1Le renseignement est communément appréhendé comme étant une action offensive – voire intrusive – d’acquisition de connaissance et de collecte de l’information qualifiée. Cela étant, si nous devons admettre que le renseignement est avant tout chose une information sûre – recoupée, analysée et validée – avec l’ampleur de la diffusion des informations à l’ère d’Internet, sans doute ce matériau est-il devenu bien plus accessible et s’offre à une ingérence moindre. Face à l’offre croissante des sources d’information, nous souhaitons dans ces lignes davantage nous attarder sur la communication spontanée – ou presque – des informations sensibles de l’entreprise, qui se voit être débitrice de l’obligation de renseigner dans le cadre de certaines démarches.
2À l’instar de ce que les juristes connaissent avec le renversement de la preuve, il se peut en effet que le renseignement s’obtienne de manière passive pour le collecteur, dans la mesure où le titulaire légitime de l’information se voit investi d’une obligation de renseigner, c’est-à-dire de se défaire de ses connaissances pertinentes. C’est ce que nous nommons « l’information obligée » où, à côté du droit de savoir, il existe une obligation de révéler, parfois largement intrusive pour le détenteur de l’information qui se trouve devoir s’en défaire malgré lui. Dans cet esprit, l’information – aussi stratégique soit-elle – n’étant pas un droit privatif, celle-ci ne peut faire l’objet de rétention face aux autorités, ni envers certains tiers visés ci-après. Son titulaire initial ne jouit que d’un pouvoir de fait, par nature précaire ; il doit donc s’en déposséder toutes les fois que la demande lui est légalement soumise.
3On serait dès lors tenté d’écouter François Gervais (2002) pour qui : « L’honnêteté n’exige pas que l’on dévoile tous nos secrets, mais qu’on soit franc et loyal dans ceux qu’on dévoile. » Cependant, si le titulaire légitime de l’information économique non divulguée la révèle à son interlocuteur externe ou interne, sous forme de renseignement volontaire ou bien contraint, la contrepartie du destinataire de l’information est à charge pour lui de la conserver secrète. Cette garantie est en quelque sorte la résultante de la confidence du secret dévoilé.
4C’est sur ce principe d’obligations réciproques que fonctionne cette pratique du renseignement obligé, à défaut, et sous certaines limites néanmoins, les acteurs économiques possesseurs d’informations industrielles ou commerciales seraient démunis face à leurs concurrents.
L’appel d’offres, production obligée de connaissances industrielles et commerciales
5Le droit administratif régissant les appels d’offres et l’attribution des marchés publics repose notamment sur le principe de la transparence et corrélativement de l’égal traitement des candidats. Cela étant, la limite à cette disposition est posée par l’éventuelle menace pesant sur les secrets d’affaires, également estimée comme nécessaire au libre jeu de la concurrence afin de protéger pour chaque entreprise ses avantages compétitifs. En ce sens, l’instance administrative adjudicatrice a l’obligation juridique de préserver la confidentialité des informations communiquées par les candidats.
6Le code des marchés publics dispose que :
7Le pouvoir adjudicateur ne peut communiquer les renseignements dont la divulgation :
- serait contraire à la loi, en particulier violerait le secret industriel et commercial ;
- serait contraire à l’intérêt public ;
- porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d’entreprises ;
- pourrait nuire à une concurrence loyale entre les opérateurs économiques.
8Ainsi, le principe énoncé est celui de la production impérative des informations stratégiques, techniques ou essentielles, sans restriction, par le candidat à l’autorité publique en charge de l’adjudication du marché, mais sous réserve que celle-ci s’assure, à certaines conditions, de leur confidentialité dans leur communication ultérieure.
9C’est dans le prolongement de l’affirmation de ce principe que la Commission d’accès aux documents administratifs (ci-après nommée Cada) a construit sa propre conception.
