1Lorsqu’en 1983, Philippe Rossillon (refondateur de l’Union latine [1]) éditait le livre Un milliard de latins en l’an 2000 (Rossillon, 1983), nombreux étaient ceux qui voyaient ce titre comme une boutade ou un rêve utopique alors que se confirmait de plus en plus l’écart entre la langue anglaise et les autres langues de communication, y inclus les langues néolatines.
2La langue française ne cessait de reculer sur la scène internationale, tant au niveau diplomatique que scientifique ou commercial. La démographie de l’Italie, qui n’était plus une puissance coloniale depuis bien longtemps, était en chute libre. Les pays hispanophones et lusophones sortaient à peine des régimes dictatoriaux pour pouvoir s’inquiéter des questions de langue. La Roumanie de Ceaușescu et la Moldavie soviétique n’avaient aucune incidence au niveau linguistique international. L’Afrique n’était perçue comme vivier pour les langues française et portugaise que par certains militants de la langue.
3Dans ce contexte, l’anglais s’imposait, sans rencontrer beaucoup de résistance, en tant que lingua franca universelle (Le Monde diplomatique, 1984). Dans tous les secteurs – la science, le commerce, les normes, les brevets, les organisations internationales, la diplomatie, les technologies, les médias, l’informatique, le tourisme, etc. – se confirmait la suprématie de l’anglais (Colegio de México, 2012).
4À la même période, la naissance des premiers réseaux internationaux pour la recherche, prémices du « village global », pouvait laisser craindre que les langues romanes, comme les autres, étaient destinées à disparaître progressivement, en tant que langues internationales, au nom de la « facilité de la communication » obtenue par l’omniprésence de l’anglais. D’aucuns, ignorant l’importance du facteur diversité dans la survie des systèmes complexes, ainsi que les risques que l’acculturation pouvait faire courir aux relations harmonieuses entre les peuples, voyaient même l’émergence de ce monolinguisme comme un facteur de paix pour la planète !
5En 1992, année charnière quand le protocole Internet allait s’imposer, les instances gouvernementales francophones [2] furent les seules de la latinité à se préoccuper de l’avantage détenu par l’anglais dans des réseaux qui allaient passer bientôt du monde de la recherche au grand public [3]. Elles furent par ailleurs les seules à proposer un arsenal solide de promotion et de développement de la langue. En effet, dans les années 1960-1970, une pléiade d’organisations [4] prenaient en charge la lourde tâche d’inverser la situation de « déclin » de la langue française alors que les autres pays d’expression romane ne trouvaient pas utile de se doter de politiques publiques concernant la langue – leurs dirigeants considérant souvent l’aménagement linguistique francophone comme un « combat d’arrière-garde ».
6Mais même si l’on se doutait bien que l’Internet naissant était, en cohérence avec sa vocation première pour la recherche, majoritairement anglophone, personne ne se préoccupait réellement de quantifier en termes linguistiques l’information qui y circulait [5]. Cependant la composante libertaire et associative qui se développait dans les réseaux, en parallèle avec celle de la recherche, portait déjà en elle les germes d’une attention plus forte pour une société égalitaire en termes d’accès aux ressources des réseaux ou à la connaissance en général [6], mais aussi parfois pour le respect à la diversité des cultures et des langues.
7Ce sera avec la naissance de « la Toile », en 1993, que la question des langues dans le réseau deviendra plus visible et mesurable, sans toutefois permettre de déterminer avec précision la place que chacune avait par rapport aux autres. Et sans le savoir, un président français [7], risquant un chiffre sur l’omniprésence de la langue anglaise dans l’Internet, allait provoquer l’inquiétude pour savoir où s’y plaçait réellement le français. L’ONG Funredes, à laquelle s’associerait très vite l’Union latine, se risquait à fonder les bases de ce que nous pourrions appeler la cybermétrie des langues, avec l’intention de montrer que la prédominance de l’anglais dans la Toile n’était pas aussi absolue et que la tendance allait s’inverser lentement mais sûrement.
