CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les services de renseignement sont, par nature, peu enclins à communiquer avec le monde extérieur. Si les grandes agences nationales sont parfois amenées à le faire, notamment devant le parlement dans le cadre de commissions d’enquête, elles n’ont pas vocation à extérioriser ce qui relève de leur culture intime, laquelle résulte des pratiques développées au fil de leur histoire. Ce constat est encore plus remarquable au niveau des unités qui composent la mosaïque appelée « communauté du renseignement ». À l’ombre des grandes institutions que sont en France la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), la direction du Renseignement militaire (DRM), la direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD) et la direction nationale du Renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), l’échelon opérationnel (régiments, escadrons, unités) ne s’exprime qu’à travers les insignes et marques qu’arborent les uniformes.

2Que disent ces insignes ? Quelle image reflètent-ils ? Nous verrons dans cet encadré qu’ils constituent une forme d’expression paradoxale dans un monde voué par nature à la discrétion et au silence.

Insignes et marques militaires : une histoire récente

3Héritage des étendards et des boucliers arborés sur les champs de bataille, insignes et blasons sont des moyens de communication. Ils constituent une marque d’identification et de reconnaissance, un signe d’appartenance et de ralliement. Éléments à part entière d’une tradition militaire dont la vocation est de cimenter la cohésion entre les générations, ils forgent l’esprit de corps et affirment la puissance collective et le courage au combat. Ainsi le service historique de l’Armée de terre (SHAT) rappelle que :

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C’est à la base, dans les unités, notamment les régiments et les écoles, que doit être cultivée la tradition, que doivent être assurées la constitution et la conservation du patrimoine qui en l’héritage concret. Les jeunes générations doivent être convaincues qu’il représente non seulement un capital de sang versé, de peines, de souffrance mais qu’il est également riche de récompenses et de victoires. S’il dépend des événements que ces jeunes générations soient appelées à leur tour à l’enrichir, il est pour elles une obligation temporelle, celle de le conserver et de le transmettre. C’est en effet à partir du souvenir des exploits et des sacrifices des anciens que se forge, se nourrit et se fortifie l’esprit de corps des unités, l’un des fondements de leur force morale. [1]

5Si les tout premiers insignes militaires apparaissent au xixe siècle, leur véritable histoire commence avec la Première Guerre mondiale (Ivanoff, 1988). C’est la toute jeune Armée de l’air qui a d’abord recours aux cocardes afin non seulement de se distinguer des appareils ennemis en vol, mais également de personnaliser les avions et leurs pilotes qui constituent une nouvelle aristocratie, alimentant des récits héroïques qui contribuent au moral des troupes. Les « aigles » incarnent en effet des champions antiques qui s’affrontent dans les airs, fondant sur leurs proies, dans une atmosphère chevaleresque propice à l’exaltation héroïque. Très rapidement, les unités terrestres adoptent cette technique de reconnaissance pour leurs véhicules. Les insignes d’uniformes se développent avec l’adoption des tenues bleu horizon qui nécessitent de se reconnaître entre régiments et unités de combat.

6On distingue déjà les insignes officiels désignant les régiments par leur numéro et le symbole de leur spécialité (hussards, sapeurs, transmetteurs, etc.) et les marques personnalisées des unités, plus fantaisistes, qui évoquent leurs particularismes et contribuent à entretenir une certaine émulation entre unités. Ce sont ces marques qui constitueront plus tard un élément fondamental de la tradition en même temps que le renouveau d’une économie héraldique. Il faut cependant attendre 1948 pour que les insignes et marques militaires soient réglementés avec la création, au sein du service historique des armées, d’un bureau de la symbolique militaire. Tout projet d’insigne ou de marque doit désormais être approuvé par ce service au sein duquel des héraldistes veillent au respect d’un certain nombre de prescriptions en termes de symbolisme, de cohérence, d’esthétisme et de bon goût (Ibid.).

7Si l’Armée de l’air a perpétué une forme d’humour et de fantaisie, marque d’une jeunesse d’esprit revendiquée, l’Armée de terre a plutôt adopté des insignes de tradition chevaleresque, héritage des étendards et des marques seigneuriales apposées sur les écus. La Marine nationale, de son côté, a choisi de ne pas systématiser le port d’insignes. L’insigne de corps ou de spécialités est arboré sur le haut de la manche gauche (aéronavale, mécaniciens, transmetteurs). En dehors des escadrilles de l’aéronavale, des commandos et des forces sous-marines, la tradition héraldique des bâtiments de combat est perpétuée avec les tapes de bouche, bouchons obturant les pièces d’artillerie. La tradition « royaliste » de la Marine se retrouve dans l’emploi récurrent de fleurs de lys et de couronnes.

