Dominique PESTRE (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, Paris, Seuil, 2015. Tome 1 : S. VAN DAMME (dir.), De la Renaissance aux Lumières, 507 p. Tome 2 : K. RAJ et O. SIBUM (dir.), Modernité et globalisation, 466 p. Tome 3 : C. BONNEUIL et D. PESTRE (dir.), Le Siècle des technosciences, 508 p.
1Envol en montgolfière de deux messieurs en perruque (1783), verrière démesurée du Crystal Palace abritant l’exposition universelle (1851), photo d’officiels masqués pour assister à l’explosion atomique de l’île de Parry (1951) : les images de couverture contrastent trois « inscriptions » du pouvoir croissant de la science sur les forces de la nature, aussi gros de dangers que de promesses. 68 auteurs, 1 500 pages de synthèses, essais, études de cas, encadrés, illustrations : saluons la réussite d’une entreprise dont les apports passionneront les lecteurs, tant ils suscitent de questions sur la place des sciences dans l’histoire. On y traite en effet des effets sociaux des sciences autant que de leurs conditions de production, dans le courant des sciences studies chères à Dominique Pestre.
2D’où le titre, histoire des sciences ET des savoirs. Les sciences ne fleurissent pas dans le vase clos de l’histoire des idées ou des théories, mais de quels savoirs « non scientifiques » sont-elles indissociables ? Chacun le découvrira au fil de ses lectures, ordonnées ou butineuses. Il peut s’agir aussi bien d’un socle de savoirs anciens que la modernité ne parvient pas si aisément à abolir (les catégories d’Aristote, la philosophie naturelle ou celle de l’inéluctable Progrès), des savoirs exotiques amérindiens, chinois, malaisiens, indiens que les missionnaires et les colonisateurs empruntent (la pharmacopée) ou rejettent (les « superstitions ») ; mais aussi les savoirs besogneux « au service de », savoirs techniques (fabriquer des instruments), administratifs (enregistrer des découvertes, décompter des données), éditoriaux (publier, traduire, diffuser), sans lesquels il n’y aurait ni capitalisation ni transmission. Une dynamique de distinction permet ainsi à « la Science » de se définir avec une majuscule contre ce qu’elle exclut ou ce qu’elle oublie : les savoirs archaïques, traditionnels, sauvages, manuels (comme l’écrit L. Daston). En proposant de retrouver le « savoir incarné, appelé savoir gestuel », la nouvelle histoire des sciences s’oblige à déconstruire la hiérarchie fondée sur l’opposition d’évidence, construite « au cours du long xixe siècle », entre intellectuel et manuel, épistémè et technè : « dans le langage ancien et moderne épistémè, scientia et Wissenschaft signifient savoir et compétence et ne deviennent qu’ensuite des termes spécialisés » (O. Sibum, tome 2). Que penseront de ce scoop les universitaires et les enseignants ?
3Pour D. Pestre, les interférences« entre sciences et univers techniques, entre ces savoirs et les mondes productifs, politiques, militaires et impériaux », n’interdisent pourtant pas de fixer le périmètre des sciences aux « manières de connaître qui reposent sur l’expérimentation contrôlée et instrumentée, l’observation systématique et la régularité des enregistrements, et sur les outils mathématiques et statistiques ». C’est justement ce bornage a priori que refusent les historiens de temps moins contemporains, témoins des « frontières incertaines séparant science et savoir », restituant des champs de savoirs anciens « moins arc-boutés sur les grandes disciplines contemporaines » (S. Van Damme, dans le premier tome). De ce fait, la question de la stabilité/instabilité des objets de recherche, déjà ou pas encore « disciplinés », redouble celle des scansions chronologiques.
4En effet, la perspective retenue interdit une approche thématique au long cours (l’astronomie ou la biologie des origines à nos jours), puisqu’il s’agit de faire percevoir les mutations ou les glissements qui affectent des domaines particuliers ou transversaux. Sous le titre « Champs de sciences », au pluriel, chaque livre réunit des études de cas où l’instantanéité d’événements légendaires, fixés dans des formules magiques (« Eurêka ! » ; « Et pourtant, elle tourne ! », « E= mc2 »), fait place aux émergences lentes qui enrichissent, sapent et reconfigurent le monde des représentations et les espaces du travail savant. C’est le rôle joué aux xviie-xviiie siècles par la cartographie ou l’histoire naturelle ; au xixe siècle par la métrologie, la microbiologie ou la statistique ; au xxe siècle par l’atome, le gène ou l’écologie. Liste non close.