8La puissance des nouveaux outils d’appréhension de la Toile que sont les moteurs de recherche allait permettre les premières mesures de la présence des langues mais aussi de rendre compte de la présence relative des icônes culturelles sur la Toile (Funredes, 1996-2008 ; Funredes, 1998-2005). Ainsi, l’on découvrait avec intérêt du côté de la francophonie que les personnages représentatifs de la science, des lettres ou des arts plastiques n’avaient pas à rougir de leur présence dans la Toile en comparaison avec leurs homologues anglo-saxons ; par contre, là où culture et commerce faisaient bon ménage (musique et cinéma étant les meilleurs exemples), la domination américaine était patente, plus d’ailleurs le reflet d’un référentiel mondial de la célébrité que d’une approche biaisée de la Toile.
Histoire de l’évolution des langues dans l’Internet (avec un regard sur les langues romanes)
La préhistoire de l’Internet : 1970-1980
9Les premiers réseaux sont créés dans le monde industriel ou de la recherche en informatique, parfois avec des soutiens financiers militaires.
10Les grandes entreprises de l’informatique créent des solutions propres pour faire face à leurs besoins internes en termes de réseau ; les centres de recherche, militaires ou non, font les premières expériences d’élaboration de protocoles ouverts. C’est le moment de la conception du réseau Arpanet [8]. Le nombre mondial d’utilisateurs ne dépassera pas les 50 000 à la fin de cette période et les réseaux restent fermés, ce qui veut dire qu’ils ne communiquent pas entre eux. La France n’est pas en reste dans cette période avec le projet Cyclades [9] de l’Institut de recherche en informatique et en automatique (Iria, ancêtre de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique, Inria) et l’architecture de réseau de Bull. La question de la langue du réseau ne se pose pas vraiment à cette période mais il est clair que la culture informatique sous-jacente est fortement marquée par l’anglais.
La genèse des réseaux : 1980-1990
11Les premiers réseaux de la recherche sont créés dans le monde universitaire. Le nombre total d’utilisateurs [10] atteint 2 millions à la fin de la période, poussé par la naissance des ordinateurs personnels et l’intérêt des chercheurs pour la libre circulation de l’information.
12Un grand nombre de réseaux thématiques pour la recherche coexistent (Quarterman, 1989) mais les deux réseaux capables d’apporter les services attendus par les chercheurs (principalement courrier électronique, conférence électronique et transferts de fichier) sont Bitnet (appelé Earn en Europe) et le complexe UUCP/Usenet, qui offrent des services au monde citoyen et apportent une couleur libertaire aux réseaux. Pendant cette période qui fut essentielle pour asseoir les fondements d’une culture très forte des réseaux [11], Arpanet ne participe que très marginalement au total des 2 millions d’utilisateurs qui peuvent se comptabiliser à la fin de la période.
13L’anglais, langue dominante dans la recherche s’impose naturellement avec en plus un avantage informatique notable qui va perturber – malgré les progrès réalisés, et jusqu’à aujourd’hui – l’essor des autres langues : l’anglais, langue sans diacritiques, peut se permettre de coder tous ses caractères en 7 bits (128 combinaisons pour représenter les caractères) alors que la plupart des autres langues ont besoin au moins du double (donc 8 bits). Cependant, les premiers soubresauts de la défense du multilinguisme apparaissent, principalement dans les conférences électroniques et les forums, mais aussi dans les premières tentatives d’associer le monde en développement.
La transition vers l’Internet moderne : 1990-1995
14Progressivement tous les réseaux existants migrent vers le protocole Internet [12] qui devient le standard de facto et le World Wide Web va naître.