8À ce stade, et bien que ce ne soit pas le sujet de cet article, il est important de noter que la notion de marque militaire n’est probablement pas étrangère au développement du concept de marque dans les entreprises. Il paraît également intéressant de noter que, probablement par un effet de retour, la notion de logo imprègne désormais la stratégie de communication des institutions gouvernementales, comme nous allons le voir à présent.

Les marques et insignes dans le monde du renseignement

9L’analyse des logos, insignes et marques des services et unités de renseignement permet de distinguer immédiatement deux niveaux de représentation : un niveau institutionnel, celui des grandes agences nationales, et un niveau opérationnel pour les unités décentralisées.

Le niveau institutionnel

10Les agences nationales de renseignement arborent des logos dont le design est probablement confié à des agences de communication gouvernementales. Fortement stylisés, ils ne font qu’évoquer, voire suggérer, la fonction de l’institution qu’ils représentent.

11Le logo de la DGSE représente ainsi un aigle en vol soutenant le globe au centre duquel la France est symbolisée par un hexagone rouge. Le globe est parcouru par des courbes évoquant à la fois des flux de communication et des orbites satellitaires. L’acronyme DGSE est inscrit sobrement en noir. L’ensemble est cerclé d’une couronne bleue où sont inscrits les termes : « République française. Direction générale de la Sécurité extérieure ».

12Le logo de la DGSI est encore plus sobre : le globe est suggéré par des cercles au centre desquels se trouvent l’Hexagone et la Corse stylisée. La couronne est blanche avec, de la même manière, l’inscription « République française. Direction générale de la Sécurité intérieure ».

13Celui de la DRM est encore plus stylisé, le globe étant à peine suggéré par une ombre ainsi que par un carroyage bleu, blanc et rouge qui suit la courbure terrestre et qui suggère une surface d’observation satellitaire.

Logos institutionnels : DGSE, DGSI, DRM

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Logos institutionnels : DGSE, DGSI, DRM

Les insignes des unités de renseignement militaire [2]

14Au niveau des unités opérationnelles, les écussons sont beaucoup plus explicites même s’ils recourent à des représentations symboliques.

15Sur 17 insignes et marques de tradition d’unités françaises de l’Armée de l’air et de terre, les principales représentations observées sont : la foudre ou les éclairs (9 occurrences), le globe terrestre (7), la chouette (6), l’aigle (3), le dragon (2), un héros mythologique (2), la mante religieuse (1), le cobra (1), l’araignée et sa toile (1), la flèche (1), les flammes (1).

16On trouve ci-dessous quelques exemples d’insignes de tradition :

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De gauche à droite et de haut en bas : 54e régiment de transmission (Armée de terre) ; Escadron électronique sol (EES) 21.054 (Armée de l’air) ; Centre d’exploitation du renseignement tactique 50/450 (Armée de l’air) ; Détachement autonome des transmissions (Armée de terre) ; Brigade de renseignement (Armée de terre) ; 44e régiment de transmission (Armée de terre)

Devoir de discrétion et besoin de reconnaissance : une communication paradoxale

17Ces éléments symboliques mettent en évidence un paradoxe entre d’une part la vocation de discrétion et de non-interaction entre le sujet observateur (l’unité de renseignement) et l’objet surveillé (l’adversaire), et d’autre part un besoin paradoxal d’exprimer la nécessité de se taire (Dewerpe, 1994). En somme, « se taire et le dire » serait l’objet de ces insignes et de ces marques, dans cette dialectique quasi schizophrène qui fait de l’espion une sorte de Janus contrarié, un « homme invisible » qui voudrait être reconnu.

18Ce hiatus communicationnel se traduit par une expression primaire de puissance et d’agressivité que symbolisent les animaux sauvages (donc symboliquement libres et indomptables) aux attitudes prédatrices explicites. Plus le silence est de mise, autrement dit plus on descend dans la hiérarchie du renseignement, plus la violence symbolique est explicite.

Exemple de déclinaison de l’institutionnel vers l’opérationnel

19La direction nationale du Renseignement et des enquêtes douanières fait partie du premier cercle de la communauté du renseignement. À ce titre, elle dispose d’un logo institutionnel stylisé, sans doute le moins parlant de tous. En revanche, les antennes locales, comme celle de Paris ou Nantes, sont beaucoup plus expressives : un dragon rappelant une gargouille posé sur ce qui semble être une casquette de douanier, un crâne de pirate, un couteau entre les dents, posé sur deux sabres croisés avec la carte de Bretagne en arrière-plan.

