quotidienne, il faut lire de toute urgence Dans les yeux du spectateur.

5Monique Hirschhorn

6Université Paris Descartes – Cerlis

7Courriel : <monique.hirschhorn@gmail.com>

Éric DACHEUX, Sans les citoyens, l’Europe n’est rien. Pour une nouvelle communication publique au service de la démocratie, Paris, L’Harmattan, 2016, 306 p.

8Le titre de l’ouvrage est un constat et un projet. C’est assez rare pour être signalé : ce livre, à la fois, délivre les résultats de recherches entreprises depuis une vingtaine d’années (l’annexe méthodologique en fin de volume est très utile, et décrit la démarche qui s’appuie sur de nombreuses rencontres, séminaires, enquêtes) et peut être lu par des non-spécialistes des institutions européennes ou de la communication en Europe (ou ailleurs). L’écriture est précise, le plan est pédagogique, un glossaire récapitule les principaux concepts afin d’éviter toute ambiguïté (et ne pas alourdir le texte) et une bibliographie pertinente est proposée.

9Le public potentiel de ce livre est donc très large, d’autant plus que certains passages relèvent plus de l’essai que de l’ouvrage scientifique, ce qui est évidemment un risque dans nos logiques académiques.

10La première partie du titre ne résume pas toute la thèse défendue par Éric Dacheux. Il s’agit plutôt d’un prérequis, d’un postulat de base : les institutions doivent être légitimées, dans le contexte, bien sûr, d’une « démocratie européenne ». Le projet « d’une union démocratique […] se transforme en société de marché », qui est « rejetée par les citoyens », en particulier dans le contexte de crises depuis 2008. À l’insécurité économique répond une « demande de sécurité identitaire » avec pour corollaire une montée des populismes, des replis communautaires et le rejet des institutions européennes. Dans ce contexte, il est évidemment très important de s’interroger sur les causes du rejet et sur les possibles moyens d’y remédier. La littérature sur ces sujets est très dense et les approches assez diverses. Pour Éric Dacheux, d’emblée, ce n’est donc pas la communication européenne la solution, mais l’un des problèmes. Son projet est de l’expliquer et de formuler des voies d’évolution.

11Pourquoi ne suffit-il pas de mettre en place une politique de communication efficace, à Bruxelles, pour que les citoyens légitiment les institutions et la politique communautaire ? La première partie reprend l’histoire de la communication européenne, après une présentation historique rapide et, surtout, un état des difficultés « théoriques et pratiques d’une communication politique à l’échelle d’un continent, mise en œuvre par un système institutionnel inédit […], avec la volonté affichée de préserver les différences culturelles ». L’approche chronologique est cohérente : « beaucoup d’outils pour rien », entre 1954 et 2004, puis une « réforme nécessaire, mais insuffisante ». L’auteur met en évidence des problèmes structurels, organisationnels, opérationnels et des erreurs stratégiques pour évaluer la politique de communication. Alors, malgré les efforts, « l’Europe ne s’est pas rapprochée des citoyens. Elle s’en est même éloignée », pour des raisons « communicationnelles », mais surtout politiques, car il était illusoire de compter sur la communication publique pour « résorber le déficit démocratique » ressenti par les citoyens. Prétendre, par une communication publique, rapprocher l’Europe des citoyens était déjà reconnaître que ces citoyens en étaient éloignés.

12Cette première partie précise et synthétique est relativement autonome et pourrait d’ailleurs être utilisée isolément. Dans la deuxième partie, Éric Dacheux développe son approche habermassienne de l’espace public, ce qui permet bien évidemment d’établir le lien entre communication et démocratie, et d’analyser théoriquement les constats précédents. Il convient donc de distinguer « communication, persuasion et manipulation » : la politique de communication mise en œuvre « est un marketing politique, une politique de persuasion », ce qui n’est pas légitime pour l’Union européenne (UE), union entre des pays démocratiques.

