CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’activité des services communément dits « secrets » nourrit depuis toujours un imaginaire particulièrement productif en fictions de toute nature. Le mystère attaché au personnage de l’espion qui agit clandestinement pour le compte de son pays fascine. On le retrouve principalement au cinéma (avec le personnage de James Bond), mais aussi dans la littérature (OSS 117, de Jean Bruce), la bande dessinée (Blake et Mortimer, d’Edgar P. Jacobs) et maintenant les jeux vidéo (Sam Fisher, héros de Tom Clancy’s Splinter Cell).

2Depuis la recrudescence des attentats terroristes sur le sol français, l’intérêt médiatique pour les missions du renseignement s’est doublé d’un intérêt citoyen pour toutes les fonctions attachées à la sécurité nationale. Entre imaginaire et réalité, comment se construisent les discours sur le renseignement, et en particulier sur le site web de la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) [1] ?

3Notre réflexion s’articule autour de trois hypothèses : la première interroge les dimensions visuelles de la communication de la DGSE, considérant que la polysémie fondamentale et la lecture quasi immédiate de l’image en font le vecteur privilégié de représentations stéréotypées, en écho aux grandes productions culturelles.

4La seconde hypothèse examine la manière dont la DGSE se raconte en complément des mises en scène visuelles. Nous montrerons comment les mots s’inscrivent en rupture avec les images, rappelant la réalité très contrainte du fonctionnement d’un service de l’État attaché à l’armée.

5Enfin, nous nous intéresserons à la communication de deux grands services de renseignements étrangers pour mettre en perspective nos résultats, en présupposant que les cultures nationales interviennent fortement dans la communication. In fine, cette étude interroge les différentes manières de relever un défi commun : comment communiquer sur le secret ?

Méthode et corpus

6Notre étude vise à mettre au jour les discours et promesses que la DGSE adresse aux citoyens par le biais de son site web. Comment se présente le service ? Quelle image dessine-t-il à l’usager qui souhaite se renseigner sur ses activités ?

7Pour y répondre, nous mobilisons une approche techno-sémiotique, fondée sur une analyse croisée du texte (lexique, énonciation) et de l’image en présence, mais aussi des dispositifs techniques qui les supportent. Il s’agit d’observer comment « les dispositifs structurent des relations de médiation entre (les) différentes composantes de manière à agir et obtenir un certain résultat » (Monnoyer-Smith, 2013), contraignant ainsi une certaine représentation du renseignement français. Le recours à l’analyse sémiotique des images (Barthes, 1964 ; 1961 ; Joly, 2011) nous permet de vérifier si celles-ci participent à une forme de storytelling du renseignement français. Puis, le travail sur le lexique et l’énonciation (Maingueneau, 2012 ; Plantin, 2005) autorise une compréhension plus globale de l’énonciation éditoriale du site (Jeanneret et Souchier, 2005). À cet effet, les notions de circulation énonciative (Bonnacorsi, 2013), de signes passeurs (Jeanneret et Souchier, 1999) et d’intertextualité sont mobilisées.

8Enfin, nous mettons en perspective les représentations du renseignement construites par la DGSE avec celles du Mossad (services secrets israéliens) et du Secret Intelligence Service britannique (SIS) – également appelé Military Intelligence, section 6 [2] (MI6).

Les images de la DGSE

9Le secret est généralement associé à la discrétion. L’absence de visibilité stimule l’imagination, qui trouve dans la fiction de nombreuses représentations susceptibles de combler ce manque. Personnages, lieux, lumières et gadgets composent une mythologie particulièrement codée sur laquelle la communication peut aisément prendre appui. Considérant la difficulté de communiquer sur un domaine marqué par le secret, nous nous intéressons ici aux images qui peuvent suggérer sans montrer, créer un environnement séduisant en laissant l’imaginaire prendre le relais. Nous prêterons tout d’abord attention aux dimensions visuelles du dispositif pour mettre au jour « la promesse de l’interface » (Pignier et Drouillat, 2008), révélatrice de la stratégie communicationnelle, mais aussi de l’identité et des rôles des acteurs de la communication. Nous chercherons les possibles références au mythe de l’espion envisagées comme des moyens de séduire et d’attirer d’éventuelles recrues grâce à des représentations valorisantes. Nous analyserons enfin les images qui échappent au registre mythologique pour comprendre la culture professionnelle non fictionnelle de la DGSE.