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20Le montage ci-dessus met en évidence la violence sous-jacente d’une technostructure représentée par un logo peu signifiant au regard des insignes arborés par les unités opérationnelles. On peut ainsi inférer que la communication institutionnelle tend à lénifier l’état d’esprit réel qui prévaut logiquement dans un service confronté à une activité particulièrement dangereuse s’agissant de la lutte contre le trafic de stupéfiants.

21De fait, les unités de renseignement sont confrontées quotidiennement à une réalité dont la violence impacte en profondeur l’inconscient de leurs personnels, d’où l’hypothèse psychanalytique d’un refoulement individuel forgeant une forme particulière d’inconscient collectif au sein d’une communauté secrète – pour ne pas dire initiatique – qui se reconnaît à travers un langage spécifique et rivalise d’imagination à travers une symbolique des insignes.

L’insigne comme expression d’une puissance fantasmée ?

22Le symbolisme qu’évoquent des dieux de la mythologie (Apollon, Janus), l’éclair, les flammes ou les flèches suggère ainsi l’expression fantasmée d’une toute-puissance que conférerait le pouvoir de pénétrer les secrets de l’adversaire.

23Le Dictionnaire des symboles (1982) nous apprend en effet que l’éclair et la flèche symbolisent l’acte viril de la création divine. Symboles phalliques par excellence, ils représentent les attributs de la puissance divine, trahissant plus ou moins inconsciemment un fantasme de toute-puissance humaine que représenterait la force régalienne et son pouvoir exorbitant. Cette projection paraît d’autant plus fantasmée qu’elle ne traduit pas exactement la réalité essentielle du travail des services de renseignement. Si l’objectif du renseignement est bien de connaître, protéger et agir (Bulinge, 2012), il n’en reste pas moins, avant tout, un travail bureaucratique, terne et monotone, très éloigné de la symbolique mythologique à laquelle se réfèrent ces insignes. Il existe par conséquent un écart entre la représentation que la communauté du renseignement se fait d’elle-même et ce qu’elle accomplit quotidiennement. Plus qu’un « métier de seigneur » plaçant les espions au-dessus d’une humanité contrainte par les lois, le renseignement vu par ses fonctionnaires et ses militaires relève d’une symbolique divine dépassant l’idée même d’humanité.

24Il est ici intéressant de souligner que ces insignes ont été dessinés au sein même des unités par des hommes, à une époque où la féminisation des armées et de la police était encore embryonnaire. De fait, l’expression de puissance, à travers flèches et éclairs notamment, relève a priori d’une inspiration phallique traduisant inconsciemment l’idée de pénétration interdite, autrement dit de viol, à travers la violation du secret de l’autre, l’appropriation du trésor qu’il cache. Le rapport de force qui s’établit dès lors serait celui de la puissance masculine reléguant, par opposition, l’adversaire à son intimité féminine. Ce point de vue psychanalytique très sommaire, on le concédera volontiers, appellerait à lui seul un long développement.

25Au demeurant, le contraste entre ces acteurs par nature discrets et l’image fantasmée qu’ils se font d’eux-mêmes est-il l’expression d’une jubilation démiurgique ? Nous ne répondrons pas ici à cette question dont on pressent qu’elle appelle une vaste enquête de terrain. Elle constitue en ce sens à la fois une hypothèse et une question de recherche tout à fait passionnante au plan de la sociologie du renseignement.

Notes

  • [1]
    Préambule de l’instruction relative au patrimoine de tradition des unités de l’armée de terre. Cité par Ivanoff, 1988.
  • [2]
    Le renseignement de la Marine est par nature discret. Il n’est pas organisé au sein d’une spécialité mais d’une filière gérée au moyen de certificats. (Pour une description du renseignement naval français, voir Bulinge, 2012).

Références bibliographiques

  • Bulinge, F., De l’espionnage au renseignement : la France à l’âge de l’information, Paris, Vuibert, 2012.
  • Chevalier, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1982.
  • Dewerpe, A., Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.
  • Ivanoff, H., « Les insignes de tradition de l’armée française », Revue militaire suisse, n° 133, 1988, p. 167-177.
Franck Bulinge
Ancien analyste de renseignement, Franck Bulinge est maître de conférences en science de l’information et de la communication et chercheur au sein du laboratoire I3M de l’université de Toulon.
Courriel : <fbulinge@gmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0116
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