1Il semble désormais bien loin le temps où l’internaute qui cherchait la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) sur la Toile tombait sur un site web non officiel. Une lettre envoyée à une boîte postale, un coup de téléphone pour un concours de recrutement confidentiel. Ce temps-là est révolu pour ce service secret français qui aura été le premier à s’ouvrir à la société. Une mue communicationnelle qui date du début des années 2000, avec la création d’un poste de responsable de la communication, un site internet devenu officiel et un conférencier qui va à la rencontre de possibles recrues fort d’une présentation bien rodée devant des amphithéâtres pleins et attentifs. Sans oublier quelques reportages (un mémorable Envoyé Spécial), une série télévisée (Le Bureau des Légendes) et quelques, mais encore rares, interviews. Dans le cadre de ce numéro d’Hermès, nous avons donc eu le privilège de rencontrer l’actuel directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Bajolet, pour nous éclairer sur la communication de la DGSE. Diplomate de carrière, il a occupé de nombreux postes parmi les plus stratégiques (Organisation des Nations unies, Syrie, Amman, Irak, Algérie, Afghanistan, etc.). En juillet 2008, Nicolas Sarkozy lui demande de mettre en place le nouveau poste de coordonnateur national du renseignement à la présidence de la République. Il fait approuver le premier Plan national d’orientation du renseignement (PNOR) et met en place l’Académie du renseignement. En conseil des ministres, le 10 avril 2013, Bernard Bajolet est nommé, par le président François Hollande, directeur général de la Sécurité extérieure. Le 2 mai suivant, il est élevé à la dignité d’ambassadeur de France.
2Hermès : Quelle est aujourd’hui la place d’un service comme la DGSE au sein de la société française ?
3Bernard Bajolet : La DGSE est un des services qui participe à la sécurité des Français contre un certain nombre de menaces, au premier rang desquelles on trouve le terrorisme et la prolifération. Il a aussi un rôle d’aide à la décision du gouvernement français en lui fournissant des informations qui ne sont pas accessibles par ailleurs, notamment sur les grands enjeux internationaux ou en cas de crise (prise d’otages, attentats, etc.).
4Cette mission d’aide à la décision est désormais reconnue, ce qui n’a pas toujours été le cas. Plus globalement, le renseignement a gagné ses lettres de noblesse depuis une dizaine d’années avec notamment la création d’une délégation parlementaire au renseignement [1], d’un coordinateur national au renseignement et d’une direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) sous Nicolas Sarkozy, puis deux lois sur le renseignement et la transformation de la DCRI en direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) sous le mandat de François Hollande. C’est donc toute la communauté du renseignement qui s’est vue renforcée du fait d’une acculturation de la société française à ces questions, et plus particulièrement des politiques qui ont voté à une très large majorité les lois la concernant.
5Hermès : Selon vous, cette bascule est-elle le fait de la communication des services, de l’évolution des menaces ou d’une évolution propre de la société sur les questions de renseignement ?
6B. Bajolet : C’est avant tout le fait d’une évolution de la société qui a commencé avant que les menaces que nous connaissons aujourd’hui ne se concrétisent, même si nous en avions déjà conscience. Un élément majeur de cette évolution est le Livre blanc sur la défense de 2008 qui va ériger le renseignement en priorité stratégique en insistant sur les notions de connaissance et d’anticipation. C’est d’ailleurs ce même livre blanc qui proposait la création d’une coordination nationale ainsi qu’une Académie du renseignement alors même qu’il n’était pas encore question du terrorisme contre lequel nous luttons aujourd’hui (le terrorisme n’était certes pas ignoré, mais inclus dans une vision plus globale). L’évolution du monde a renforcé l’importance du renseignement, un monde dans lequel les menaces nouvelles sont plus difficiles à appréhender car provenant d’acteurs plus diversifiés, étatiques et non étatiques.
7Hermès : Dans ce contexte, la DGSE a été le premier service français à véritablement mettre en place une stratégie de communication. À quelles fins ?
8B. Bajolet : Peut-être avons-nous été pionniers dans ce domaine d’une certaine manière, mais je tiens à préciser que nous ne sommes pas les seuls à communiquer : pour la Défense, la direction du Renseignement militaire (DRM) communique depuis longtemps ; pour l’Intérieur, la communication se fait autrement, essentiellement sur le terrain.