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Page d’accueil du site de la DGSE[3]

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Page d’accueil du site de la DGSE[3]

Un dispositif sans identité propre

10Parmi les éléments du dispositif, nous focalisons notre attention sur le travail de mise en page – ou plutôt en écran, puisque nous nous intéressons à la topographie du territoire éditorial.

11Le constat qui s’impose dès le premier regard est le conformisme de l’organisation des contenus et le manque d’identité visuelle singulière des pages de la DGSE. Comme les autres services sous autorité du ministère de la Défense, elle doit s’inscrire dans le cadre formel imposé par le ministère de tutelle, cadre particulièrement peu original puisque constitué d’une bannière, de menus horizontaux et verticaux, d’une zone d’actualité et de quelques blocs, répartis sur trois colonnes et sur fond blanc. Les contenus s’inscrivent principalement dans une architecture arborescente sans possibilité de contact. La communication s’inscrit dans un schéma plutôt fermé et unidirectionnel.

12L’URL racine <www.defense.gouv.fr>, telle une suprasignature, indique le contrôle exercé par le ministère sur tous les contenus. Seule la bannière, qui associe le logo du service avec celui du ministère de la Défense, permet de distinguer visuellement les pages de la DGSE. Après ce premier contact visuel qui inscrit clairement la communication de la DGSE dans un univers administratif sans singularité, très hiérarchique et contrôlé, nous avons recherché les images qui pouvaient faire écho au mythe de l’espion héroïque et ainsi intéresser des internautes en quête d’aventures, de mystères ou d’engagements citoyens.

De timides références au mythe de l’espion

13À première vue, il semble que la DGSE n’échappe pas aux représentations stéréotypées du renseignement, jouant principalement sur le registre de la technologie et celui de l’ombre. Les images se trouvent surtout sur la page d’accueil, réparties dans la bannière et la rubrique « À la Une », mais également disséminées dans les pages « intérieures » et dans les articles de presse de la rubrique « À lire aussi ». Il s’agit d’une revue de presse composée d’articles de médias généralistes et de journaux attachés au service de communication des armées.

14La bannière constitue le premier lieu d’écriture iconique. Nous y découvrons une série de sept photographies qui montrent surtout des moyens techniques (ordinateurs, radars, téléphone, armoires informatiques ou encore hélicoptère) et quelques individus censés incarner le travail du renseignement. Cette série de photographies atteste d’une vision très instrumentale du domaine, focalisée autour des activités d’écoute, de transmission, de calcul ou de stockage. Les individus présents, placés dans l’ombre ou bien de dos, rappellent la nécessaire discrétion, et le masquage des identités réelles. Quelques détails indiquent la diversité des profils des travailleurs de l’ombre : jeunes, femmes, experts travaillant sur des données informatiques. Enfin, des plans, un globe terrestre et des représentations cartographiques symbolisent la dimension stratégique et internationale de l’activité du renseignement extérieur. Cependant, malgré l’effort d’animation du diaporama, ces images ne parviennent pas à imposer une représentation novatrice et valorisante. En effet, du fait de leur petit format, elles ne parviennent pas à capter l’attention ni à sublimer la réalité matérielle des objets photographiés.

15Les images qui suggèrent ou reprennent clairement les stéréotypes de l’espionnage figurent dans les rubriques « À la Une » et « À lire aussi », principalement alimentées par des émetteurs extérieurs à la DGSE, partenaires dans l’organisation d’événements culturels (concours, exposition) ou médias grand public. Nous y trouvons notamment un article du journal Métro avec une photo de Daniel Craig, agent 007 dans le film Skyfall. Plusieurs reportages du Figaro insistent sur le dévoilement de lieux et de pratiques secrètes. Les photographies peinent toutefois à faire rêver, à moins de considérer des photos d’officiers, de bureaux pleins d’écrans ou de longs couloirs comme des allégories de l’héroïsme. Seule représentation de l’action sur le terrain, la rencontre d’un homme blanc avec un touareg armé dans le désert… Probablement pour échapper au réalisme ordinaire des photographies, le Figaro Madame a d’ailleurs confié au dessinateur Mike Brownfield la mission de transformer un bureau de la DGSE grâce à un traitement graphique inspiré des comic books américains.