15Dans cette période, les fondements de la transformation de réseaux essentiellement de communication vers des réseaux plus orientés vers l’information vont être créés rapidement. C’est l’apparition, en 1990, du premier outil de recherche moderne, Archie, capable de retrouver des fichiers sur l’ensemble des ordinateurs du réseau (prouesse sans précédent), suivie un an plus tard par l’apparition du Gopher, le premier outil de navigation dans les espaces d’information des réseaux (avec une architecture simple en forme d’arborescence). Et c’est finalement, en 1992, la naissance du WWW qui va transformer durablement les réseaux en un outil fondamental d’accès à l’information, en totale indépendance et transparence du lieu où cette information se trouve localisée dans le réseau physique.
16Le malentendu entre langue de communication (celle du courrier électronique ou de la messagerie interactive) et langue d’information (celle du contenu accessible) s’introduit. Il va être entretenu pendant des années pour donner le sentiment que l’anglais, langue de communication mondiale, devrait aussi s’imposer comme langue d’information mondiale. Pourtant ce sont deux choses bien différentes car il ne s’agit plus seulement de publications scientifiques mais de la projection vers le reste du monde de l’offre commerciale, de la culture ou simplement de l’opinion de groupes ou personnes qui deviennent des producteurs de contenus grâce à la simplicité que permet le Web.
17En effet, à la fin de cette même période extrêmement dense de l’histoire des réseaux, le nombre d’utilisateurs atteint les 15 millions avec, en 1993, le moment du basculement quand le nombre de domaines du monde universitaire perd définitivement la suprématie au profit du monde commercial.
18Un an après la naissance du Web, il était possible d’établir une première estimation à 80 % de la présence de l’anglais sur la Toile, pourcentage qui ira ensuite logiquement dans une décroissance constante qui le ramènera en dessous de 50 % quelques années plus tard. Cependant, une information biaisée (ou peut-être une désinformation) soutient, pendant la même période, que le pourcentage de l’anglais se maintient à un prétendu 80 % stable et éternel (Pimienta, Prado et Blanco, 2009). Cette fausse information, exagérément présente dans les médias du monde entier pendant des années, incitait de manière néfaste à la résignation, réflexe contraire aux programmes des organismes internationaux qui soutenaient le besoin de politiques publiques pour la production de contenus en langue locale.
L’Internet grand public et le Web 1.0 : 1995-2005
19Dans cette période de croissance fulgurante qui atteindra en dix ans le seuil du milliard de personnes connectées, les fondations des contenus de l’Internet s’installent et le rééquilibrage progressif de la présence des langues dans l’Internet se produit, en premier lieu à partir des pays occidentaux (et concerne donc la majorité des langues latines).
20Les moteurs de recherche, sous le leadership de AltaVista, assurent une couverture très large des contenus grâce à une indexation qui atteint les 80 % du volume total de la Toile. C’est l’âge d’or de l’Internet, encore imprégné de sa première culture généreuse de partage, qui connaît une croissance exponentielle de l’ensemble de ses paramètres (utilisateurs, contenus et applications) alors qu’il ne subit pas encore le modèle d’affaire qui va s’installer plus tard sous l’impulsion de Google et donner à la publicité sous toutes ses formes (y compris les plus perverses et insidieuses) le rôle d’apporter des revenus en fonction de la notoriété.
21C’est aussi la naissance et l’essor de Wikipédia qui va devenir un pilier de l’Internet et qui, malgré des débuts monolingues en anglais, sera l’un des meilleurs acteurs de la diversité linguistique dans l’Internet. En effet, près de 300 langues différentes sont représentées dans Wikipédia (2016) et, en ce qui concerne les langues néolatines, trois d’entre elles se placent dans le classement des dix premières en nombre d’articles, au-dessus d’un million (dans l’ordre, le français, l’italien et l’espagnol). Le portugais est en quatorzième position (devant le chinois) suivi par le surprenant catalan en dix-septième position.
22C’est en 1996 que Funredes fera la première étude sur la place relative du français et de l’espagnol en comparaison avec l’anglais. Funredes, en collaboration étroite avec l’Union latine, et souvent avec le soutien de l’Organisation internationale de la francophonie, va réaliser le suivi des langues romanes dans la Toile entre 1998 et 2008.