5L’ouvrage s’organise ainsi en trois grandes scansions. D’abord, un « ancien régime des sciences et des savoirs » allant de la Renaissance aux Lumières. Koyré nous a appris à y voir le basculement « du monde clos à l’univers infini », via Galilée et Newton, et en baptisant cette première révolution scientifique « changement de paradigme », T. Kuhn a canonisé une histoire des sciences discontinue, alternant révolutions et résolutions de crise. Cette modélisation a superbement éclairé la « généalogie » de la physique moderne (la science-reine pour Kuhn, lui-même physicien), finalisée par son aval. La « méthode archéologique » des fouilles en archives restitue pourtant une autre hiérarchie, puisque « entre xvie et xviiie siècle, l’histoire naturelle est un savoir socialement et culturellement dominant ». M.-N. Bourguet et P.-Y. Lacour attribuent « ce long dédain » au préjugé de ceux qui pensent le savoir mathématisé toujours forcément supérieur à la connaissance empirique, comme l’expérimentation à l’observation. Or, l’histoire naturelle « tient un rôle essentiel et précoce dans le développement des pratiques ordinairement associées à la “révolution scientifique” » (tome 1). Ce que cache ou révèle l’expression « révolution scientifique » (avec ou sans guillemets) doit donc être réévalué au cas par cas, car les divers calendriers scientifiques ne sont guère synchrones et comme les découvertes ne font jamais table rase, les chercheurs doivent sans cesse « reconfigurer » (dirait N. Elias) le passé dans le présent.
6Conduit par Kapil Raj et Otto Sibum, le « très long xixe siècle » commence, autre surprise, non pas après les révolutions américaine et française, mais avec la guerre de Sept ans (1756-1763), cette première guerre mondiale oubliée. Façon de dire que les sciences ont plus à voir avec le travail des ingénieurs au service des armées (artillerie, génie, transmission) qu’avec la formation des élites politiques, car toutes les conquêtes coloniales en dépendent. Portés par cette dynamique de professionnalisation, des savants aux pratiques encore composites spécifient leurs espaces de travail (bureaux, instituts, observatoires, laboratoire) et leurs périmètres d’action, plus efficaces que les définitions conceptuelles pour fixer les partages disciplinaires entre physique, chimie, biologie. En 1900, « des diplômes dans n’importe quelle de ces matières donnaient à leurs titulaires la possibilité de faire carrière en tant que professionnels » (tome 2) comme « scientist », « scientifique » ou « Wissenschaftler ». Les inventions en cascade (télégraphe, machine à vapeur, électricité, engrais, pesticides, vaccins) confortent la foi dans le Progrès et à la supériorité occidentale, inébranlée jusqu’à la Grande Guerre.
7Enfin, présenté par D. Pestre et C. Bonneuil, le xxe siècle, celui des technosciences, dont l’épicentre émigre vers les États-Unis. Portées par un effort de guerre ininterrompu (guerres mondiales, guerre froide, guerres de décolonisation), financées par les pouvoirs politiques et industriels, visant l’innovation autant que le savoir, les sciences n’ont plus d’existence en dehors d’institutions. Le pilotage et les budgets des programmes de recherche échappent de plus en plus aux chercheurs, au moment où les retombées scientifiques, profitables au commerce mondial, peuvent être aussi salvatrices que dangereuses pour la planète, la santé et la paix.
8En lisant cette histoire qui est notre présent, on saisit mieux la raison d’être des sciences studies : leur choix de méthode est un choix politique, puisque ce sont bien les effets de la science que perçoit le citoyen ordinaire. Incapable de discuter les données scientifiques, il doit en savoir assez pour comprendre et, le cas échéant, contester les choix opaques imposés au nom de la science. Or, depuis l’ère du Progrès, celle-ci a bouleversé la relation des hommes à l’histoire : « Le progrès ne peut se produire que si les hommes le veulent et le prévoient. Que l’avenir soit une anticipation des changements sur le long terme est un des aspects du temps historique qui est considéré comme progressif » (Koselleck, cité dans le tome 2). Depuis Hiroshima, « progressif » ne signifie plus « meilleur ».