10S’appuyant sur l’article 6, II de la loi du 17 juillet 1978, relatif à l’accès aux documents administratifs, la Cada pose comme règle que :
une fois signés, les marchés publics et les documents qui s’y rapportent sont considérés comme des documents administratifs soumis au droit d’accès [lequel s’exerce] dans le respect du secret en matière industrielle et commerciale […] notamment […] toute mention concernant le chiffre d’affaires, les coordonnées bancaires et les références autres que celles qui correspondent à des marchés publics. [1]
12Ayant ainsi construit sa jurisprudence, la Cada affirme encore que :
les mentions relatives aux autres entreprises non retenues ne sont pas communicables à l’exception de leurs conditions globales de prix. En outre […] trois types de mentions couvertes par le secret en matière industrielle et commerciale devront être occultés […] : les mentions couvertes par le secret des procédés […], les mentions protégées par le secret des informations économiques et financières, […], les mentions protégées par le secret des stratégies commerciales […] [2].
14Sur ce fondement, comme cela a été jugé, un agent peut être radié pour avoir communiqué des informations de cette substance à une entreprise évincée d’un marché public.
De l’ingérence de l’Autorité de la concurrence (ADLC) en matière de secret des affaires
15L’ADLC s’intéresse aux secrets d’affaires, dans la mesure où ses pouvoirs de contrôle et de répression économique visent à mettre au jour des agissements prohibés et des ententes commerciales viciant le jeu de la libre concurrence.
16En revanche, dans le cadre de cette enquête de concurrence, comme précisé par l’article L430-10 du Code de commerce, il appartient à l’Autorité de tenir compte « de l’intérêt légitime des parties », et de veiller « à ce que leurs secrets d’affaires ne soient pas divulgués ». Afin d’identifier précisément ces informations essentielles destinées à être tenues secrètes, les parties, en présentant leur dossier à l’ADLC, doivent apposer la mention « secret des affaires » sur les documents transmis. Afin de contrôler l’opportunité d’une telle requête, la partie visée doit transmettre une note indiquant les motifs de sa demande de confidentialité. En outre, elle doit joindre un exposé in extenso des secrets, et un résumé qui sera ensuite communiqué aux autres parties si l’Autorité fait droit à sa demande de confidentialité.
17Ainsi, sur la base de cette faculté, la procédure devant l’ADLC, en vue de préserver les secrets d’affaires réputés légitimes, si les juges de l’Autorité ont bien évidemment accès à ces informations, permet de compartimenter leur communication de telle manière qu’une autre partie ne puisse accéder à l’intégralité du dossier contenant notamment lesdits secrets d’affaires. In fine, il appartient à l’Autorité de juger de manière discrétionnaire de l’opportunité ou non de les couvrir par la confidentialité.
Quand le prétoire devient confessionnal
18Pour la Cour de cassation, juge judiciaire suprême, si le secret des affaires n’est pas per se un motif absolu justifiant d’un refus à une demande de mesures d’instruction, en revanche, le demandeur doit justifier précisément d’un motif légitime. Le juge doit préalablement examiner ce motif prétendument impérieux avant d’autoriser une mesure exceptionnelle permettant à un rival de procéder à la collecte d’information chez son adversaire qui détient les preuves de la résolution d’un litige.
19Il a ainsi été jugé que « la protection du secret des affaires doit être assurée lorsque, dans la balance des intérêts en présence, les juges excluent l’existence d’un motif légitime à la mesure d’instruction ». En l’espèce, le juge d’appel, dans son appréciation souveraine, a relevé que l’expertise sollicitée mettrait immanquablement le demandeur en possession des secrets de fabrication de la partie adverse.
20Il a également été jugé qu’excèdent les mesures d’instruction légalement admissibles au sens de l’article 145 du Code de procédure civile, la mesure ordonnée par le président du tribunal de commerce autorisant un huissier de justice à se rendre dans les locaux d’une société suspectée d’actes de concurrence déloyale et de détournement de clientèle et à se saisir de tout document social, fiscal, comptable, administratif, de quelque nature que ce soit, susceptible d’établir la preuve, l’origine et l’étendue du détournement, permettant ainsi à l’huissier de justice de fouiller à son gré les locaux de la société, sans avoir préalablement sollicité la remise spontanée des documents concernés et obtenu le consentement du requis (Cass. Civ 2e, 16 mai 2012, n° 11-17229). Il s’agit d’un tempérament consacré par les juges du droit à la preuve, en vue de protéger les intérêts légitimes de l’entreprise visée par la mesure d’instruction.