13L’analyse proposée du marketing comme « agir stratégique : persuader pour augmenter les profits de l’organisation » mériterait certainement un développement critique qui dépasse le projet de ce livre, car il s’agit principalement d’expliquer que l’assimilation de la persuasion à la communication, au moins au niveau de « l’opinion publique », induit des réactions de méfiance, voire de rejet. Postulant la possibilité d’un espace public européen, l’auteur en dessine les caractéristiques et la condition de son émergence : la participation et l’engagement.

14Depuis une dizaine d’années, une approche alternative a émergé, réfutant la possibilité d’un espace public européen, mais constatant (et envisageant) l’interconnexion d’espaces publics en Europe, s’appuyant sur les travaux sur les mouvements contestataires (Occupy, notamment) ou encore sur la mobilité des citoyens. Éric Dacheux s’intéresse à la participation des citoyens aux « dispositifs institutionnels mis en place par l’Union » et relève qu’il ne s’agit que d’une « minorité active » (moins de « 5 % de la population de l’UE » ?). Les estimations du nombre d’Européens « mobiles » sont souvent plus importantes que ce taux, mais cette population est assez peu étudiée. Il serait également intéressant d’étudier l’engagement avec une approche plus générale, intégrant le local comme l’européen. Les aspects symboliques, rapidement évoqués dans l’ouvrage, sont aussi fondamentaux : que partagent les Européens ? Faut-il attendre un engagement massif pour mettre en place des élections européennes au niveau de la communauté et non de chacun des pays ? Serait-il envisageable de délivrer la citoyenneté européenne indépendamment des citoyennetés nationales au sein des États membres ?

15Il n’existerait donc « pas une société civile européenne s’engageant massivement dans les espaces publics de l’Union », la question du singulier à « société civile » se pose et les deux dimensions constitutives de l’espace public explicitées dans l’ouvrage, « la médiation et l’engagement », pourraient être envisagées dans une approche plurielle, des identités européennes, des engagements locaux [1]. L’histoire même des pays et de leur adhésion permet de mieux cerner les origines des importantes différenciations, des incommunications majeures qui s’aggravent entre Est et Ouest, Nord et Sud, pendant que pour une partie de plus en plus importante des citoyens (ces « mobiles »), l’espace de l’UE est connu, de moins en moins mystérieux, investi. Pour autant, même pour ces citoyens, la légitimité des institutions communautaires n’est pas solide. Alors, oui, il est « temps de revenir à une conception participative de la démocratie » et la communication institutionnelle reste un outil à mobiliser. Éric Dacheux propose, dans la dernière partie, des pistes de réformes de la communication européenne.

16La méthode Monnet des petits pas technocratiques a bien permis la création d’une Union de facto, mais sans que les citoyens n’y soient associés. En 2010, Bernd Spanier avait consacré une thèse au déficit de communication de l’UE [2], qu’il faudrait « revisiter ». Éric Dacheux va plus loin que lui dans ses propositions, car il n’envisage pas de revisiter mais de réformer. Comme la communication de l’UE contribue au déficit démocratique de l’UE et que la stratégie de communication a été limitée à une minorité active, déjà motivée et souvent convaincue, il faut dépasser les obstacles de la supranationalité et focaliser sur les demandes d’information, sur les conflits, dans le cadre d’une « approche délibérative de la communication publique européenne » qui rompt avec la communication marketing. Les trois dimensions de la crise démocratique (économique, symbolique et politique) définissent de nombreux problèmes qui devraient être au centre de la communication et qui intéressent les citoyens. Il faudrait donc dépasser cette « auto-promotion » stérile (voire contre-productive). Une nouvelle communication ne sera pas « la solution à la crise démocratique de l’UE », mais sera alors en correspondance, au moins, avec un fonctionnement démocratique.

17En conclusion, l’auteur propose ainsi une méthode : créer et généraliser les débats, dans les conflits et dans le temps, « se débarrasser du prêt-à-penser communicationnel » et rompre avec le marketing communicationnel et une doxa nuisible. En particulier, il n’y a ainsi pas de déficit d’image, mais une « mauvaise image » de l’UE.