9En ce qui nous concerne, le service s’est longtemps interrogé pour savoir s’il devait communiquer et, si oui, comment ? Car il peut sembler paradoxal qu’un service secret communique. Mais était-il raisonnable de ne pas communiquer dans une société de communication ? Et si non, pour quoi faire ? La raison principale tient dans la nécessité que nous avions d’expliquer nos missions afin d’avoir l’attention des décideurs, mais aussi de répondre aux interrogations légitimes des citoyens que nous sommes en charge de protéger. D’une part, pour qu’ils sachent à quoi sert l’argent public qui nous est destiné et, d’autre part, pour les rassurer sur les actions que nous menons, tant le monde du renseignement suscite de fantasmes et véhicule nombre d’idées reçues. Avec un souci permanent : communiquer pour expliquer nos missions mais sans rien dévoiler. Nous sommes un service secret et revendiquons ce statut afin de protéger nos capacités, nos modes opératoires et bien évidemment nos sources qui, sans cela, seraient mises en danger. Dans le monde du renseignement, moins on dit ce qu’on fait, mieux c’est. Mais si on ne dit pas ce qu’on fait, on peut dire ce qu’on est. La marge est parfois étroite, mais on voit bien néanmoins qu’il faut communiquer.
10Hermès : Quelles sont vos cibles et moyens de communication ?
11B. Bajolet : Il nous faut communiquer vers la presse, vers les instances parlementaires, vers l’université et plus globalement vers la société. Cette large ouverture est nécessaire. D’autant que si on ne communique pas, d’autres communiquent alors à notre place. Et notamment les anciens, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser de problèmes. Depuis que je suis à la tête de ce service, il n’y a jamais eu de fuites d’information provenant de l’intérieur. Car quand il y a une fuite, une enquête est diligentée qui réussit dans la plupart des cas à en trouver l’origine. C’est pourquoi ceux qui se prévalent de disposer de sources internes racontent des mensonges. En revanche, on a un problème avec certains anciens qui croient encore savoir ce qui se passe dans le service et se répandent dans la presse ou sur les plateaux de télévision comme experts. Ils nuisent parfois (mais pas toujours, heureusement) à l’image de la DGSE en laissant penser qu’ils savent ou même qu’ils sont téléguidés par nous… ce qui n’est jamais le cas, je peux l’assurer. Non, nous n’autorisons jamais personne à s’exprimer au nom du service. Quand nous souhaitons communiquer, nous utilisons les canaux dont nous disposons et quand nous ne souhaitons pas nous exprimer, nous le disons clairement. Vous connaissez la formule consacrée : « Nous ne commentons pas les opérations réelles ou supposées du service. »
12Hermès : Vous êtes donc bien en phase avec l’idée selon laquelle « On ne peut pas ne pas communiquer » ou encore « Ne pas communiquer, c’est déjà communiquer » ?
13B. Bajolet : Oui. Car si on ne communique pas, les fantasmes prennent le dessus. Il faut communiquer pour expliquer, mais aussi pour rassurer. Il y a eu cette polémique après l’affaire Snowden sur les grandes oreilles et Big Brother. À ce moment-là, il est important de s’expliquer, mais il faut reconnaître que c’est difficile car on ne peut pas dire tout ce qu’on fait et donc tout ce qu’on ne fait pas, au risque de révéler nos capacités.
14Hermès : N’est-ce pas notamment là que la fiction peut prendre le relais ?
15B. Bajolet : La fiction peut être effectivement un moyen de montrer ce que fait un service, du moins quand ses auteurs travaillent dans un esprit de sérieux en proposant des scènes réalistes sans révéler ce qui ne doit pas l’être. C’est l’avantage de la fiction et le tour de force du Bureau des Légendes [2] qui, par un souci de réalisme, a eu un effet tant en communication externe qu’en communication interne. Les fonctionnaires de la DGSE ont en effet un grand besoin en communication du fait de leur obligation de ne rien dire à l’extérieur. Dans une société de communication, ce devoir génère des frustrations : ne pas pouvoir dire à sa famille ce que l’on fait, ne pas pouvoir se confier sur ses soucis professionnels, ne pas pouvoir intervenir sur un sujet que l’on connaît lors d’un dîner en ville, etc. La communication interne est donc développée avec un grand degré de franchise : les membres du service doivent pouvoir parler et dire ce qu’ils pensent, dans le respect de leur hiérarchie. Et c’est là que le besoin en communication interne va de pair avec la communication externe. Nous avons ainsi pu constater la grande satisfaction de nos collaborateurs lors de la diffusion des premiers épisodes du Bureau des Légendes : ils pouvaient enfin indiquer à leur famille ce qu’ils faisaient sans rien révéler pour autant. « Moi je ne peux rien vous dire mais regardez donc la série et vous aurez une idée. »
16Hermès : L’impact de cette série a donc été positif en interne ? A-t-elle eu également un effet en externe, notamment sur les recrutements ?