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Bureau de la DGSE : le réalisme sans emphase de l’image photographique compensé par le titre

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Bureau de la DGSE : le réalisme sans emphase de l’image photographique compensé par le titre

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Bureau de la DGSE : le style graphique des comics pour sublimer un décor peu inspirant. Article intitulé « Classées top secrètes », le Figaro Madame

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Bureau de la DGSE : le style graphique des comics pour sublimer un décor peu inspirant. Article intitulé « Classées top secrètes », le Figaro Madame

La représentation d’un univers dépersonnalisé

16Les images qui illustrent les pages de la DGSE correspondent à trois registres distincts : l’abstraction symbolique, l’identité et l’illustration.

17Le service semble accorder une importance particulière à la symbolique des sigles, des logotypes et à diverses représentations schématiques. Ces formes graphiques participent d’une modalité d’expression concise, abstraite, générale, détachée de tout ancrage réaliste.

18La présence d’individus reconnaissables est suffisamment rare pour que nous lui consacrions quelques lignes. En effet, les représentations humaines consistent le plus souvent en des silhouettes floues, en contre-jour, vues de dos ou en de très gros plan au point que le site donne le sentiment que seuls les chefs ont un visage, une identité. La DGSE en propose une représentation particulièrement figée, avec une photographie officielle du général de Gaulle (à l’origine bureau central de Renseignement et d’action, BCRA, ancêtre de la DGSE), la sérialisation dépersonnalisante d’un trombinoscope des directeurs et l’insignifiance d’une photographie de l’actuel directeur derrière son bureau.

19Enfin, les visuels décoratifs sont nombreux. Ils se présentent sous la forme de pêle-mêle composés d’images de très petites tailles ayant pour seule fonction d’apporter un peu d’agrément à l’internaute en aérant et en illustrant le contenu textuel.

Les voix de la DGSE : entre mémoire sédimentée et technicité

20Le renseignement français organise son discours selon une triple modalité énonciative : un éthos fort, illustré par le récit de quelques grands personnages, la revendication appuyée d’une expertise reconnue et enfin l’usage d’une parole tierce comme anti-mythe [4] (Morin, 1969).

Une grammaire éditoriale sous tutelle

21Le site de la DGSE propose une grammaire éditoriale (Davallon, 2012) largement construite autour des signes passeurs, plaçant le lecteur face à une double injonction de navigation et de confirmation. La première fonction, la navigation, appartient à la logique du mouvement – pour prolonger la lecture au sein du site. La seconde fonction, la confirmation, se présente comme le renvoi vers un lieu de confirmation à l’extérieur du site de la DGSE. Par exemple, sur la page d’accueil du site, la rubrique « Loi relative au renseignement » produit un court extrait de cette loi (2015) et renvoie au texte de loi paru au Journal officiel. Ces liens de confirmation permettent à la DGSE de rappeler sa légitimité au sein de l’espace public et son cadre législatif.

22Au-delà de ce premier constat, il est nécessaire de caractériser plus finement la fonction de confirmation des hyperliens du site. En effet, leur modalisation énonciative se réalise à différents niveaux (Rouquette, 2009) : assez classiquement, les hyperliens externes « semi-sortants [5] » traduisent l’affiliation institutionnelle de la DGSE. Ainsi, les liens figurant dans la rubrique « Accès direct » renvoient à d’autres corps d’armées (Marine, Air) ou services dépendant du ministère de la Défense (EMA).

23À côté de ceux-ci, nous observons une série d’hyperliens dessinant une communauté d’appartenance, par la référence à des groupes d’acteurs « endogènes [6] » (rubrique « Profils », sous-rubriques « Anciens combattants », « Réservistes », « Correspondants défense »). Dans cette même rubrique, d’autres hyperliens sont tournés vers des groupes d’acteurs « exogènes [7] » (« Jeunes », « Journalistes », « Entreprises », « Enseignants »).

24Éléments importants dans la stratégie éditoriale de ce site web, les hyperliens construisent une représentation de la DGSE fortement basée sur une intertextualité institutionnelle et la référence omniprésente au ministère de tutelle.

Un éthos fondé sur les figures du passé

25Les figures historiques du renseignement sont rassemblées dans la rubrique « Notre histoire », à travers les récits de la genèse des services secrets français (« Le BCRA ») ou celui du rôle des agents secrets durant la période indochinoise (« Indochine »).

