1C’est de Lisbonne que Jaurès envoie à la Dépêche son article « L’éducation populaire et les “patois” » (Jaurès, 1911a), suivi quelques mois plus tard d’une étude plus théorique (Jaurès, 1911b). Ces deux textes restent largement méconnus. Or ceux-ci sont loin d’être marginaux dans la pensée de Jean Jaurès (Brummert, 1990). C’est un premier paradoxe. Le deuxième, qui retiendra plus particulièrement notre attention ici, c’est le fait que ce versant de l’œuvre a une portée tout aussi méconnue que l’on n’aura pas crainte de qualifier de visionnaire et qui s’applique avec une pertinence étonnante à la mondialisation en cours, ce que Jaurès n’aurait bien entendu pas anticiper. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, Jaurès prônait déjà ce que l’on appelle aujourd’hui l’intercompréhension entre les langues romanes, dont il connaissait un certain nombre. Les potentialités en sont si grandes qu’il considère fondamental qu’on les apprenne dès le plus jeune âge : « Il faut apprendre aux enfants la facilité des passages et leur montrer par delà la barre un peu ensablée, toute l’ouverture de l’horizon. J’aimerais bien que les instituteurs, dans leurs Congrès, mettent la question à l’étude. » (Jaurès, 1911a) Le philosophe formé à l’École normale supérieure et l’homme politique qu’il était voyait cependant bien au-delà. Son regard, dirait-on aujourd’hui, était celui du « géopoliticien ».
L’intercompréhension des langues dans une France romane multilingue
2Il faut rappeler qu’à l’époque où vivait Jaurès, le Midi de la France était massivement bilingue : à Toulouse, par exemple, ce n’est pas le français que l’on entendait le plus dans sa vie de tous les jours, mais bien l’occitan. C’était la langue maternelle du plus grand nombre, et qui pourrait être mis par conséquent à profit : « Pourquoi ne pas profiter de ce que la plupart des enfants de nos écoles connaissent et parlent encore ce que l’on appelle d’un nom grossier “le patois” ». A priori, le français est certes une langue romane, mais plus éloignée de l’espagnol, du catalan ou du portugais que l’occitan [1]. À l’inverse, si, comme Jean Jaurès, on parle couramment cette dernière, les ressemblances sautent immédiatement pour ainsi dire, aux yeux comme aux oreilles : « Dans les quelques jours que j’ai passés à Lisbonne, il m’a semblé plus d’une fois, à entendre dans les rues les vifs propos, les joyeux appels du peuple, à lire les enseignes des boutiques, que je me promenais dans Toulouse qui serait restée une capitale, qui n’aurait pas subi, dans sa langue une déchéance historique et qui aurait gardé, sur le fronton de ses édifices, comme à la devanture de ses plus modestes boutiques, aux plus glorieuses comme aux plus humbles enseignes, ses mots d’autrefois, populaires et royaux. » (Jaurès, 1911a) Pour ne donner qu’un exemple, le nom de la gare Saint-Raphaël-Valescure devient transparent quand on sait qu’en portugais, escuro signifie « obscur » (les deux mots dérivent du latin obscurus, où le s final s’était peu à peu amuï). On n’y pense pas aussi facilement par l’intermédiaire du français « val obscur ». Pour quelqu’un comme Jaurès, qui connaissait également parfaitement le latin, langue dans laquelle il a soutenu sa thèse secondaire De primis socialismi germanici lineamentis apud Lutherum, Kant, Fichte et Hegel (traduite et publiée en 1891 sous le titre Les origines du socialisme allemand), cela ne pouvait être qu’un jeu d’enfant.
3C’est donc au plus jeune âge que l’on doit apprendre à établir de telles passerelles entre les langues, car elles contribuent au développement de l’intelligence : « Par là serait exercée cette faculté de comparaison et de raisonnement, cette habitude de saisir entre deux objets voisins, les ressemblances et les différences, qui est le fond même de l’intelligence. » (Ibid.) On est très loin, on le voit, des langues considérées avant tout comme aujourd’hui comme des « outils » au service de la « communication », l’intelligence se développant ailleurs, dans la langue maternelle ou dans des disciplines plus nobles comme la philosophie, l’histoire ou les sciences.