17B. Bajolet : En interne, cette série a assurément renforcé le sentiment de fierté de nos agents. En externe, le nombre de candidats a augmenté mais, d’une part, ce n’est pas un objectif premier car nous n’avons pas de problème global de recrutement et, d’autre part, cet accroissement est le résultat de plusieurs facteurs, à commencer par le contexte d’attentats qui a entraîné un véritable élan patriotique.
18Hermès : Toute stratégie de communication se définit par ses limites mais aussi par comparaison avec celle des organisations qui lui ressemblent ou avec lesquelles elle peut être en concurrence. Où en est la réflexion de la DGSE à ce sujet ? Où veut-elle aller et jusqu’où le peut-elle ? Peut-on, par exemple, dans une logique de communication par la connaissance, imaginer un équivalent à l’ouvrage grand public Le monde en 2030 vu par la CIA ?
19B. Bajolet : Ce qui est certain, c’est que nous ne communiquerons jamais sur nos opérations. Il y a là une ligne rouge infranchissable. J’insiste : il est impensable de révéler nos modes opératoires, nos capacités et tout ce qui pourrait mettre en danger nos agents ou nos sources. Cette spécificité impose donc pas mal de restrictions. On ne communique pas non plus sur l’actualité, ce qui peut être assez frustrant pour les journalistes notamment. Pour ce qui est de la communication par la connaissance telle que pratiquée par la Central Intelligence Agency (CIA), je ne nous vois pas prendre cette voie compte tenu du système français et de la multiplicité des institutions productrices d’analyses. Cela engendrerait des tensions inutiles. D’autant que notre mission est bien de renseigner le gouvernement et non d’informer ou d’orienter le grand public. Enfin, ce type de communication (production de rapports prospectifs notamment) nécessite des effectifs qui ne sont pas en phase aujourd’hui avec nos priorités.
20Hermès : L’Académie du renseignement créée en 2008 ne pourrait-elle alors jouer ce rôle ? Aujourd’hui centre de formation continue qui permet de renforcer la communauté du renseignement, elle s’ouvrirait alors au monde de la recherche.
21B. Bajolet : Oui et j’adhère à cette idée de rapprocher le monde du renseignement et celui de la recherche. Une réflexion est en cours à ce sujet afin de mieux les articuler en amont [3].
22Hermès : Pour terminer cet entretien, y a-t-il un message que vous voudriez faire passer aux Français ?
23B. Bajolet : Le message que nous souhaitons faire passer aux Français est que la DGSE est un service qui a pour fonction d’assurer leur sécurité et de défendre leurs intérêts, particulièrement à l’étranger, en agissant dans le cadre d’une loi et en référence aux valeurs de la République. Il faut savoir que si d’un côté on a assisté à une expansion des moyens techniques dont l’usage a été validé par la loi, des contrepoids importants existent et la DGSE est une administration très contrôlée : Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), délégation parlementaire au renseignement, dispositifs internes (inspection générale, audit interne) et instances externes (contrôle général des Armées, Inspection des services de renseignement, dont le secrétariat général est placé auprès du coordonnateur national au Renseignement). Il est ainsi à noter que plusieurs pays européens ont décidé de suivre la voie que nous avons ouverte. Enfin, n’oublions pas que la DGSE est composée d’hommes et de femmes qui sont avant tout des citoyens français au service de leurs compatriotes. Ils n’arrivent pas le matin au travail avec pour idée fixe d’espionner ceux qu’ils sont censés servir. Une charte de déontologie a d’ailleurs été adoptée en interne après une discussion collective avec le personnel et un travail important a été effectué afin de définir collectivement nos valeurs. Cette démarche a abouti à la détermination d’un système appelé « LEDA » pour loyauté, exigence, discrétion, adaptabilité.
24Hermès : Au-delà de ses seuls besoins internes, la DGSE n’a-t-elle pas finalement un message plus général à faire passer à une société civile qui s’est ouverte au renseignement par le biais de la technologie ?
25B. Bajolet : La DGSE contribue effectivement à la diffusion de la culture du renseignement. Ainsi avons-nous parrainé un concours de cryptanalyse qui a rassemblé 18 000 élèves de l’Éducation nationale. Nous avons ainsi pu donner à ces jeunes une première approche d’une des missions d’un service de renseignement qui est de protéger le secret ou de le casser au bénéfice de la Nation. Mais au-delà, notre service a également son mot à dire sur l’évolution d’une société qui est passée du « Big Brother » aux « Little Brothers », c’est-à-dire la collecte massive de données personnelles par plusieurs acteurs économiques dont certains – avec une grande hypocrisie – se sont parés des habits de la liberté pour dénoncer ce que ferait l’État.
La direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE)
Son champ d’action se situe principalement hors des frontières de notre pays, où elle applique des méthodes clandestines de recherche du renseignement.