23Les études successives de Funredes-Union latine, une campagne de 18 mesures entre 1996 et 2008 (Pimienta, Prado et Blanco, 2009 ; Funredes, 1996-2008), mettront en évidence certains aspects sociologiques et démographiques de l’Internet. En 1998, le français apparaît comme étant la langue romane la plus utilisée, alors qu’elle est la troisième en termes démolinguistiques après l’espagnol et le portugais et que cette dernière, avec près de 200 millions de locuteurs natifs, avait moins de contenus que l’italien, langue maternelle de trois fois moins d’individus. Un indicateur sur la productivité [13] est introduit, qui permet d’établir que les germanophones et les italophones sont de loin plus productifs que les hispanophones ou les lusophones. Le français démontre ainsi une présence virtuelle proportionnellement supérieure à la présence réelle. Les études montrent une claire corrélation, pour chaque langue, entre croissance en utilisateurs et croissance en contenus, qui plaide pour une politique axée sur la croissance des utilisateurs. Cette corrélation ira en s’estompant en fin de période, reflet du plus faible niveau d’alphabétisation numérique des nouveaux internautes et élément de motivation pour des politiques d’éducation à la culture numérique pour accompagner la croissance.
24La fracture numérique est en filigrane de cet indicateur : les germanophones et italophones résident tous dans des pays dits « riches », alors que la majorité des francophones, hispanophones et lusophones se trouvent dans des pays où l’accès n’est pas encore démocratisé. Ainsi, de manière constante pendant la période de mesure et sans progrès notables, il apparaît que des pays occidentaux non francophones (comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne) produisent plus de pages Web en français que l’Afrique entière ! Il apparaît ainsi que la fracture de contenus en Afrique peut être 10 (si on considère les langues occidentales) ou 100 ou 1 000 fois plus grande (si on considère les langues locales) que la fracture d’accès, alors que les politiques continuent de se centrer complètement sur l’accès…
25Il est intéressant de noter que l’Internet francophone était, au début de la période, tiré par les Québécois ; ensuite, la Suisse et la Belgique en représentaient le fer de lance avant qu’en fin de période la France assume un rôle moteur très marqué. La raison est à trouver dans le succès du Minitel qui a retardé l’essor de l’Internet en France mais a pu aussi mieux préparer les Français à une utilisation commerciale des réseaux.
26C’est à partir de la deuxième étude (1998) que l’on peut constater un développement important des langues romanes qui semble correspondre à une avancée des autres langues occidentales et un recul relatif de l’anglais, développement qui se maintiendra pendant toute la période.
27La présence relative de l’anglais s’essouffle passant de 80 % en 1996 à 50 % des pages Web en 2002, tandis que l’espagnol, dopé par une utilisation galopante de l’Internet en Amérique latine, reste proche du français pendant la période, mais encore loin de refléter son poids démographique dans le monde.
28Dans cette même période, la mesure des langues dans l’Internet devient une discipline sérieuse qui permet de mieux comprendre son évolution. Le duo Funredes-Union latine prend la mesure précise du recul de l’anglais sur la Toile tandis que le Language Observatory Project (LOP, 2005 ; Yoshiki, 2005) permet de comprendre ce qui se passe pour les langues minoritaires, en Asie d’abord, puis en Afrique. L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) paraît concernée par la question de la diversité linguistique dans l’Internet et la relie au processus du Sommet mondial pour la société de l’information. Son intervention permet de réduire progressivement la tendance à la désinformation qui avait marqué cette période (Paolillo, Pimienta et Prado, 2005).
L’Internet média de masse et le Web 2.0 : 2005-2015
29Il fallait de nouvelles interfaces de niveau beaucoup plus élevé et où les fonctions en jeu deviennent totalement implicites pour permettre d’accompagner la transformation de l’Internet en un média de masse qui va dépasser les 3 milliards d’internautes à la fin de la période.