18Le projet est donc clair, les pistes d’évolution pertinentes et bien argumentées. Reste à espérer que les citoyens qui liront ce livre puissent trouver à le transmettre aux décideurs ! Dans un premier temps, le recommander d’une manière extensive peut constituer une étape… Il semble qu’Hermès est lu à Bruxelles !

19Gilles Rouet

20Institut Supérieur de Management, Université de Versailles St-Quentin-en-Yvelines

21Faculté des sciences politiques et des relations internationales, Banska Bystrica (Slovaquie)

22Courriel : <gilles.rouet@uvsq.fr>

Francis EUSTACHE et Bérengère GUILLERYGIRARD, La neuroéducation. La mémoire au cœur des apprentissages, Paris, Odile Jacob, 2016, 176 p.

23La mémoire : ce que nous pouvons en faire et ce que le temps en fera. « La mémoire peut être comprise et expliquée par la description d’un certain nombre de mécanismes dont il est légitime de chercher à optimiser le fonctionnement [3]. » Le ton est lancé. Ce livre relativement court présente de façon très intelligente une manière d’approcher notre mémoire : comment l’acquérir, comment la maintenir, comment l’éduquer. Dans un style abordable à tous et en s’appuyant sur de doctes références [4], les auteurs nous expliquent les liens entre mémoire et cerveau, le développement de la mémoire lors de la croissance, les applications éducatives qui en découlent et abordent aussi, à la lumière des recherches les plus récentes, la compréhension des pathologies de la mémoire chez l’enfant. Il ressort de tout cela un modèle que chacun peut se faire des différents types de mémoire qu’il possède et de leurs trois fonctions structurantes : encoder, stocker, rappeler. Connaître cela, c’est par exemple pouvoir mettre en œuvre différentes pédagogies dédiées à l’encodage (travailler sa richesse, les associations possibles), au stockage (par la consolidation, notamment avec la répétition) ou à la récupération (comme avec la projection dans l’activité).

24Nous rejoignons les auteurs quand ils disent que « le principe de ce livre est celui du dialogue et non des recettes générales qui pourraient s’appliquer sans discernement à tous les enfants ». On y comprend tout de même que l’on ne mémorise pas une chose de la même manière si on l’apprend par cœur ou si elle est liée à un événement qui nous arrive ; le cerveau s’organise différemment. De même, il est utile de savoir qu’au cours de la croissance, le passage des raisonnements utilisant des stratégies perceptives aux stratégies basées sur des traitements sémantiques ne se fait que progressivement.

25Ce livre permet au lecteur de mieux appréhender son propre cerveau, cette terra incognita pourtant si proche de chacun de nous. Après avoir lu ce livre, on ne s’en tiendra plus seulement à la limite trop souvent entendue de 7 items (plus ou moins 2) pour notre mémoire de travail. On découvrira que la mémoire épisodique est lente à se mettre en œuvre au cours de la croissance, tout comme on apprendra l’importance de l’encodage profond et le rôle essentiel du sommeil. Car les auteurs soulignent maintes fois l’intérêt du sommeil, et du sommeil de qualité, pour disposer d’une mémoire fiable et efficace. Ils plaident également pour laisser du temps au cerveau. Son temps est plus lent que celui de l’information, fortement accéléré de nos jours avec tous les dispositifs informatiques. « Notre système cognitif, et plus encore celui des plus jeunes, est parfaitement adapté pour enregistrer des informations, beaucoup moins pour en retenir la source, surtout si les informations sont traitées de façon superficielle, en étant consultées très rapidement et en passant d’un site à l’autre. Le risque pour le contenu de notre mémoire est d’amalgamer des informations de qualité très différente. »

26La seule véritable critique que nous pouvons faire à ce livre est qu’il se concentre uniquement sur les théories symbolistes du cerveau. En passant sous silence les concepts sub-symboliques (le symbole mental ne serait que le résultat de l’activation d’un ensemble de signaux en simultané) et les modèles à base de réseau (réseaux neuronaux et neuromimétiques notamment), le livre ne se réfère qu’à des modèles de boîtes pour rendre compte des observations, au risque de faire passer ces éléments structurant la pensée du scientifique pour des faits établis, une sorte de vérité que certains iront rechercher dans l’imagerie cérébrale. Car ces techniques d’imagerie tendent bel et bien à faire passer le cerveau pour une machine que l’on peut observer (et pourquoi pas piloter) depuis l’extérieur.

