CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tous les nouveau-nés parlent quasi spontanément la langue de leur mère, ils maternisent. Pourquoi n’utilisent-ils pas un idiome universel ou n’inventent-ils pas leur propre langue ? Comme le rappelle Umberto Eco (1994), on apprend dans la Genèse que Dieu s’adresse à Adam (2, 16-17), mais sans nous révéler en quelle langue, puis Adam (2, 23) rencontre Ève pour la première fois et l’appelle virago (traduction de ishshà, le féminin de ish, « homme »), puis (3, 20) Ève (qui signifie « vie »). Qu’après le Déluge, « toute la Terre avait une seule langue et des mots identiques » (11, 1) ; pourtant il est dit (10, 5 ; 10, 20 et 10, 31) que Japhet, Cham et Sem – les enfants de Noé – partirent chacun s’installer dans un territoire avec leur famille, en parlant leur propre langue. C’est d’autant plus curieux que généralement l’on date la diversité des langues avec l’épisode de la tour de Babel, où Dieu pour punir les humains de leur audace d’édifier une tour qui monte au ciel, provoque la confusion entre eux en leur attribuant des langues différentes, « en sorte qu’ils ne comprennent plus chacun la langue de l’autre » (Eco, 1994).

2Un enfant qui vient au monde dans une famille plurilingue pratiquera plusieurs langues, tout en ayant une préférence pour la langue de sa maman. Plus tard, l’école imposera son monolinguisme… Ivan Illich avait coutume de confier qu’il n’avait pas de langue maternelle, qu’avant l’école, à six ans, il parlait dans sa famille, indifféremment, le français, l’italien et l’allemand. À huit ans, il étudia le serbo-croate, langue paternelle, puis le grec, le latin, l’anglais. Adulte, il apprit le portoricain, l’argot new-yorkais, l’espagnol, le brésilien, l’hindi, des rudiments de japonais… Il avait cette incroyable agilité lui permettant de passer d’une langue à une autre. Est-ce cet amour des langues qui l’entraînait à une géohistoire étymologique des termes qu’il utilisait ? Quoi qu’il en soit, c’est lui qui s’interrogea sur cette notion de « langue maternelle ».

3C’est dans Le Travail fantôme (1981) qu’il étudie la colonisation du « secteur informel », la mise en place d’une « pauvreté modernisée », qui rend dépendant le pauvre d’institutions le privant de son autonomie et le contraignant à l’assistanat, l’élimination progressive des productions vernaculaires au profit de marchandises vendues, la non-reconnaissance du travail domestique non rétribué des femmes, etc. C’est aussi là qu’il substitue à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492 la parution de la première grammaire castillane rédigée par Elio Antonio de Nebrija, afin d’attribuer à cette date historique toute son importance, tant culturelle que géopolitique. Il est vrai qu’offrant son livre à la reine Isabelle, le converti prend la précaution de le lui dédicacer ainsi : « Mon illustre Reine. Chaque fois que je médite sur les témoignages du passé qui ont été conservés par l’écriture, la même conclusion s’impose à moi. Le langage a toujours été le conjoint de l’empire, et il le demeurera à jamais. Ensemble ils prennent naissance, ensemble ils croissent et fleurissent, et ensemble ils déclinent. » Avec une langue, dorénavant normée et réglée, la conquête du monde est envisageable, c’est du moins sa certitude. Il faut avouer que Christophe Colomb parlait le génois, écrivait un latin approximatif, conversait en portugais avec son épouse portugaise, tout en rédigeant ses lettres en espagnol. Ainsi, constate Ivan Illich (Ibid.), le célèbre marin « écrivait en deux langues qu’il ne parlait pas » et en parlait plusieurs autres qu’il n’écrivait pas, ce qui ne pouvait que choquer Nebrija. Celui-ci, note Ivan Illich, « prône l’uniformisation d’une langue vivante dans l’intérêt de sa forme écrite ». Comme l’écrit aura tendance à l’emporter sur l’oral, il faudra alors veiller à contrôler l’édition (l’imprimerie est née en 1455, rappelons-le). Aussi suggère-t-il l’indexation des livres prohibés ! Ce qu’il veut, précise Ivan Illich (Ibid.), « c’est remplacer le vernaculaire du peuple par la langue du grammairien ». Nebrija ignore à ce moment-là, qu’il ouvre une voie royale pour l’enseignement de la langue « officielle » au détriment des parlers vernaculaires.