21En droit européen, un tel refus de faire droit aux demandes de mesures a été validé pour un motif de secret des affaires, défini comme étant « des informations dont non seulement la divulgation au public, mais également la simple transmission à un sujet de droit différent de celui qui a fourni l’information peuvent gravement léser les intérêts de celui-ci » (TPICE, 19 sept. 1996, Postbank c. Commission, n° T-353/94).
De la livraison des informations comptables et financières
22Les commissaires aux comptes ont pour mission permanente de vérifier les valeurs et les documents comptables de la personne ou de l’entité dont ils sont chargés de certifier les comptes et de contrôler la conformité de sa comptabilité aux règles en vigueur. Ils vérifient également la sincérité et la concordance avec les comptes annuels des informations données dans le rapport de gestion du conseil d’administration, du directoire ou de tout organe de direction, et dans les documents adressés aux actionnaires ou associés sur la situation financière et les comptes annuels. Ils attestent spécialement l’exactitude et la sincérité des informations relatives aux rémunérations et aux avantages de toute nature versés à chaque mandataire social.
23Ce faisant, les commissaires aux comptes jouissent d’un statut d’observateur privilégié, tout en étant un collaborateur du ministère public, qu’ils se doivent de renseigner. Ainsi, après plusieurs étapes au cours desquelles les organes de direction sont tenus d’apporter les éléments de réponse sur des faits constatés par le commissaire aux comptes, ce dernier devra en référer au président du tribunal de commerce, avec toutes conséquences.
24Familièrement appelée le fisc, en qualité d’administration chargée de collecter l’impôt, celle-ci est considérée comme particulièrement intrusive et ce d’autant qu’elle jouit effectivement de larges pouvoirs d’enquête. Nous ne souhaitons pas ici évoquer toute la procédure fiscale, mais seulement mettre en lumière les principaux pouvoirs d’investigation, notamment eu égard à la dématérialisation des recettes professionnelles et de visites domiciliaires. Là encore, le principe procède de la communication obligée au fisc des renseignements d’ordre comptable et financier, d’une part, et au-delà des prérogatives de mise en évidence des informations non transmises d’autre part.
Le droit de regard des institutions représentatives du personnel (IRP)
25Toute entreprise de plus de 11 salariés devant se doter d’IRP (délégué du personnel, comité d’entreprise, etc.), ces représentants des salariés jouissent d’attributions qui comprennent notamment l’accès à certaines informations, et notamment les renseignements économiques parfois secrets de l’entreprise en vertu du Code du travail.
26Le comité d’entreprise doit ainsi être consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, mais encore pour les orientations stratégiques, les projets, les licenciements pour motif économique, les restructurations et fusions, les cessions de contrôle, les privatisations, les prises de participation, les mesures expérimentales, la R & D, les mutations technologiques importantes, etc. Pour émettre son avis, le comité d’entreprise peut – directement ou par le biais d’un expert – non seulement demander la communication des comptes et bilans des sociétés du groupe, mais aussi, des documents complets et précis sur la stratégie du groupe et ses conséquences sur l’emploi, les pactes d’actionnaires et le projet de fermeture ou de cession d’une activité.
27C’est pourquoi, à titre de garantie et de contrepartie eu égard à la substance de l’information communiquée, le Code du travail prévoit une obligation particulière de discrétion portant sur les informations revêtant un caractère confidentiel et identifiées comme telles par l’employeur. À titre de sanction, sur la base de cette règle de confidentialité, il a été jugé :
la cour d’appel [ayant] constaté, d’une part, que le salarié, en sa qualité de membre du comité d’entreprise et dans le cadre des réunions de ce comité, notamment d’un comité extraordinaire, avait eu connaissance par l’employeur d’informations expressément présentées comme confidentielles, sous la forme d’une note, portant un tampon rouge indiquant sa confidentialité et une mention rappelant ce caractère confidentiel et que cette note ne pouvait « faire, à ce titre, l’objet d’une diffusion extérieure », et, d’autre part, qu’il est établi qu’en sa qualité de délégué syndical, ce même salarié a divulgué ces informations à la presse, de plus en les déformant, ce qui était de nature à nuire aux intérêts de l’entreprise ; qu’ayant ainsi caractérisé un manquement à l’obligation de discrétion préjudiciable aux intérêts de l’entreprise, elle a pu décider que la sanction de mise à pied prise par l’employeur, dans le cadre de l’exercice de son pouvoir disciplinaire, n’était pas entachée de nullité et qu’elle était justifiée [3].
