1Comment faire cohabiter le monde fermé du renseignement avec le monde ouvert de nos sociétés, obsédées par la transparence, l’information, la vitesse, la publicité ? Certes, le secret du renseignement a toujours existé, et notre monde « interactif » d’aujourd’hui multiplie les secrets et les rumeurs, à la proportion de la valorisation d’un monde accessible à tout et à tous ! Le secret et la rumeur progressent à la vitesse des valeurs de publicité et de transparence.
2Une autre contradiction apparaît : la légitimité politique actuelle valorise aussi la maîtrise du temps. Tout est encadré dans des calendriers. Or, le monde du renseignement gère plusieurs logiques temporelles, références et légitimités. Il y a donc un conflit de modèles cognitifs. Non seulement la démocratie, c’est plus ou moins la transparence, en tout cas la visibilité, le contrôle, l’explication, la compréhension, par rapport au secret, à la dissimulation, au mensonge du monde du renseignement. Mais celui-ci ne peut être « rationalisé » parce que par définition son utilité est proportionnelle à sa capacité à échapper à toutes les logiques du modèle démocratique !
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5Depuis près d’un siècle, les démocraties ont appris à cohabiter avec cette double logique, ce qui est public par rapport à ce qui est caché. Quatre ruptures rendent cependant encore plus compliquée cette relation éternelle entre l’ombre et la lumière.
6D’abord, la révolution de l’information. Téléphone, radio, télévision, Internet, réseaux aboutissent non seulement à une explosion du volume de l’information, mais aussi à une accélération considérable de la circulation de celle-ci. Avec son complément imprévu, mais réel : plus il y a d’information, plus il y a de secrets et de rumeurs, d’interactions et de manipulation.
7La place croissante de la communication. Informer ne suffit pas à communiquer. Plus il y a de messages qui circulent, plus la résistance et la déformation dans la réception et la négociation du message deviennent compliquées. Les frontières entre l’espace public et les multiples espaces et réseaux privés sont compliquées. Ce qui ne simplifie rien au fonctionnement du monde du renseignement qui a besoin d’un peu de stabilité, de repères, et le moins possible de « mouvement brownien ». Or, avec l’explosion de l’information et de la communication, la multiplication des réseaux, tout devient rapidement plus compliqué. Plus tout est instable, plus le monde du renseignement est perturbé.
8Troisième rupture : la mondialisation. Le nombre d’acteurs, d’agences, d’intérêts, de logiques, de lobbies, ne cesse de croître, perturbant les logiques de réseau. Tout se mélange, s’interpénètre et se concurrence. La mondialisation accentue le désordre informationnel et brise les cadres et les habitudes. Le monde politique du renseignement, cette seconde « réalité », a besoin de références, d’autant que le « monde virtuel » ne cesse lui-même d’ouvrir de nouvelles routes et de briser les cadres et traditions.
9Quatrième rupture : la diversité culturelle. Plus les acteurs sont nombreux, les références culturelles et idéologiques différentes, moins la rationalité des échanges est garantie. Les outils sont mondiaux, performants, rapides, les messages efficaces et instantanés, mais les récepteurs, les traditions politiques, policières, diplomatiques sont de plus en plus hétérogènes. La diversité culturelle complique tout malgré les cultures apparemment communes coexistant dans le monde du renseignement. La cohabitation très visible et difficile à réguler entre les traditions et cultures politiques ne simplifie pas non plus l’efficacité de compréhension entre les échanges de messages et les contraintes de l’action. Tout se complique nécessairement, d’autant que la cohabitation des régimes politiques « contradictoires » ne facilite pas le minimum de rationalité à l’intercompréhension. Non seulement les acteurs sont de plus en plus nombreux, mais les références, logiques, temporalités, systèmes symboliques le sont tout autant, sans qu’il soit possible de « rationaliser » ce monde de l’ombre.
10En un mot, plus les systèmes techniques sont rapides, performants, interactifs, rendant plus efficaces « les échanges », plus les problématiques de communication sont complexes. On est au cœur de ce qui m’intéresse dans la théorie de la communication que je défends : le découplage entre information et communication ; la difficulté croissante de l’intercompréhension et de la communication, au fur et à mesure que tout est plus simple d’un point de vue technique. « L’incommunication » guette ainsi ce monde de l’ombre, et de manière inattendue. Comme on dit en théorie de l’information, il y a trop de « bruit » et la communication – au sens où je l’entends, comme négociation – prend trop de place !
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13En réalité, les caractéristiques du monde du renseignement, qui font de celui-ci un monde « à part », sans grand intérêt apparent pour une problématique de la communication, se révèlent être au contraire très intéressantes. Ce qui est « à côté » de la normalité éclaire finalement bien cette normalité. Ce qui est périphérique permet de comprendre ce qui est central. Étonnant renversement. Au moment où les mondes diplomatique, politique, militaire ne cessent de plaider pour plus de transparence, de contrôle démocratique, le monde du secret et du renseignement permet au contraire de mieux comprendre nombre de contradictions du monde « officiel et public ». Comme quoi, les relations entre public et secret ne sont pas plus faciles dans un monde plus transparent et public. C’est en réalité la performance des outils qui va révéler l’autre face du renseignement, à savoir les difficultés d’intercompréhension. Comme si les difficultés techniques de communication d’hier cachaient finalement les difficultés de communication humaine ! Plus on échange vite, plus les difficultés d’intercompréhension augmentent. Finalement, le monde du secret et du renseignement est confronté, malgré toute l’homogénéité de ses codes et valeurs, aux mêmes difficultés d’intercompréhension que celles du monde public et démocratique… Les performances techniques ne suffisent pas à améliorer l’intercompréhension, entre ceux qui apparemment ont le même cadre de communication. Les réalités n’arrivent plus toujours à entrer dans les mots et les cadres. Tout dérape, un peu comme l’histoire, que l’on arrive de moins en moins à contrôler.
14Le renseignement est donc finalement lui-même confronté à l’éclatement de l’information, à l’omniprésence des techniques, à la pluralité des systèmes symboliques dans un monde ouvert mais sans boussole. Résultat, on assiste à une multiplication considérable du nombre des acteurs, des experts, lobbyistes, médias et journalistes, avec finalement beaucoup de difficultés d’intercompréhension.
15Tout se complique là aussi. Les mutations du monde affectent aussi le monde du renseignement. Et le carré Information/Connaissance/Communication/Action se complexifie. Activité mêlant sans cesse les dimensions à la fois humaines et politiques, le renseignement se trouve obligé de se redéfinir. Avec cette certitude : passée la mode de la technicisation et de la numérisation tous azimuts, les trois facteurs essentiels restent l’individu, le temps et l’histoire. Rien n’a changé, sauf que du côté de l’individu, du temps et de l’histoire, tout a changé…