4Il serait certainement étonné que quelques siècles plus tard, l’on consacre un énorme budget pour enseigner la « langue maternelle » à tous les habitants d’un même État (quelle que soit leur origine) par des « professionnels »… Mais d’où vient-elle ? La passionnante enquête d’Ivan Illich nous informe d’abord que le gnostique Marcion, en 144, nomme l’Église « mère » et qu’en latin classique educare veut dire « allaiter, nourrir » : aussi l’éducation consiste-t-elle à téter sa mère l’Église et non pas à « tirer hors de » (« comme le veut le folklore pédagogique » ajoute-t-il, amusé). L’expression « langue maternelle » apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans des sermons de moines de l’abbaye de Gorze au cours du xie siècle, en latin, traduit en francique par la suite. Cette notion de « langue maternelle » n’existe pas dans d’autres aires linguistiques, elle appartient aux langues romanes. À cette époque, le latin dominait parmi les clercs et de nombreuses autres langues étaient parlées et/ou écrites, plus ou moins respectueusement de conventions, par le peuple. Cela n’a pas échappé à Walter Ong (1982) qui remarque qu’« entre 550 et 700 apr. J.-C. environ, le latin parlé comme langue vernaculaire dans diverses parties d’Europe avait évolué en différentes formes d’italien, d’espagnol, de catalan, de français et d’autres langues romanes. En 700 apr. J.-C., les locuteurs de ces produits du latin ne comprenaient plus l’ancien latin écrit, sans aucun doute encore intelligible pour certains de leurs grands-parents. » Ce qui arrive au latin savant à ce moment-là concerne également d’autres langues chirographiquement contrôlées comme l’hébreu rabbinique, l’arabe classique, le sanskrit, le chinois classique et, dans une moindre mesure, le grec byzantin : ils perdent leur statut de langue maternelle et n’existent qu’en tant que langues écrites, parlées et contrôlées par les hommes. Cette situation perdure quelques siècles, mais progressivement ces langues deviennent « mortes » et les langues maternelles acquièrent la qualité de langue savante…

5Revenons à Gorze. Cette abbaye va contribuer à la diffusion de quatre techniques venues d’Asie (le fer à cheval, la selle sanglée et l’étrier, le mors et le collier) favorisant le cheval au détriment du bœuf (plus lent, moins maniable, plus exigeant en nourriture, etc.), ce qui aura des répercussions sur les cultures, les paysages, la constitution de villages (avec une église et plus tard une école…), le déploiement du monachisme, etc. « Gorze était situé, explique Ivan Illich (1981), près de la ligne de partage des types vernaculaires francique et roman – et voici que des moines de Cluny se mirent à traverser cette ligne. Devant cet empiétement, les moines de Gorze firent de la langue, de la langue vernaculaire, un moyen de défense de leur zone d’influence. Ils se mirent à prêcher en francique, en évoquant spécifiquement la valeur de cette langue. » Cette langue était massivement parlée par les femmes, donc les mères, alors que les hommes se mettaient au roman. Mais la « langue maternelle » enseignée, d’abord par les moines, puis par des professeurs, n’est plus un parler vernaculaire (qui ne fait aucunement l’objet d’un enseignement, constate Ivan Illich) mais une langue institutionnelle qui monopolise le parler par sa domination de l’écrit. Elle devient une langue élitaire et uniformisée s’appuyant sur le livre imprimé, puis la radio et la télévision, les discours politiques, les références académiques, etc. « Le langage serait totalement inhumain, affirme Ivan Illich (Ibid.), s’il était totalement enseigné. C’est ce qu’entendait Humboldt lorsqu’il disait que le vrai langage est le parler que l’on nourrit, mais jamais celui qui est enseigné, comme les mathématiques par exemple. Le parler est beaucoup plus que la communication, et seules les machines peuvent communiquer sans références au fonds vernaculaire. »