30Cela va se réaliser avec l’essor du Web 2.0 (et des réseaux sociaux qui en constituent l’essence et dont Facebook représente aujourd’hui le meilleur exemple) même si en même temps la question de l’alphabétisation informationnelle de ces nouveaux utilisateurs va devenir un élément critique à une période où les enjeux de la protection de la vie privée deviennent essentiels. L’Internet connaît une évolution notable avec l’entrée en masse d’utilisateurs mobiles avec leurs téléphones intelligents [14], et l’augmentation de la bande passante à coût constant accompagne le passage du texte vers la vidéo qui devient l’élément essentiel des contenus [15].
31Pendant cette période, Google s’installe au-dessus de tous les services en imposant un modèle économique basé sur la publicité qui va profondément transformer la culture de l’Internet et, de manière plus subtile, pervertir le sens même de la recherche de pages par mots-clés.
32L’Internet devient un terrain de jeu essentiel du marketing commercial à travers la publicité en ligne directe, mais aussi indirecte et plus opaque. Les vendeurs de services et produits sont à la recherche des clients potentiels que Google aide à localiser en jouant sur l’ordre des résultats de recherche par mots-clés à partir, entre autres facteurs, de l’histoire des recherches par mots-clés [16]. L’internaute pense observer la Toile en « naviguant » mais c’est lui en fait qui est observé ; il pense faire des recherches avec le moteur de Google mais c’est lui en fait qui est recherché…
33Il est clair que dans ce contexte la langue prend de l’importance car elle participe du profilage de chaque utilisateur comme consommateur potentiel. Cela présente aussi de bons côtés comme le service en ligne de traduction automatique avec un grand nombre de couples de langues. Pourtant, la dénaturation du processus essentiel que représente la recherche par mots-clés et la diminution drastique des contenus indexés (voir plus loin) fait indirectement reculer les possibilités d’accès aux contenus non anglophones car le moteur de recherche est un passage essentiel vers l’information recherchée (une page Web non indexée a très peu de possibilités de rencontrer la notoriété).
34Dans cette période, les pays asiatiques font une percée remarquable dans l’Internet qui se traduit par une présence de contenus dans leurs langues. La Chine finira par s’imposer comme le pays avec le plus grand nombre d’internautes et est capable de produire les applications qui lui sont propres. Le monde arabe initie de son côté une plus grande présence (Internet World Statistics, 2002-2016).
35Cependant, cette diversité accrue s’accompagne d’une situation dont l’issue n’a pas encore été trouvée. Au moment même où l’importance de la mesure de la place des langues et des tendances associées devient plus évidente, l’évolution d’un Web dont la croissance dépasse certaines limites pratiques [17] a changé la nature des moteurs de recherche. Les moteurs de recherche, Google en tête, ne permettent plus de se servir de leurs résultats de comptage pour en déduire la place des langues : d’abord parce que ces résultats ne sont plus crédibles mais aussi parce que la surface indexée est devenue trop faible. Le pourcentage de pages indexées par les moteurs de recherche est passé de 80 % avant 2007 à moins de 30 % ensuite et aujourd’hui, bien que ce chiffre soit tenu secret par les entreprises il peut être estimé à moins de 5 % (OIF, 2014). Le LOP a montré un chemin alternatif prometteur en se concentrant sur les langues les moins diffusées en Afrique et en Asie par une exploration systématique des sites (hors les pays les plus grands) mais le programme a souffert financièrement après la catastrophe de Fukushima et il est arrêté.
36Maaya a réuni, entre 2010 et 2012, des partenaires de recherche de premier niveau pour un projet européen très ambitieux d’observation, lequel, malgré le soutien initial de l’Organisation internationale de la francophonie, de l’Unesco et de l’Union latine, n’est pas arrivé à trouver les financements importants nécessaires (Dilinet, 2010-2014). Funredes et l’Union latine proposeront alors une méthodologie alternative moins ambitieuse mais permettant de créer de nouveaux indicateurs et se basant sur le croisement d’un nombre important d’études ponctuelles sur la vitalité du Web. Les résultats ne permettent pas de proposer des chiffres sur le pourcentage de contenus dans chaque langue, mais indiquent des tendances sur la place relative des langues romanes comparée à l’anglais. Des résultats ont été publiés pour le français (OIF, 2014) et pour l’espagnol (Pimienta et Prado, 2016).