26Outre le général de Gaulle, à l’origine de la création du BCRA, d’autres personnages emblématiques participent à la construction identitaire du renseignement français. Les textes de la sous-rubrique « Indochine » et de l’exposition consacrée aux « Services spéciaux français en Indochine de 1944-1954 » sont ponctués à la fois de figures héroïques telles Jean Sassi, Suzi Pinel ou Jean Sainteny et de moments caractérisant la lutte entre l’Est et l’Ouest.

27À travers son site, la DGSE produit un éthos qui s’enracine dans la représentation des acteurs du passé. Néanmoins, ces récits sont souvent le fruit d’une énonciation déléguée à un historien (cf. image 4) ou à un média tiers, le magazine Raids (« Quand la DGSE présente son histoire »).

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L’éthos du passé

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L’éthos du passé

28Hormis ces personnages historiques, le service ne mobilise pas de discours d’autorité émanant de personnalités publiques actuelles. Seuls les membres de la DGSE semblent avoir voix au chapitre, mais c’est encore une parole rapportée, issue des articles des journaux présents dans la rubrique « A la Une ». La DGSE est donc beaucoup plus parlée qu’elle ne parle, privilégiant les registres d’un discours historique et d’une énonciation déléguée.

Le logos de la technocratie

29Le site de la DGSE produit essentiellement un langage technicien qui s’encombre peu de figures de styles (métaphore, allégorie, etc.), indices d’une forme de narrativisation. Nous avons à faire ici à un empilement d’écrits factuels dont le but n’est pas l’emphase mais la clarté et la concision.

30À l’exception de certains intitulés de rubriques (« Qui sommes-nous ? », « Que faisons-nous ? », « Notre logo », « Notre histoire ») et contenus (« Nos valeurs »), la posture énonciative de la DGSE est de s’abstraire du « Nous ». Les tournures dans les textes sont généralement impersonnelles : « La DGSE est un service de l’État… […] Ses activités […] Son champ d’action » ; l’énonciation est peu embrayée. Dès que nous dépassons les énoncés des rubriques, l’énonciation s’efface au profit d’une écriture objectivante qui informe sans chercher à séduire. Celle-ci s’appuie sur des renvois fréquents à d’autres textes (législatifs, institutionnels ou médiatiques) ; cette intertextualité, extrêmement présente, constitue l’assise argumentative sur laquelle s’appuie le discours légitimateur de la DGSE.

31Seule la rubrique « Nos valeurs » permet à la DGSE de développer ses valeurs fédératrices à travers la présentation de l’acronyme LEDA (loyauté, exigence, discrétion, adaptabilité). Avec un logo et des phrases courtes, l’affirmation identitaire passe par une forme de rationalisation du langage ; des valeurs-clés associées à chaque lettre de l’acronyme semblent martelées comme le refrain d’une marche militaire.

32Le discours de la DGSE est celui d’une administration d’État qui préfère les agents aux espions et le renseignement à l’espionnage. Mais où se cachent donc James Bond et OSS 117 ?

La parole médiatique : seule entorse à une forme de storytelling ?

33Le site de la DGSE ouvre ses portes à une parole tierce, celle des journalistes, avec la publication d’articles de presse (rubrique « À lire aussi »).

34Ces articles – pour la plupart issus du Figaro (quotidien et magazines) et de la Revue de défense nationale – fonctionnent sur le même principe discursif : celui de la contre-proposition ou du renversement de point de vue. En effet, l’article commence généralement avec une amorce, un titre (« Classées top secrètes ») ou un visuel renvoyant directement à l’univers fictionnel et/ ou fantasmé de l’espion, puis vient la critique de l’image idéalisée de l’espion – on tue le mythe (l’argument). Le texte montre aux lecteurs la réalité des métiers du renseignement (le contre-argument), en narrant le travail de l’agent de renseignement – figure ré-ordinarisée de l’espion. Les « vrais gens (presque) ordinaires » sont ainsi mis sur le devant de la scène médiatique : « Isabelle, mère de famille de 30 ans », « François, 36 ans ». Le prénom, même faux, permet un rapprochement symbolique avec le lecteur, proximité accrue par l’attribution d’un qualificatif qui « humanise » (« mère de famille », « quadra dynamique ») ou accessoirise (« brunette », « portant foulard et tailleur chic », « à l’allure de cadre supérieur ») l’homme/la femme, pour les renvoyer au rang de « monsieur/madame tout le monde » auquel le lecteur peut s’identifier.