La DGSE présente plusieurs particularités. Elle est tout à la fois :
Un service de renseignement extérieur, qui recherche à l’étranger des informations secrètes relatives aux enjeux géopolitiques et stratégiques ainsi qu’aux menaces et aux risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation (renseignement de crise, contre-terrorisme, contre-prolifération notamment). En communiquant aux autorités les éléments ainsi recueillis et analysés, elle participe à leur prise de décision. La DGSE est naturellement présente dans les zones de crise et là où les intérêts français sont en jeu. Le secret des moyens employés et des objectifs poursuivis garantissent la sécurité de la DGSE et de ses agents.
Un service spécial, qui permet le maintien d’une présence, là où les canaux diplomatiques ne peuvent plus être utilisés.
Un service intégré qui, à la différence de la plupart des services de renseignement occidentaux, maîtrise la totalité des modes de recueil de renseignement : sources humaines, capteurs techniques (interceptions électromagnétiques et imagerie satellitaire), moyens opérationnels et exploitation des sources ouvertes. La DGSE obtient également des renseignements par le biais de coopérations avec d’autres services, français et étrangers.
Enfin, la DGSE dispose d’une capacité d’entrave et d’action clandestine.
Extraits du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013
La connaissance et l’anticipation La fonction connaissance et anticipation a une importance particulière parce qu’une capacité d’appréciation autonome des situations est la condition de décisions libres et souveraines. Cette fonction recouvre notamment le renseignement et la prospective. Elle permet l’anticipation stratégique qui éclaire l’action. Elle est également une condition de l’efficacité opérationnelle des forces et contribue à l’économie des moyens que celles-ci utilisent pour remplir leurs missions.
Cette capacité nous permet de nous engager en toute connaissance de cause dans des actions qui sont de plus en plus coordonnées, voire menées en commun, avec nos partenaires et alliés. Allant de la collecte de l’information à la préparation éclairée de la décision politique et opérationnelle, une bonne connaissance de l’environnement stratégique et tactique est indispensable
à la prévention des risques et des menaces comme à leur neutralisation lorsque la prévention a échoué.
Le renseignement joue un rôle central dans la fonction connaissance et anticipation. Il irrigue chacune des autres fonctions stratégiques de notre défense et de notre sécurité nationale. Il doit servir autant à la prise de décision politique et stratégique qu’à la planification et à la conduite des opérations au niveau tactique. Au-delà, il éclaire notre politique étrangère et notre politique économique. Un effort particulier doit donc lui être consacré pour la période à venir, qui devrait concerner à la fois les ressources humaines et les capacités techniques de recueil et d’exploitation des données. Le renseignement d’origine humaine (ROHUM), le renseignement électromagnétique (ROEM) et le renseignement image (ROIM) sont complémentaires et indissociables. C’est la combinaison des informations recueillies par ces trois voies qui donne au renseignement sa valeur.
Notes
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[1]
La délégation parlementaire au renseignement, créée par la loi n°2007-1443 du 9 octobre 2007, a pour mission de suivre l’activité générale et les moyens de la DGSE. Cette délégation est composée de quatre députés et quatre sénateurs. Ses travaux sont couverts par le secret de la défense nationale. La délégation remet un rapport annuel au président de la République.
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[2]
Voir l’article que consacre dans ce numéro d’Hermès Ève Lamendour à cette série : « Sous la légende. Le récit inédit du renseignement français ».
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[3]
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 indique : « La démarche prospective de l’État doit pouvoir s’appuyer sur une réflexion stratégique indépendante, pluridisciplinaire, originale, intégrant la recherche universitaire comme celle des instituts spécialisés. Malgré les progrès accomplis ces dernières années, la recherche stratégique française continue de souffrir d’une masse critique insuffisante. Son rayonnement au niveau international reste de ce fait limité. L’effort visant à valoriser la réflexion stratégique et à soutenir la recherche intéressant la défense et la sécurité sera poursuivi. Le renforcement des moyens de la recherche ne produira cependant tous ses effets sur la capacité d’anticipation de l’État que si celui-ci s’ouvre davantage à la réflexion indépendante. L’État ne peut que bénéficier d’un recours accru à l’expertise de la recherche académique, mais aussi des organisations non gouvernementales et des entreprises. De leur côté, des chercheurs universitaires apporteront une contribution mieux adaptée aux besoins de l’État si la possibilité leur est offerte de faire l’expérience de responsabilités administratives. Cette ouverture réciproque est la condition d’une amélioration de notre capacité d’anticipation qui requiert liberté d’esprit, curiosité et aptitude à remettre en cause les vues dominantes… »