37Pendant cette période, InternetWorldStats (Internet WorldStats, 2002-2016) et W3Techs (W3Techs, 2011-2016) deviennent les sources les plus consultées en matière de présence des langues sur l’Internet. Ces deux sources sont citées par la presse presque toujours sans analyse de ce qu’elles mesurent.
38a) La première propose le nombre d’internautes par pays [18] et un calcul par extrapolation rapide et peu fine [19] sur le nombre supposé d’internautes par langue, pour les dix langues les plus présentes.
39b) La seconde indique le pourcentage du Web dans chaque langue et a l’avantage d’être actualisée automatiquement au quotidien. Cependant la méthode entraîne des résultats fortement biaisés au profit de l’anglais et une claire sous-estimation des langues non occidentales. Plusieurs facteurs à cela : 1) Le choix d’utiliser comme base de travail les 10 premiers millions de sites indiqués par Alexa (Alexa, 1996-2016) comme les plus visités, ce qui ne représente que 5 % de l’ensemble des sites existants ; 2) le fait que la méthodologie d’Alexa, qui consiste à utiliser les témoignages de navigation de logiciels « bannière » placés volontairement par les utilisateurs, favorise les sites occidentaux ; 3) le fait d’appliquer l’algorithme de reconnaissance de langues sur la page d’entrée de ces sites, laquelle a une beaucoup plus forte probabilité de comporter des termes en anglais que le reste du site ; et enfin 4) un biais propre aux algorithmes de reconnaissance des langues en faveur de l’anglais.
L’Internet du proche futur
40Presque monolingue et entièrement textuelle à ses débuts, la Toile évolue vers un état multilingue où l’audiovisuel (y compris éducatif comme dans les Massive Online Open Courses, Mooc) représente plus de 80 % des contenus. Les tendances semblent favoriser un Internet libéré progressivement du clavier (grâce aux technologies linguistiques et vocales notamment) et où l’écran devient omniprésent.
41La communication synchrone (Skype, Viber, Whats-app) parfois éphémère (Periscope, Snapchat) prend une place majeure et accompagne une évolution vers l’information instantanée (Twitter, Facebook) où la source première se libère des agences de presse, notamment lorsqu’elle est audiovisuelle.
42En matière d’accès à l’information, si Google se positionne comme le moteur le plus utilisé au niveau mondial (Yahoo, Bing et Ask, loin derrière, connaissent néanmoins un développement constant), on assiste à une localisation des outils de recherche généraliste par langue ou par pays, comme Baidu en Chine, Yandex en Russie, Sapo au Portugal, etc. [20], et à une prolifération de moteurs spécialisés (photos, réseaux sociaux, vidéos, d’opinion, média, etc.).
43La démocratisation de l’Internet favorise l’usage des langues maternelles, en donnant voix à des populations peu ou pas alphabétisées dans les langues dominantes, permettant une répartition des langues plus homogène, du moins, pour le millier des langues les plus parlées.
44Ce mouvement de localisation des outils semble se développer de manière constante et nous assistons à un Internet de plus en plus multilingue. Malheureusement, on sait aussi qu’on assistera à la disparition d’un nombre inusuel de langues (la moitié des langues d’ici la fin du siècle, selon différentes sources), car aux causes traditionnelles de mort de langues (génocides, urbanisation, migrations, médias, statut faible de la langue, non-transmission de la langue maternelle, etc.) s’ajoutera le manque d’alphabétisation numérique pour les locuteurs des langues défavorisées.
