1Retour vers le futur : on nous prédisait, comme une donnée inéluctable, que la langue de la science était appelée à demeurer à jamais l’anglais. Encore aujourd’hui, c’est un point de vue largement partagé. Il est vrai qu’il serait vain de nier que l’anglais occupe une place dominante, notamment dans les sciences soi-disant« dures »,où le mot d’ordre semble bien être : publish in English or perish in French (ou n’importe quelle autre langue). L’anglais était en quelque sorte comme le point oméga cher à Teilhard de Chardin (1955), point idéal vers lequel le monde et l’humanité tendaient de toute éternité. C’était oublier deux choses : la première, c’est que les linguas francas, en sciences ou ailleurs, ne sont nullement éternelles (Ostler, 2011). Elles sont appelées à disparaître, une fois qu’elles ont fait leur temps. La deuxième, c’est que même lorsqu’une langue est dominante, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. On y ajoutera une troisième donnée, qui constitue comme un tournant en la matière : depuis 2014, le classement des meilleures universités mondiales du Times Higher Education (créé en 2004) s’est ouvert aux autres langues, considérant ipso facto que la science était désormais plurilingue.
Histoire des sciences et aphasie conceptuelle
2Contrairement à une idée reçue, les sciences n’ont jamais été, à proprement parler, monolingues. En ce qui concerne l’anglais, c’est un phénomène relativement récent au regard de l’histoire, puis qu’il remonte en réalité à la fin de la Seconde Guerre mondiale : « [P]endant tout le xixe siècle et une bonne partie du xxe, la science était polyglotte et s’en portait très bien : ses trois langues majeures étaient l’allemand, l’anglais et le français. La situation que l’on connaît aujourd’hui est née, en grande partie, de la Seconde Guerre mondiale, avec ce qu’il faut bien appeler l’américanisation de la science. » (Lévy-Leblond, 2007) Le phénomène s’explique aisément, à partir du moment où l’on considère la question sous l’angle de l’Histoire : « Des savants comme Einstein, fuyant le nazisme, sont alors venus, en nombre, se réfugier aux États-Unis pour y poursuivre leurs recherches. À cette fuite des cerveaux, il faut ajouter les dévastations subies par les pays européens du fait de la guerre, les privant des ressources nécessaires pour rivaliser, sur le plan scientifique, avec les universités américaines. » (Ibid.) Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que le fait de communiquer par l’intermédiaire d’une seule langue est forcément une bonne chose : cela peut même être exactement le contraire. C’est ce que résume d’une formule frappante Jean-Marc Lévy-Leblond. À la question : « Qu’est-ce que le plurilinguisme peut apporter à la science ? », celui-ci répond : « Éviter de tomber dans l’aphasie conceptuelle. Celle qui consiste à ne penser que dans le cadre d’une seule langue, au demeurant aseptisée, simplifiée à outrance, comme l’est l’anglais international, le globish, qui n’est que la caricature de l’anglais véritable. » (Ibid.)
3On rappellera par ailleurs les tribulations qu’aura connues le physicien bengali Satyendranath Bose (1894-1974), plus connu du grand public grâce au « boson » de Higgs. En 1924, il envoie aux revues de langue anglaise son article Planck’s Law and the Hypothesis of Light Quanta, qui le refusent. En désespoir de cause, il l’envoie à Einstein, qui le traduit en allemand et le fait paraître dans la revue Zeitschfrift für Physik, qui fait connaître les travaux de Bose au monde entier (Oustinoff, 2012). On peut donc très bien « périr en anglais » avant même d’être publié. Loin d’être un accélérateur pour la diffusion des sciences, le monolinguisme peut au contraire l’entraver de manière irrémédiable.
Du classement de Shanghai à celui du Times Higher Education
4On se rappelle le bruit qu’avait fait le célèbre « classement de Shanghai » des universités à l’échelle mondiale mis en place par l’université Jiao Tong. Un tel classement a été critiqué, entre autres, parce qu’il ne prenait en compte que les publications en langue anglaise dans les revues comme Science et Nature. Dans un monde désormais multipolaire, le fait de laisser de côté les langues autres que l’anglais fait de plus en plus l’objet de critiques, comme s’en fait l’écho, par exemple, l’Association des universités européennes (EUA) [1] dans son rapport Global University Rankings and Their Impact (2011), dont l’une des sections est intitulée : « Addressing the near exclusiveness of English-language publications » (« La question du caractère quasi exclusif des publications en langue anglaise »). C’est dans ce contexte que le classement des universités mondiales du Times Higher Education, lui aussi critiqué pour faire la part trop belle aux universités anglophones, s’est mis très récemment – en 2014 – à prendre en considération les publications effectuées dans d’autres langues.