27« La mémoire se définit par la plasticité et la réactivité d’une part, ainsi que par la stabilité et la cohérence d’autre part. » Sans suspense, ce livre est un plaidoyer pour la mémoire vue comme un lien transgénérationnel qui favorise les échanges entre les individus. Nous nous associons totalement à sa phrase de conclusion : « la mémoire est tournée vers le futur et vers les autres, elle est la source de la solidarité, et ce trésor mérite une vraie place dans l’éducation, à l’école et bien au-delà. »

28Benoît Le Blanc

29ENSC – Bordeaux INP

30Courriel : <benoit.leblanc@ensc.fr>

Dominique WOLTON, Communiquer c’est vivre. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Le Cherche Midi, 2016, 346 p.

31On connaît l’idée directrice qui donne sa cohérence à l’ensemble des ouvrages publiés par Dominique Wolton : la communication. De son premier livre – Le Nouvel Ordre sexuel (1974) – à ces neuf entretiens avec Arnaud Benedetti, c’est le fil rouge qui les traverse tous. L’intérêt du présent livre est de nous montrer comment ce fil a été tissé et les différentes trames qui en ont résulté : jamais celle d’un thème de recherche académiquement constitué.

32Après une substantielle introduction de A. Benedetti excellemment intitulée « Dominique Wolton ou la promesse de l’autre », les trois premiers dialogues – « L’enfance d’après-guerre d’un petit Franco-Anglais », « Une éducation intellectuelle », « Une certaine idée de la connaissance » – nous font voir un étudiant qui s’est d’abord ennuyé à Sciences-Po avant que de se trouver mal à l’aise à l’EHESS, comme il le sera, au reste plus ou moins, dans toutes les institutions académiques. Nullement attiré par le marxisme et enclin à l’idéalisme, celui qui fera l’Éloge du grand public (1990) aura toujours la dent dure pour les universitaires dont il dénonce à nouveau ici, et non sans justesse, le manque de générosité, l’égocentrisme, le « sérieux dérisoire », l’absence d’humour. Exceptions notables dans ce milieu : rue Saint-Guillaume, le groupe du Cevipof, Annick Percheron trop tôt disparue ; puis A. Touraine, H. Lefebvre, M. Crozier, C. Lefort, E. Morin, et d’autres hommes d’ouverture comme G. Friedmann. Au premier, D. Wolton doit de s’être orienté vers l’examen des questions sociales et, plus précisément, vers l’étude des mœurs – la cause des femmes, le droit à l’avortement, l’homosexualité ; au second, de s’être intéressé à la vie quotidienne, aux « gens ordinaires », au grand public ; de tous, il tient que la société n’est pas un « objet » strictement cadré, relevant seulement de savantes conceptions. De bonne heure, il l’a conçue en termes de relations à l’autre, de reconnaissance de l’autre, de communication. La fréquentation du séminaire de Lacan lui apprendra que penser cette dernière conduit aussi à penser son antonyme : l’incommunication.

33Dans cette période de maturation on notera la place qu’ont occupé le cinéma, le théâtre, la littérature – beaucoup plus que la philosophie –, la psychanalyse également, dans la formation intellectuelle du futur directeur de recherches au CNRS, issu des classes moyennes, qui dit sa dette à l’endroit de la télévision, de la radio, de la presse – France Soir et Paris Match. Ces médias lui ouvraient un monde. Son étonnement a donc été grand de constater qu’ils étaient souvent regardés comme des instruments d’abrutissement et de manipulation. Ce en quoi il voyait des moyens d’émancipation ne suscitait que condescendance, sinon mépris, de la part des élites en place. Les attitudes sur ce point n’ont guère changé. Les réflexions sur le progrès technique, les rapports qu’entretiennent science et société, la circulation entre les savoirs – l’interdisciplinarité – qui donnent à Communiquer c’est vivre toute sa richesse, sont encore déroulées sur fond d’incompréhension ou de méconnaissance, par les intellectuels et le monde académique, de l’importance de la communication. Celle-ci ne leur paraît pas être une question scientifique. J. Cazeneuve, J. Ellul, G. Simondon, entre autres, l’ont pourtant scientifiquement traitée. Mais D. Wolton rappelle opportunément comment leurs travaux ont été occultés par la critique des industries culturelles que les soupçonneux théoriciens de l’École de Francfort ont systématiquement développée.