45Quant à l’Internet des objets [21], promis à un développement fulgurant dans les années à venir, les questions de langues qui préoccupent sont pour l’instant celles du langage informatique et de la compatibilité (The Economist, 2014). À l’avenir, les défis énormes qu’il pose en termes de protection des données personnelles feront probablement réapparaître la question de la langue dans le lien entre ces objets et l’information qui leur sera associée de manière automatisée.
Conclusions
46Les langues romanes, même si elles ont pris un certain retard dans les débuts de l’Internet, ont été favorisées par le riche bagage culturel préexistant (en termes de textes littéraires, scientifiques, techniques, etc.) et par la domination de l’alphabet latin dans l’Internet qui a permis leur rapide intégration.
47Aujourd’hui, trois d’entre elles (le français, l’espagnol et le portugais) se positionnent dans le peloton de tête des langues les plus utilisées par les utilisateurs de l’Internet et leur croissance a encore de l’avenir à en juger par le développement démographique en cours (pour le français et le portugais, en Afrique ; pour l’espagnol et le portugais dans le continent américain).
48Une alphabétisation numérique organisée et systématique pourrait amplifier notablement la production des contenus associés à cette progression en termes d’utilisateurs.
49Si l’italien et le catalan ne bénéficient pas d’un bassin de locuteurs seconds aussi important, leur insertion dans l’Internet a montré une vitalité singulière, produit de la motivation de leurs locuteurs [22].
50Seul le roumain est resté en retrait, mais son bagage culturel historique lui permet de garder une proportion acceptable de contenus sur l’Internet. Espérons que le Web 2.0 lui permette un développement plus important.
51Les langues romanes se portent bien : s’il y avait effectivement un milliard de Latins en l’an 2000, un peu plus de la moitié est déjà connectée à l’Internet aujourd’hui [23] et le milliard de Latins dans l’Internet deviendra une réalité dans les années à venir.
52Il reste à s’assurer que cette population connectée soit capable de continuer à proposer des contenus de qualité dans une proportion égale ou supérieure à sa présence dans le monde et à asseoir ainsi son influence dans les domaines de la science, de la culture, de l’éducation et de l’économie numérique.
53Il nous reste des inquiétudes pour le futur de langues romanes n’ayant pas un statut officiel de langue d’État, mais ceci est le thème d’un autre article.
Notes
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[1]
Cf. <fr.wikipedia.org/wiki/Union_latine_%28organisation%29>, consulté le 07/06/2016.
-
[2]
Notamment de la France et du Québec
-
[3]
Au même moment, en 1990, la France avait 9 millions d’utilisateurs de son système Vidéotex (un système télématique grand public qui préfigurait l’évolution que connaîtra l’Internet), le Minitel, alors que l’ensemble des réseaux qui fusionneraient pour devenir l’Internet plafonnait à 2 millions d’utilisateurs. Contrainte par la vision des bénéfices à court terme d’une opération télématique à succès, la France ne sut pas capitaliser cet avantage en proposant par exemple une migration audacieuse du Minitel vers l’Internet.
-
[4]
Comme le Haut Commissariat de la langue française et le Conseil supérieur de la langue française en France, l’Office québécois de la langue française au Québec, ainsi que l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), le Conseil international de la langue française (Cilf) et l’Association des universités partiellement ou entièrement de langue française-Université des réseaux d’expression française (Aupelf-Uref) au niveau francophone, parmi tant d’autres.
-
[5]
Principalement des courriers électroniques échangés directement ou à travers des conférences électroniques, des bases de données et des documents partagés par transfert de fichier.
-
[6]
Dans la même période naissaient les premiers groupes de la société civile, comme par exemple le réseau APC et l’association Réseaux & Développement, Funredes, qui se donnaient le rôle de réduire ce qui sera appelé plus tard « la fracture numérique » et d’apporter un regard citoyen et/ou de développement à la question des réseaux.