6La « langue maternelle » naît avec l’Église comme Sainte-Mère, première institution qui élabore des « besoins » réclamant des « agents professionnels ». Ivan Illich explicite son propos ainsi : « la définition des besoins en termes d’apports extérieurs professionnellement définis dans le secteur des services précède d’un millénaire la production industrielle des produits de base universellement indispensables. » En cela, elle préfigure la suprématie de l’hôpital sur la santé, des transports sur la mobilité, etc. On le voit, la « langue maternelle » participe de l’économie productiviste tout autant que de l’État-nation… Pendant ce temps, les pauvres pas encore « modernisés » sont polyglottes. Ivan Illich (Ibid.) confesse : « Mon ami, l’orfèvre de Tombouctou, s’exprime chez lui en songhaï, écoute sa radio où l’on parle en bambara, dit pieusement et avec une compréhension passable ses cinq prières quotidiennes en arabe, fait ses affaires au souk en deux sabirs, converse en un français acceptable qu’il a acquis à l’armée – et pas une de ces langues ne lui a été enseignée selon les règles. Il n’a pas décidé de les apprendre ; chacune est un style dans lequel il se rappelle un ensemble particulier d’expériences qui s’insère dans le cadre de ce langage. »

7Le 28 octobre 1964, sur une chaîne de télévision ouest-allemande, Hannah Arendt répond à Günter Gaus, qui lui demande, alors qu’elle est installée aux États-Unis, « Lorsque vous vous rendez en Europe, avez-vous l’impression que certaines choses demeurent et que d’autres sont irrémédiablement perdues ?

8– L’Europe de la période pré-hitlérienne ? Je ne la regrette pas, soyez-en assuré. Que reste-t-il ? Et bien la langue reste.

9– Et cela a beaucoup d’importance pour vous ?

10– Oui, beaucoup. J’ai toujours consciemment refusé de perdre ma langue maternelle. Mais j’ai toujours gardé une certaine distance aussi bien avec le français que je parlais autrefois très bien, qu’avec l’anglais qui est la langue dans laquelle j’écris aujourd’hui.

11– Je voulais justement vous demander si vous écriviez désormais en anglais.

12– J’écris en anglais […] Il existe une différence énorme entre la langue maternelle et une autre langue. Dans mon cas, je le formule assez simplement de la manière suivante : en allemand, je connais un nombre important de poèmes par cœur. […] Rien ne remplace la langue maternelle. » (Arendt, 2015)

13Hannah Arendt révèle aussi qu’adolescente elle connaissait par cœur des poèmes grecs, que cette langue « morte » la fascinait et chantait à son oreille. La langue maternelle n’est-elle pas celle de l’enfance ? Ce pays dont on conserve à jamais la nostalgie ?

14Si la « langue maternelle » enseignée est dorénavant une marchandise ayant un coût et que cette fabrique du langage et des formations, qui vont avec, entrent dans le PNB, alors, nous quittons irrémédiablement l’enfance pour être condamnés à demeurer au pays des adultes, qui ambitionnent rentabilité, productivité, pouvoir, richesse – et qui usent de la langue en ce sens. Subvertir la langue maternelle, lui redonner sa poétique, ne sont-ce pas là des reconquêtes ? Parlons-en.

Références bibliographiques

  • Arendt, H., La Langue maternelle (textes de 1953 et 1965), traduit de l’anglais par Justine Audrain, préface de Tiziana Villani, Paris, Eterotopia, 2015.
  • Eco, U., La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, préface de Jacques Le Goff, Paris Seuil, 1994.
  • Illich, I., Le Travail fantôme, traduit de l’anglais par Maud Sissung, Paris, Seuil, 1981.
  • Ong, W. J., Oralité et écriture. La technologie de la parole, traduit de l’anglais par Hélène Hiessler, préface et postface de John Hartley, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
  • En lignePaquot, T., Introduction à Ivan Illich, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012.
Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est professeur des universités (Institut d’urbanisme de Paris/Upec). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Urbanisme c’est notre affaire ! (L’Atalante, 2010), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011), Repenser l’urbanisme (dir., Infolio, 2013) et Désastres urbains (La Découverte, 2015).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/09/2016
https://doi.org/10.3917/herm.075.0060
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