34Quatrième entretien, les « Fragments pour une théorie de la communication » s’agencent et s’intègrent dans un cadre anthropologique. Les conséquences massives qu’a engendrées l’arrivée des ordinateurs, des médias thématiques, d’Internet enfin sont enregistrées, sans que soit fait autrement cas des performances techniques : c’est aux enjeux politiques et sociaux que s’intéresse l’auteur d’Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias. Leur examen l’amène à développer une série de critiques : de l’idéologie technique devenant projet politique, de la quantification servant de seule administration de la preuve ou d’unique garante de la vérité et, finalement, avec l’indifférence croissante au contenu, de la « com » à laquelle se trouve ravalée la communication humaine. Les raisons de la dévalorisation de cette dernière, qu’accompagne un surinvestissement dans l’information technique, sont bien mises au jour : « Chacun est “débiteur” avec la communication humaine et bénéficiaire avec la communication technique. » C’est pour cela que les individus se détournent de la première en consacrant de plus en plus de temps à la seconde. On signalera au passage que cette anthropologie de la communication se soutient d’une anthropologie de la connaissance globalement centrée sur l’interdisciplinarité.

35Émaillé de raccourcis pertinents – objet théorique impensé, « la communication consiste à introduire le concept de négociation » ; qu’est-ce que l’interdisciplinarité qui se débat dans l’incommunication « si ce n’est un processus de négociation » – et de formules percutantes – la technique comme « cache-sexe de la communication humaine » –, le propos de Dominique Wolton, constellé de vues pénétrantes sur les classes moyennes, les professions « intermédiaires », les médiations, les nouveaux clivages à venir (entre les pauvres qui n’auront à faire qu’à des machines interactives et les riches qui jouiront des services humains), gravite autour de trois grands thèmes : l’accès à l’autre, la cohabitation avec l’autre, l’incommunication. Le retour sur les livres d’entretiens, antérieurement consacrés à Raymond Aron (1981), à Jean-Marie Lustiger (1987), à Jacques Delors (1994), confère au premier de ces thèmes la dimension du vécu. Il donne lieu, au cours de trois dialogues avec A. Benedetti, à d’intéressantes digressions sur le débat intellectuel en France après 1945, l’Église et sa communication, l’exercice du pouvoir. Entretien dans l’entretien, celui avec le cardinal, précisément relaté dans son déroulement, fournit à D. Wolton l’occasion de dire qu’à ses yeux « l’interrogation métaphysique transcende la question de la société » ; celui avec J. Delors lui permet d’évoquer les vicissitudes de la vie politique sous la Cinquième République où les acteurs politiques, depuis qu’ils ont cessé de maintenir une certaine distance, nient la spécificité de leur rôle, qui est l’action ; ils ont effectivement déserté le domaine de la décision historique pour évoluer dans le champ de la représentation médiatique.

36Les différents aspects du second thème – la cohabitation avec l’autre – sont abordés dans les deux derniers entretiens. Sous le titre « Au balcon de l’infini » sont passés en revue les problèmes que pose la diversité culturelle, les transformations de l’espace public, les métamorphoses d’un monde multipolaire, le destin des civilisations : autant de questions qui sont chères à l’auteur de L’Autre Mondialisation (2003) et de Demain la francophonie (2006). Ultime dialogue, « Le plus important : la liberté de l’esprit », revient sur ces considérations, particulièrement sur le déficit de communication que l’Europe a du mal à combler. Cet entretien offre surtout à l’esprit libre qu’est Dominique Wolton l’opportunité de dire ce qu’il pense de la politique conduite pendant le quinquennat qui s’achève : elle a « brouillé les symboles gauche-droite » en ralliant « un social-libéralisme qui ne constitue pas un projet politique ».