4Jean Jaurès n’est cependant pas le premier à s’apercevoir d’une telle parenté, qu’avait déjà mise en lumière le philologue allemand Franz Bopp (1791-1867), le fondateur de la grammaire comparée, ou August Schleicher (1821-1868), autre grand comparatiste, et dont Jaurès connaissait les travaux (Brummert, 1990). Sans oublier, naturellement, qu’il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir que la distance n’est pas si grande entre langues d’une même famille et de pouvoir repérer qu’au latin focus correspondent en roumain foc, en italien fuoco, en portugais fogo, en espagnol fuego et en français feu (où la consonne originelle a disparu du fait de sa position entre deux voyelles).
5Ce qui fait l’originalité de sa pensée, à notre connaissance tout à fait novatrice, c’est d’en voir les potentialités à la fois pédagogiques, culturelles et géopolitiques et d’en promouvoir le développement le plus précocement possible.
Jean Jaurès, ou une vision « glocale » du monde avant l’heure
6L’intérêt de Jaurès s’étend au-delà des langues romanes en France même. Une problématique identique est sous-jacente même quand il s’agit d’une langue isolée comme le basque : « Il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion d’admirer en pays basque, comment un antique langage, qu’on ne sait à quelle famille rattacher, avait disparu. Dans les rues de Saint-Jean-de-Luz on n’entendait guère parler que le basque, par la bourgeoisie comme par le peuple » (Jaurès, 1911b). On notera que la situation a singulièrement changé depuis, mais les conclusions qu’en tire Jaurès restent d’actualité : « Puisque ces enfants parlent deux langues, pourquoi ne pas leur apprendre à les comparer et à se rendre compte de l’une et de l’autre ? Il n’y a pas de meilleur exercice pour l’esprit que ces comparaisons ; cette recherche des analogies et des différences en une matière que l’on connaît bien est une des meilleures préparations de l’intelligence. » (Ibid.) Il en va de même, ajoute-t-il, pour le breton, ajoutant : « Ce serait une éducation de force et de souplesse pour les jeunes esprits ; ce serait aussi un chemin ouvert, un élargissement de l’horizon historique. » (Ibid.)
7Car les langues ne constituent pas des systèmes clos sur eux-mêmes : elles sont l’expression des cultures qu’elles véhiculent. Elles ont une histoire et une géographie, qui s’étend, dans le cas des langues romanes, sur plusieurs continents. C’est vrai à l’échelle de la France : « Même sans étudier le latin [2], les enfants verraient apparaître sous la langue française du Nord et sous celle du Midi, et dans la lumière même de la comparaison, le fonds commun de latinité, et les origines profondes de notre peuple de France s’éclaireraient ainsi, pour le peuple même, d’une pénétrante clarté. » C’est vrai également à plus vaste échelle. Néanmoins, on pourrait croire que c’est là une construction de l’esprit, qui présuppose – un peu trop rapidement – que l’on puisse passer d’une langue à l’autre comme on passerait de la poire au fromage.
8C’est sans doute plus difficile à imaginer lorsque l’on ne parle que français. En revanche, lorsque l’on parle également occitan, comme Jaurès et tant d’autres en son temps, une telle chose va en réalité de soi : « J’ai été frappé de voir, au cours de mon voyage à travers les pays latins, que, en combinant le français et le languedocien, et par une certaine habitude des analogies, je comprenais en très peu de jours le portugais et l’espagnol. J’ai pu lire, comprendre et admirer au bout d’une semaine les grands poètes portugais. Dans les rues de Lisbonne, en entendant causer les passants, en lisant les enseignes, il me semblait être à Albi ou à Toulouse. » (Ibid.)
9On rétorquera : mais Jaurès n’est pas Monsieur tout le monde ! À cela l’on opposera que Jaurès avait, justement, en tête le plus grand nombre, à commencer par « les enfants du peuple » : « Si, par la comparaison du français et du languedocien, ou du provençal, les enfants du peuple, dans tout le Midi de la France, apprenaient à retrouver le même mot sous deux formes un peu différentes, ils auraient bientôt en main la clef qui leur ouvrirait, sans grands efforts, l’italien, le catalan, l’espagnol, le portugais. » (Ibid.)
10Voilà pourquoi il n’est pas si difficile, partant de là, de se placer à l’échelle de l’ancien comme du nouveau continent : « Et ils se sentiraient en harmonie naturelle, en communication aisée avec ce vaste monde des races latines, qui aujourd’hui, dans l’Europe méridionale et dans l’Amérique du Sud, développe tant de forces et d’audacieuses espérances. » (Ibid.)