Variation sur la mode de la transparence, cet irrépressible besoin de savoir face à la nécessité de préserver la sphère privée
29Comme l’affirme le philosophe Roger-Pol Droit (2011), il « faut cesser de croire, par exemple, que toute occultation cache un acte délictueux. Il y a bien évidemment des ombres légitimes et des opacités vertueuses ». Précisément, dans un contexte de compétition économique exacerbée, au sein d’une économie ouverte de globalisation des échanges, où la prédation des idées commerciales et des connaissances stratégiques devient monnaie courante, n’est-il pas légitime pour son titulaire de vouloir préserver son capital intellectuel ? Et ce d’autant que l’exposition non voulue de ce patrimoine informationnel protégé met directement en jeu la pérennité des savoir-faire, de l’outil de production et des emplois. Il en va donc de la légitime défense des entreprises face aux intrusions non consenties, qui deviennent légion, notamment avec la digitalisation de l’économie qui fragilise cet actif immatériel.
30Et pourtant, certains voudraient encore dénier aux entreprises un droit naturel à assurer la confidentialité de leurs connaissances stratégiques. À ce titre, certains secrets valent-ils plus que d’autres ? Le secret médical et les données personnelles sont-ils déclarés inviolables, tandis que le secret bancaire doit être éradiqué ? Les secrets d’alcôve valent-ils davantage que les secrets de fabrication ? L’intimité prime-t-elle sur la R & D ? Le domicile est-il un lieu plus sacré qu’un site de production industrielle ? Le secret professionnel est-il seulement toléré quand le respect de la vie privée est sanctuarisé ?
31L’avocat sait combien la vérité et le secret sont consubstantiels à l’exercice de son métier. Ainsi, pour Jean-Marc Varaut (1986), « La déontologie est, selon la formule de Littré, la science des devoirs. Le secret professionnel est un devoir pour l’avocat […] ce secret, condition de la confiance, est menacé par la conception positive des puritains de la transparence. » Voilà le mot lancé : la transparence. Faut-il tout dire et tout savoir, au risque de satisfaire quelques sentiments complotistes et des curiosités malsaines ? Ce souci de mettre au grand jour les petits secrets des grands de ce monde pourrait se concevoir s’il ne s’agissait de révéler de plus grands secrets, menaçant les intérêts supérieurs susceptibles de générer des conséquences irrémédiables. Toute divulgation sans l’accord de son détenteur est en effet irréversible.
32« Le silence et le secret sont des armes indispensables dans toutes les études stratégiques », selon le capitaine d’industrie Antoine Riboud (1972). On pourrait encore affirmer que le secret des affaires est un savoir-faire à ne pas faire savoir. Il en est ainsi par exemple des célébrissimes secrets de composition des recettes du Coca-Cola ou du Nutella, toujours imitées, mais jamais égalées, permettant à leur titulaire de préserver leur modèle économique.
33Rappelons que le secret des affaires, au sens retenu par l’Europe, n’est nullement destiné à créer une zone d’ombre indue ou à dissimuler des intentions inavouables telles qu’un plan de délocalisation, des actes délictueux, des comportements frauduleux. Les lanceurs d’alerte, IRP et autres garants de la démocratie d’entreprise auront tôt fait de faire paraître au grand jour les noirs desseins du management et les porter devant les juges face auxquels le secret est inopposable. A contrario, l’esprit du secret des affaires est de pouvoir renforcer la compétitivité de l’entreprise et s’inscrit dans un acte d’affirmation de stratégie. Il s’agit de pouvoir recourir à un mode de protection pour sécuriser à court, moyen et parfois long terme les avancées de son titulaire. Le secret des affaires participe à la préservation de l’innovation dans sa gestation originelle mais encore dans son application. Plus prosaïquement, il s’agit de préserver l’avantage concurrentiel de son titulaire dans une économie largement ouverte et exposée aux prédateurs. C’est en ce sens que Roger-Pol Droit affirme : « sans le secret des affaires, c’en serait fini de l’industrie, des services, de l’économie ».