35Il est d’ailleurs assez frappant de constater que le terme d’« espion » est négativement connoté dans la plupart des cas : « Espionne, le mot affole l’imagination… […] Aux antipodes des “hirondelles”, ces espionnes qui couchaient avec l’ennemi pour obtenir des informations sur l’oreiller » (Le Figaro Madame, 06/08/2015). Le terme d’agent secret, plus neutre, lui est préféré.

36La reproduction de ces articles traduit la volonté de la DGSE d’appuyer le discours technocrate et administratif des pages de son site par une offre polyphonique proposant une vision critique du fantasme de l’espion et représentant un service de renseignement performant, qui n’hésite pas à se comparer à la CIA et au MI6.

37Les discours tenus sur le site de la DGSE ne s’inscrivent donc pas en rupture avec les images ; en revanche, ils s’affirment comme un contre-discours à l’égard de l’imaginaire de l’espion, tel qu’il est véhiculé par la fiction. À contre-courant du mythe, la communication de la DGSE privilégie donc l’information factuelle et s’applique à légitimer ses actions, au risque de décevoir les amateurs de récits d’espionnage.

Les services de renseignement étrangers : plusieurs voix, un seul monde ?

38L’étude de la communication web des sites du Mossad et du MI6 permet-elle de vérifier l’existence d’un imaginaire commun du renseignement ?

Le Mossad, à la recherche d’hommes d’exception au service de la Nation

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Page d’accueil du site du Mossad[8]

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Page d’accueil du site du Mossad[8]

39La version en anglais du site du Mossad diffère radicalement de celui de la DGSE dans ses modalités d’expression visuelle et linguistique, ainsi que dans ses contenus. Le site, très simple dans son architecture, est organisé au premier niveau en trois grandes rubriques et une offre de contact, accessibles à partir d’un menu vertical. Toutes les pages accueillent le texte sur fond de photographies représentant villes ou paysages du pays, le drapeau national ou encore un planisphère en surimpression sur un ciel étoilé. Les textes sont courts, précis, de nature informative ou incitative.

40L’information permet de présenter le service (son histoire, ses missions, son directeur). Les valeurs affirment l’importance du collectif avec la répétition du « nous » au service de la Nation. Dès la page d’accueil, des formules courtes, à la manière des slogans publicitaires (« thinking outside the box »), la présence d’un nuage de mots-clés autour des notions de performance ou d’engagement, et des images futuristes placent la communication du Mossad aux antipodes de celle de la DGSE. Avec la publication de petites phrases comme « History is not written, History is created » signée David Ben Gourion ou « People with no fantasy can not produce extraordinary » signée Shimon Peres, les leaders historiques semblent apporter leur bénédiction et inviter à l’engagement. Nulle référence à la loi ou à l’administration mais plutôt la promesse d’une vie extraordinaire. « Join us to see the invisible and do the impossible » parce que la fatalité n’existe pas : « Life is what you make it ». Contrairement au site de la DGSE, celui du Mossad cherche donc clairement à recruter, jouant sur le registre de l’exception en valorisant l’individu hors-norme, le héros anticonformiste qui écrira l’histoire de son pays.

Le MI6 : l’espion, héros moderne d’une histoire fédératrice

41La stratégie communicationnelle du MI6, à l’opposé de celle de la DGSE, s’appuie sur le registre de la séduction : le dispositif de la page-écran propose un design résolument moderne (couleur, formes d’image, format de page paysagé) au sein duquel l’iconicité prend assurément le pas sur le textuel. Dès la page d’accueil, une courte vidéo résume les missions du MI6, voix off et musique d’ambiance à l’appui. L’internaute est immédiatement plongé dans l’univers du renseignement britannique.

42La grammaire éditoriale du site semble être fondée sur un principe simple : une communication multimodale systématique (écrit, image, son), de nombreuses animations pour aiguiser l’intérêt de l’internaute et des textes courts pour marquer les esprits. Contrairement à la DGSE, le MI6 fait le choix d’un menu de navigation compact (une dizaine d’onglets en page d’accueil), privilégiant une rhétorique fondée sur un registre très marketing.