11À l’heure du développement régional souvent placé sous le signe du « glocal », on dirait que les propos suivants de Jaurès ont été pour ainsi dire taillés sur mesure : « Pour l’expansion économique comme pour l’agrandissement intellectuel de la France du Midi, il y a là un problème de la plus haute importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention des instituteurs. »
De la France du Midi à la mondialisation des langues romanes
12Pour novateur qu’il soit, Jaurès n’en reste pas moins marqué par l’esprit de son temps. Nulle part, et pour cause, on ne trouve mention de l’anglais, dont le statut de langue internationale n’apparaît qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, du fait, notamment, de l’entrée en guerre des États-Unis aux côtés de la France et de l’Angleterre. Nulle part non plus, d’une vision de la mondialisation actuelle ou du développement accéléré des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), etc. Les textes de Jaurès font date, mais sont également datés. Il ne saurait en être autrement.
13Néanmoins, par contraste, ils n’en prennent que plus de lumière en raison de la facilité avec laquelle on peut les transposer à la situation présente (Oustinoff, 2011). Tout d’abord, on remarquera qu’ayant à donner une série de conférences en Amérique latine, à commencer par le Brésil (il en donnera également en Uruguay et en Argentine, son unique grand voyage à l’étranger [Jaurès, 2010]), il en profite pour se mettre à apprendre l’espagnol et le portugais : « Le paquebot Aragon part de Lisbonne le 24 juillet et, passant par Madère et les îles du Cap-Vert, arrive à Pernambouc, à Bahia et enfin à Rio le 8 août. Pendant la traversée, Jaurès a lu, notamment, les Lusiades de Camões, afin de se familiariser avec le portugais (parlant couramment, outre sa langue maternelle, l’occitan et le latin, il procède par analogie), médité, conversé et préparé ses conférences » (Candar et Duclert, 2014).
14On ne peut donc pas l’accuser d’être un théoricien en chambre. Par ailleurs, il met en pratique par anticipation les préceptes des tenants de l’« intelligence culturelle » (Earley et Ang, 2003) qui ont fait florès dans le cadre, notamment, de la gestion interculturelle des ressources humaines (Davel et al., 2008). Dans les relations internationales, il faut comprendre l’étranger dans sa culture, à commencer par sa propre langue, ce qu’a bien compris Jaurès, contrairement aux autres Européens qui l’ont précédé sur place : « Non seulement Jaurès adapte ses sujets, mais il travaille sur la culture de chaque pays visité : Euclides da Cunha au Brésil, Rodó et Zorilla en Uruguay, Alberdi et Ameghino en Argentine, etc., alors que ses prédécesseurs se contentaient le plus souvent de présenter la culture européenne à un public cultivé » (Candar et Duclert, 2014).
15Il n’est pas inintéressant, à cet égard, de rappeler que Jaurès « donne depuis 1905 la priorité à son combat international, sans lequel son activité nationale court de toute façon le risque de devenir fort dérisoire » (Ibid.). On pourrait, par conséquent, placer la réflexion de Jaurès sur les langues romanes dans le cadre d’une « géohistoire de la mondialisation » (Grataloup, 2007), car la mondialisation n’a pas débuté qu’avec l’apparition de ce mot en français (1964) ou celui de globalization en anglais (1960) et qui n’ont commencé à être utilisés de manière massive qu’à partir des années 1980 (Ibid.). En particulier, Jean Jaurès est contemporain de la « première mondialisation » selon Suzanne Berger (2003), celle qui, commencée en 1870, allait tragiquement se clore avec la Première Guerre mondiale.
16Les enjeux internationaux de l’époque n’échappaient nullement à Jaurès, pas plus qu’à ses contemporains. Par contre, à notre connaissance, il est le seul qui ait ainsi conceptualisé l’importance de l’intercompréhension de langues apparentées comme unificateur de ce que l’on appellerait aujourd’hui l’« espace communicationnel » des langues romanes et qui, de surcroît, ait eu l’occasion de mettre ses idées à l’épreuve des faits, en allant lui-même jusqu’en Amérique latine. Rares étaient ceux qui pouvaient se permettre un tel luxe à l’époque.
17Aujourd’hui, il en va tout autrement. La vérification de la justesse de ses vues est possible, sinon par le plus grand nombre, du moins par bien plus de monde qu’à l’époque où vivait Jaurès, et ce pour trois raisons principales. Tout d’abord, aller en Amérique du Sud n’est plus accessible qu’à l’élite depuis l’apparition des charters dans les années 1970, le transport aérien ayant été l’objet d’une démocratisation sans précédent. Ensuite, l’enseignement de masse permet l’accès aux langues étrangères à un nombre croissant de personnes qui auparavant, ne l’avaient pas, ou trop peu. Enfin, il n’est même plus nécessaire de se déplacer physiquement pour entrer en contact avec les autres langues, qu’elles soient romanes ou non, d’ailleurs. Il suffit pour cela d’avoir accès à Internet, ce qui concernait en 2017 selon certaines estimations 3,2 milliards d’internautes, soit près de deux fois la population mondiale à l’époque où vivait Jean Jaurès (1,75 milliard en 1910).