-
[7]
Jacques Chirac lors du VIe Sommet de la Francophonie (Cotonou, 1995) ; « […] aujourd’hui, 90 % des informations qui transitent par Internet sont émises en langue anglaise, parce que les outils et les serveurs sont dédiés à l’usage exclusif de cette langue. »
-
[8]
Arpanet, considéré comme le père du réseau Internet moderne, répondait à des critères de sécurité et solidité définis par le ministère de la Défense des États-Unis.
-
[9]
Ce projet conduit par Louis Pouzin définira ce qui sera le protocole de commutation par paquets X25 et apportera des contributions décisives qui seront reprises par Arpanet.
-
[10]
Majoritairement de l’université, mais aussi bien sûr du monde des grandes entreprises de l’informatique et parfois aussi du monde associatif.
-
[11]
Cette culture va marquer les évolutions à venir avec les concepts d’ouverture et de mise en commun des connaissances.
-
[12]
Malgré la tentative de l’Union européenne d’imposer la norme OSI comme un moyen d’empêcher les constructeurs (et surtout IBM, dominateur à l’époque) d’interdire l’interconnexion avec les équipements de la concurrence.
-
[13]
Mesurant le nombre de pages produites par nombre d’internautes.
-
[14]
Le pourcentage d’internautes mobiles passe de 25 % en 2007 à plus de 50 % en 2014 selon <www.smartinsights.com/mobile-marketing/mobile-marketing-analytics/mobile-marketing-statistics/> (consulté le 07/06/2016).
-
[15]
Selon un rapport de Cisco (<www.cisco.com/c/en/us/solutions/collateral/service-provider/ip-ngn-ip-next-generation-network/white_paper_c11-481360.html>, consulté le 07/06/2016), la vidéo représente 64 % des contenus en 2014 et la prévision de croissance la place à plus de 80 % en 2019.
-
[16]
En fait, Google dispose – et se sert, sans possibilité de contrôle extérieur – d’un dispositif complet de sources d’information pour profiler les utilisateurs, comme : historique de navigation capté par le logiciel le plus utilisé dans les serveurs pour la mesure du trafic, contenu des courriels adressés par l’agent du courriel le plus utilisé, positionnement géographique par le système le plus utilisé dans les téléphones intelligents, etc.
-
[17]
L’exploration systématique de l’ensemble du Web, dont la taille atteint des limites trop coûteuses en temps et en ressources informatiques, devient impossible et les moteurs font preuve de créativité pour rendre des résultats acceptables, par exemple en n’indexant que certaines pages bien choisies des sites les plus gros.
-
[18]
En reprenant les chiffres proposés par l’Union internationale des télécommunications.
-
[19]
Le comptage tient peu compte du réel multilinguisme à l’intérieur de chaque pays pour les langues non officielles.
-
[20]
Le français aurait bien avec Exalead un moteur de recherche de qualité pour le représenter mais la vocation industrielle de l’entreprise Dassault qui le détient semble interdire une promotion vers le grand public francophone, le laissant plutôt comme une (belle) vitrine vers sa clientèle. En tous cas, d’autres moteurs à vocation francophone existent comme LeMoteur (de l’entreprise Orange) ou Dazoo.
-
[21]
Associé au concept de Web 3.0, l’Internet des objets consiste en la connexion prévue entre eux et avec les internautes de milliards d’objets (ou de lieux) qui joueront un rôle, par exemple, dans la gestion via l’Internet de notre santé ou de notre habitat.
-
[22]
Le catalan, notamment, bénéficie d’une volonté acharnée tant du côté institutionnel qu’associatif et individuel pour en faire l’une des langues les plus présentes dans l’Internet, comme en témoigne, de manière symbolique, la création du premier domaine de haut niveau pour une communauté linguistique. Le .cat a été crée en 2005 après des efforts démarrés en 1996 et compte aujourd’hui plus de 100 000 sites.
-
[23]
Extrapolation à partir des données d’Internet World Stats de novembre 2015, en ajoutant aux estimations du nombre d’internautes parlant le français, l’espagnol ou le portugais, le nombre d’internautes en Italie, en Suisse italienne, en Roumanie et en Moldavie.