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Page d’accueil du site du MI6[9]

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Page d’accueil du site du MI6[9]

43La rubrique « Intelligence explained » propose ainsi une mise en scène proche du jeu vidéo. En effet, il s’agit ici de produire le récit de la trajectoire d’une information traitée par le MI6, par le biais d’une animation mêlant images 3D, sons de rue, personnages fictifs et vignettes de texte.

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Dans la peau d’un espion du MI6

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Dans la peau d’un espion du MI6

44Cette mise en scène, voire cette spectacularisation de l’institution et de ses agents, singularise fortement la stratégie éditoriale du MI6, qui semble incontestablement viser un public jeune.

45Autre exemple de cette multimodalité, la rubrique « Careers » développe une présentation des différents métiers du MI6 en proposant non seulement un descriptif des postes, mais aussi et surtout des témoignages d’agents en service (voix off).

46Il y a donc sur ce site la volonté très claire de créer rapidement un contact avec l’internaute grâce à la dimension indicielle du format audiovisuel (vue/ouïe) qui semble mettre en co-présence les acteurs de la communication. Le texte vient ensuite ancrer ce que l’image et le son ne disent pas explicitement. Et c’est précisément à cet endroit qu’apparaît une rhétorique argumentative, fondée sur un diptyque assez simpliste (« threats/protect »). Autre originalité de la stratégie communicationnelle du MI6 : tordre le cou aux idées reçues sur le métier d’agent secret. Ainsi, les rubriques « Working here » et « Our careers » expliquent à l’internaute les bénéfices qu’il y a à travailler aux MI6 et développent les notions de bien-être et de diversité au travail. Le MI6 veut donc donner l’image d’une entreprise (presque) ordinaire – et c’est un des rares points communs avec le discours de la DGSE. Toujours dans cette idée de représenter l’ordinaire, le MI6 produit une sous-rubrique intitulée « Mythbusting », véritable anti-mythe dont la fonction première est de démonter les fausses croyances (« Myth#1 : If I Join MI6, I won’t have much time for my family » ; « Myth#3 : It’s a dangerous job ») et de tuer en quelque sorte l’idée qu’un agent du MI6 serait un clone de James Bond !

47Cette stratégie de séduction passe également par une énonciation très impliquante, avec l’emploi très régulier du « we/ours » et la convocation fréquente du « you », donnant l’image d’un MI6 fédérateur et rassembleur (« our people », « a national and global team »), mais aussi entreprenant (« Are you an experienced professional looki ng for a new challenge ? »).

48Cette représentation d’une communauté du renseignement est aussi largement fondée sur un éthos et une histoire forte, comme en témoigne la rubrique « Our history » au sein de laquelle faits d’arme du MI6 et grands récits de l’Histoire sont mêlés. L’éthos du MI6 s’ancre également dans ses dirigeants emblématiques, sanctuarisés par des récits et des pratiques qui ont toujours cours en 2016.

49Ainsi apprenons-nous que le chef actuel du MI6, Alex Younger, écrit ses courriers avec un stylo vert et les signe de l’initiale « C », par tradition et en mémoire du premier patron du Home and Foreign Sections, Mansfield Cumming. Et c’est là que réapparaît le mythe, puisque le chef du MI6 dans James Bond signe avec l’initiale « M ».

50La communication sur le renseignement se construit très différemment selon les pays. Rien d’étonnant : les représentations varient en fonction de l’histoire et de la culture nationale. Pas d’imaginaire commun non plus.

51Comparé au « surhomme » du Mossad ou au membre ordinaire du « team » MI6, la DGSE fait de ses agents de simples rouages d’une administration qui peine à communiquer, hésitant entre transparence technocratique et mise en récit de son activité déléguée aux médias.

52Communiquer sur le secret constitue bien un paradoxe, puisque chaque institution étudiée contourne le secret par un artifice : le Mossad héroïse les acteurs du renseignement, le MI6 propose une vision décomplexée de l’espion, alors que le personnel de la DGSE semble être un agent tellement secret qu’il en devient presque invisible.

53Loin de James Bond donc, mais plus proche de la réalit é du renseignement aujourd’hui ?