18Les enjeux géopolitiques sont non seulement aussi considérables aujourd’hui, mais ils ont été de surcroît démultipliés du fait de la progression exponentielle des NTIC, pour le meilleur et pour le pire. Jaurès est donc bien, sur ce plan-là, un homme de notre temps.
Conclusion
19Que les textes de Jaurès sur l’intercompréhension des langues romanes soient restés méconnus est un premier paradoxe, compte tenu de l’importance qu’ils revêtaient à ses yeux, et du grand cas que l’on fait généralement de la pensée jauressienne, notamment en France. Un deuxième paradoxe tient au fait de leur actualité flagrante au regard de la mondialisation en cours.
20On émettra l’hypothèse que ces paradoxes s’expliquent en réalité très bien. On avancera deux raisons principales. La première est la croyance qui nous a été transmise par l’héritage gréco-romain que les langues sont interchangeables en tant que simples instruments au service de la pensée (Cassin, 2003), si bien qu’une langue universelle peut remplacer utilement toutes les autres pour les échanges internationaux. La deuxième, bien sûr, est celle qui veut que cette langue soit aujourd’hui l’anglais, que l’on va jusqu’à considérer comme étant la première langue « planétaire » (Global English) dans l’histoire de l’humanité.
21Or, à l’époque de Jean Jaurès, et notamment dans le monde des langues romanes, la langue universelle était… le français. Par conséquent, Jaurès aurait très bien pu se faire l’apôtre de l’inutilité d’apprendre les autres langues latines, puisque l’on était compris – du moins en ce qui concerne les élites éduquées – des Amériques aux confins de la Russie tsariste.
22C’est en réalité la situation en France même qui l’aura dissuadé, si tant est qu’il en ait eu l’idée, de se faire le chantre d’une francophonie exclusive des autres langues. En effet, lorsqu’il se rendait dans le Midi de la France, d’où il était originaire, lorsqu’il voulait s’adresser au plus grand nombre, ce n’était pas en français mais en occitan. La raison en est simple, qui recoupe la célèbre formule de Nelson Mandela : « If you talk to a man in a language he understands, that goes to his head. If you talk to him in his language, that goes to his heart [3]. » Aujourd’hui, pour des raisons multiples, l’occitan n’est plus parlé par que un nombre réduit de personnes. L’argumentation de Jaurès en devient peut-être par conséquent plus abstraite aux yeux de ceux qui ne parlent plus qu’une langue plus éloignée des autres au sein de la famille des langues romanes comme le français. Dans ce cas, il y a là une raison de plus de déplorer le déclin de l’occitan en France, tout comme d’ailleurs d’autres langues « régionales » comme le breton, à des degrés divers : on voit d’autant moins clairement l’importance capitale des langues à l’heure de la mondialisation.
23Dernier point : on dit souvent que l’intercompréhension est une bonne chose, mais que, passé un certain âge, il est impossible de se mettre à d’autres langues. Né en 1859, Jean Jaurès avait 51 ans en 1911. Contrairement à une autre idée reçue, on peut apprendre des langues étrangères à un âge avancé. Ce qui n’a pas empêché, bien sûr, Jean Jaurès de faire un vibrant appel aux instituteurs pour qu’ils éduquent les enfants en ce sens le plus tôt possible (Jaurès, 1911b).
Notes
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[1]
Par occitan, il faut comprendre la langue d’oc, dont le nom dérive de la manière de dire « oui », qui se disait oc au Sud, et oïl au Nord (qui, par évolution phonétique, a abouti à oui aujourd’hui en « français standard »). En réalité, il y a plusieurs variantes (ou « dialectes ») : l’auvergnat, le dauphinois, le gascon, le languedocien, le limousin, le provençal. Il en va de même pour la langue d’oïl (français, mais aussi bourguignon, champenois, lorrain, picard, wallon, normand, gallo, franc-comtois, poitevin, berrichon, etc.).
-
[2]
Le latin était à l’époque une discipline réservée à l’élite.
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[3]
« Si l’on s’adresse à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, on touche son esprit. Si l’on s’adresse à lui dans sa langue, on touche son cœur » (notre traduction).