5Dans un premier temps, il y en avait huit (neuf en incluant l’anglais) : arabe, japonais, chinois simplifié, espagnol, français, allemand, portugais brésilien, portugais européen. À partir de 2015, il y aura quinze langues au total, six s’ajoutant aux précédentes : espagnol d’Amérique du Sud, italien, chinois traditionnel, coréen, turc et russe. En regroupant les variantes de chaque langue, cela donne un total de douze langues. Puisque quatre langues romanes y sont présentes (espagnol, français, portugais, italien), elles représentent donc un tiers, ce qui est considérable. Tout cela semble aller dans le bon sens, d’autant plus qu’elles peuvent s’additionner les unes aux autres en raison de l’intercompréhension qui les relie (aucune des autres langues ne peut être ainsi regroupée, à l’exception de l’anglais et de l’allemand, qui sont certes des langues germaniques, mais où l’intercompréhension est bien plus faible par comparaison [2]). Sur le papier du moins.
Des langues plus égales que d’autres
6Le retour du plurilinguisme dans les sciences était, en réalité, attendu. Aux États-Unis, le Department of Energy avait ainsi créé, en 2010, la plateforme Multilingual WorldWideScience.org, plateforme multilingue permettant de faire des recherches dans soixante-dix banques de données scientifiques dans soixante-six pays à travers le monde. La plateforme est couplée à un moteur de recherche multilingue et un programme de traduction automatique en neuf langues, dont l’allemand, l’anglais, le chinois, le coréen, l’espagnol, le portugais et le russe, d’autres langues devant progressivement s’y ajouter. Il ne s’agit pas d’un simple gadget, mais d’une question stratégique (Oustinoff, 2012b).
7Voilà ce qu’explique la plateforme dans le cas de la Chine : « En 2008, les chercheurs chinois ont publié 110 000 articles dans les revues internationales du Science Citation Index. La même année, ils ont fait paraître 470 000 articles dans des revues nationales en chinois. À défaut d’accéder à ces 470000 articles, on peut difficilement se faire une idée réaliste concernant l’état des sciences et des techniques en Chine. Cette situation renforce la nécessité de traduction mutuelle entre l’anglais et le chinois et rend plus urgente encore la recherche documentaire multilingue [3]. » C’est à nouveau l’illustration du monde post-américain selon Fareed Zakaria, transposé aux sciences (Zakaria, 2008).
8Est-ce à dire que l’équilibre est totalement rétabli, ou en voie de l’être ? Rien n’est moins sûr. Si l’on prend l’exemple de la France, ses universités continuent à perdre des places (Buratti, 2016), alors que les conditions semblaient plus favorables : « Pourtant, le léger infléchissement des critères cette année, avec “une meilleure prise en compte des publications de recherche dans d’autres langues que l’anglais, et à une meilleure répartition géographique des réponses sur la réputation académique des établissements”, aurait pu permettre aux universités françaises de faire meilleure figure dans ce classement qui leur est traditionnellement moins favorable que d’autres, compte tenu du poids accordé à l’opinion des pairs. » (Ané, 2015) La question de la langue est certes centrale, mais tout dépend, à l’évidence, des autres critères utilisés.
9Dans les sciences comme dans les autres domaines, il est urgent de développer ce que Jean-Marc Lévy Leblond appelle la « romanophonie », rejoignant ainsi le projet de Jean Jaurès : « Je n’insiste pas sur le fait qu’il est relativement aisé, pour un francophone, de se mettre aux autres langues latines. La francophonie devrait être, d’urgence, couplée à la romanophonie : des langues comme l’espagnol et l’italien sont très accessibles, comme le portugais (en raison de sa prononciation) ou le roumain (en raison de son lexique en partie slavisé) le sont moins, mais également à notre portée, et le raisonnement peut être étendu aux autres groupes de langue » (Lévy-Leblond, 2007).
10Cependant, le plurilinguisme n’est nullement en soi le garant d’une égalité véritable entre toutes les langues dans le domaine de la communication scientifique, lorsqu’il est notamment question d’évaluation et de classements. Il faut alors se placer du point de vue de ce que l’on pourrait appeler la géopolitique des sciences.
Notes
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[1]
À noter que cette association (European University Association), pourtant « européenne », ne s’exprime qu’en anglais, comme on s’aperçoit en se rendant sur son site, ce qui ne manque pas de sel quand on critique dans le même temps le manque de diversité linguistique. Voir <www.eua.be>.
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[2]
Mais pas impossible. Pour passer de l’anglais à l’allemand, néanmoins, il faut d’abord maîtriser ses déclinaisons, qui ont totalement disparu en anglais moderne.
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[3]
En ligne sur <worldwidescience.org> (traduit par nous).