37Troisième thème, indissociable de celui de l’altérité, l’incommunication est un de ces maux dont souffre la « société individualiste de masse », ceux-là mêmes que D. Wolton s’emploie à identifier pour en indiquer les remèdes. Il le fait, toujours « indiscipliné », dans une « conclusion » – « La course des hamsters » – qui, loin d’être comme l’usage le veut la récapitulation ou la reformulation des observations précédentes, annonce l’ouverture de nouveaux « chantiers ». Avilissement de la connaissance, « peopolisation de la pensée », régression de la réflexion critique sur la mondialisation et les identités culturelles, l’imposition du technicisme, les insuffisances des théories de la communication, sont pour lui autant de manifestations d’un processus auquel le monde académique a été incapable de faire pièce. Celui-ci a été, au contraire, « l’acteur de sa propre dévalorisation », en même temps que l’université, professionnalisée, devenait l’« antichambre de l’entreprise » et l’« annexe des agences pour l’emploi ». Face à cette situation, différentes issues sont proposées. Elles excluent le retour à des modèles anciens, les problématiques du temps étant toutes à repenser à nouveaux frais. Elles consistent à sortir de l’irénisme de la société numérique où triomphent le conformisme et la standardisation, à s’affranchir des tyrannies modernes – de l’événement, de la technique, de la scientificité – à retrouver l’histoire, en inscrivant sur son horizon l’enchaînement « connexion, déconnexion, incommunication » caractéristique de la modernité. L’objectif au total poursuivi ? « Détechniciser » et « réhumaniser » la communication.

38Les entretiens de Communiquer c’est vivre nous invitent finalement à ne pas prendre les vessies de l’information pour les lanternes de la connaissance. Ils sont nourris des travaux entrepris, et échelonnés sur plusieurs décennies, par celui qui n’a cessé de marteler qu’informer n’est pas communiquer ; on trouvera en fin de volume la liste de ces ouvrages. Le fondateur, en 1988, de la revue Hermès s’y tient, comme ici, à égale distance d’un scientisme gourmé et des facilités journalistiques. Sans doute son franc-parler ne prédispose-t-il pas nombre de ses pairs à l’entendre : n’est-il pas, en effet, déplacé que d’en appeler à la « mobilisation de l’humour » pour échapper à l’emprise médiatique de figures dérisoires ? Qu’importe. Ce qu’il nous dit est marqué au coin d’un humanisme qui est resté au fond des « tuyaux ». Il lui revient de l’en avoir fait remonter. Nous aimons le voir ainsi, esprit curieux de tout, toujours en quête du sens, penché « au balcon de l’infini ». Mais l’étendue de ses vues, la profondeur des perspectives ouvertes, sa curiosité universelle nous font amicalement craindre qu’habiterait-il cet infini, Dominique Wolton se trouverait encore à l’étroit !

39Bernard Valade

40Université Paris Descartes

41Courriel : <bernard.valade@parisdescartes.fr>

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple Krasteva, A. (dir.), E-citoyenneté, préface de Saskia Sassen, Paris, L’Harmattan, 2013, ou bien Rouet, G. (dir.), Mobilisations citoyennes dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2013.
  • [2]
    Spanier, B., The « Communication Deficit » of the European Union revisited. Structures, Key Players and the New Communication Policy, University of Zurich, Faculty of Arts, 2010. En ligne sur : <http://www.zora.uzh.ch/77676/1/DISS_Bernd_Spanier_Publication.pdf>, consulté le 27/09/2016.
  • [3]
    Toutes les phrases entre guillemets sont des citations extraites du livre.
  • [4]
    Notamment une quinzaine d’articles tirés de journaux internationaux, relatant des expérimentations en psychologie et neuropsychologie du développement : A. Baddeley, F. Craik et R. Lockhart, R. Fivush, S. Freud, S. Gathercole, J. Perner, etc.
Coordination
Brigitte Chapelain
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0185
Pour citer cet article
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