Notes

  • [1]
    Il s’agit en fait d’une trentaine de pages hébergée par le site du ministère de la Défense. Nous désignerons par « site de la DGSE » l’ensemble des pages débutant par l’URL <http://www.defense.gouv.fr/dgse>.
  • [2]
    Par choix d’écriture, nous utiliserons désormais le terme MI6.
  • [3]
    Consultée le 26/08/16, depuis : <www.defense.gouv.fr/dgse>.
  • [4]
    La notion d’« anti-mythe », empruntée à Edgar Morin, décrit les actions de contre-offensive produites par des acteurs pour « combattre » la rumeur. Dans notre étude, la notion renvoie à la production d’un contre-discours, afin de lutter contre une représentation stéréotypée du renseignement.
  • [5]
    Nous les appelons « semi-sortants », car ils renvoient à l’extérieur des pages web du site de la DGSE, mais affichent néanmoins dans leur URL le nom de domaine <defense.gouv>, au même titre que la DGSE.
  • [6]
    Par endogène, nous voulons dire qui dépend ou a un lien direct avec le ministère de la Défense.
  • [7]
    Par exogène, nous signifions que les catégories visées n’appartiennent pas ou ne sont a priori pas liées institutionnellement au ministère de la Défense.
  • [8]
    Consultée le 26/08/16, depuis : <www.mossad.gov.il/eng/Pages/default.aspx>.
  • [9]
    Consulté le 26/08/16, depuis : <www.sis.gov.uk/>.
Français

Les services secrets et la figure de l’espion ont toujours nourri un imaginaire fictionnel important. Depuis plusieurs années, la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) prône une stratégie de transparence et d’ouverture à l’égard du public. L’article se propose d’analyser la communication de la DGSE sur son site web : entre imaginaire et réalité, comment se construisent les discours sur le renseignement ? La DGSE propose-t-elle une mise en récit caractéristique de la tradition française du renseignement ou s’inspire-t-elle d’autres univers, d’autres pays ?

Mots-clés

  • communication
  • DGSE
  • espion
  • internet
  • renseignement
  • représentation
  • secret

Références bibliographiques

  • En ligneBarthes, R., « Le message photographique », Communications, n° 1, 1961, p. 127-138.
  • En ligneBarthes, R., « Rhétorique de l’image », Communications, n° 4, 1964, p. 40-51.
  • En ligneBonnacorsi, J., « Approches sémiologiques du web », in Barats, C. (dir.), Manuel d’analyse du web, Paris, Armand Colin, 2013, p. 125-141.
  • Davallon, J., L’Économie des écritures sur le web, Paris, Hermès, 2012.
  • Jeanneret, Y. et Souchier, E., « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, n° 6-7, 1999, p. 97-107.
  • En ligneJeanneret, Y. et Souchier, E., « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et langages, n° 145, 2005, p. 3-15.
  • Joly, M., L’Image et les signes : approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Armand Colin, 2011.
  • Maingueneau, D., Analyser les textes en communication, Paris, Armand Colin, 2012.
  • En ligneMonnoyer-Smith, L., « Le web comme dispositif : comment appréhender le complexe ? », in Barats, C. (dir.), Manuel d’analyse du web, Paris, Armand Colin, 2013, p. 12-31.
  • Morin, E., La Rumeur d’Orléans, Paris, Seuil, 1969.
  • Pignier, N. et Drouillat, B., Le Webdesign : sociale expérience des interfaces web, Paris, Hermès, 2008.
  • En lignePlantin, C., L’Argumentation. Histoire, théories et perspectives, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
  • Rouquette, S., L’Analyse des sites internet : une radiographie du cyberesp@ce, Paris, De Boeck, 2009.
Isabelle Hare
Isabelle Hare est maîtresse de conférences en SIC à l’Institut de la communication de l’université Lyon 2 et membre du laboratoire Elico. Centrées sur l’analyse du discours médiatique, ses recherches s’intéressent aux représentations du terrorisme, des acteurs politiques dans les conflits armés et civils (Irlande du Nord, Israël-Palestine, Iran) dans la presse et sur Internet. Elle travaille également sur la représentation des femmes et la place du genre dans les médias, ainsi que sur les problématiques liées à l’Open data.
Annelise Touboul
Annelise Touboul est maîtresse de conférences en SIC à l’Institut de la communication de l’université Lyon 2. Membre du laboratoire Elico, ses recherches portent principalement sur l’information d’actualité sur le Web dans ses dimensions visuelles et langagières avec une approche sémiotique et sociodiscursive. Elle interroge en particulier le rôle des dispositifs techniques sur la nature des communications ainsi que sur la forme et le sens des messages.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0121
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