9En témoignent les parties qui s’intitulent « Les sciences et le gouvernement du monde » : l’optimisme du « Colbertisme scientifique » (tome 1) et du « Mundus oeconomicus » des années 1800 (tome 2) n’a plus cours quand il s’agit de « Gouverner un monde contaminé », « Gouverner le système terre », « Manager l’innovation ». Même leçon quand la sous-partie « Sciences, cultures, sociétés » (tome 1 et 2) devient « Sciences, Économies, Sociétés » (tome 3) ou quand disparaît tout ce qui traitait du contact avec les mondes extra-européens (« Science et mondialisation », tome 1 et « Produire l’altérité », tome 2). La science qui fut occidentale est désormais « la » science, même si les scientifiques, devenus des chercheurs, appartiennent toujours à des États, des firmes, des laboratoires et des programmes en concurrence (cas de l’Inde avec S. Visvanathan ou de la Chine avec Cong Cao).
10On commence à mieux connaître l’envers de ces conquêtes : à l’aveuglement des Européens devant des savoirs exotiques, a pu correspondre l’indifférence des savants autochtones devant la science occidentale : la Chine des Qing reste finalement fermée aux missions jésuites (J. Wallet-Cohen, tome 1) et pour les Malais, « les connaissances charriées par les Européens n’étaient bien souvent, à leurs yeux, que des savoirs d’appoint eu égard aux cosmographies indienne, chinoise, persane et arabo-musulmane dont ils se nourrissaient et qu’ils nourrissaient » (R. Bertrand, tome 1).
11Autre envers, le racisme affiché de la conquête coloniale, si utile aux marchands d’esclaves (J.-F. Schaub et S. Sebastiani, tome 1). Or, malgré l’interdiction de l’esclavage, la raciologie est devenue « une science » sans conteste au xixe siècle (B. Douglas et S. Müller-Wille, tome 2). Que l’on prédise sans émotion l’extinction prochaine des races inférieures, ou que l’eugénisme, ce darwinisme social popularisé par Spencer, fasse percevoir comme normale la survie des individus les plus forts, ce sont bien « les prétentions scientifiques qui ont donné au concept de race une aura de vérité qui n’est pas entièrement dissipée » (B. Douglas, tome 2). Une pseudo-science a-t-elle sa place dans une histoire des sciences supposées dire le vrai ? C’est l’effet décapant des sciences studies, qui ne sombrent pourtant dans aucun relativisme : pour l’étude d’un historien, est réputé scientifique le savoir que juge tel la communauté sociale d’un lieu et d’un temps. Les historiens du futur trouveront-ils au musée des antiquités l’actuelle théorie standard de l’économie fondée sur l’hypothèse du choix rationnel des agents ? Est-ce qu’on verra un jour dans la raciologie et l’eugénisme le prélude délétère des formes modernes du « biopouvoir » (S. Franklin, tome 3) dont les technologies (contraception chimique, embryologie, génie génétique, clonage, OGM) déterminent l’avenir des espèces et plus seulement de l’espèce humaine ?
12Lire ce « xxe siècle des technosciences » a ainsi l’effet (conceptuel) d’une bombe à fragmentation. Jusqu’à peu, de grands modèles (positivisme, fonctionnalisme, marxisme, structuralisme) rendaient pensable un « cadre intégrateur qui garantissait le projet, au moins asymptotique, d’une saisie et d’une intelligibilité globales du monde socio-historique » (J. Revel, tome 3). La globalisation mouvante du monde réel rend impossible et donc suspecte toute globalisation modélisante : les algorithmes produisant les big data ne cessent de faire pleuvoir des milliards de données dont les corrélations statistiques, en attente d’interprétation, ne répondent à aucune hypothèse. Les modernes pensaient abolir « la distinction ancienne entre philosophia (l’étude des causes universelles) et historia (l’étude des cas particuliers) », rappelle L. Daston (tome 1). Pour déjouer toute illusion totalisante (la fin de l’histoire, le conflit des civilisations), quoi de plus sûr, finalement, que le recours à l’histoire et l’étude patiente des cas particuliers ? L’Histoire des sciences et des savoirs, assumant son incomplétude, ses incertitudes, la coexistence pacifique de points de vue divergents, est ainsi un instructif et passionnant témoin de notre temps sans visibilité ni cap définis.
13Anne-Marie Chartier
14LARHRA/ENS-Lyon
15Courriel : <anne-marie.chartier0054@orange.fr>
Stéphane HOREL, Intoxication. Perturbateurs endocriniens, lobbyistes et eurocrates : une bataille d’influence contre la santé, Paris, La Découverte, 2015, 334 p.
16Les « perturbateurs endocriniens » – définis comme des substances ou mélanges exogènes qui altèrent une ou plusieurs fonctions du système endocrinien et entraînent par la suite des effets indésirables sur la santé d’un organisme intact, de sa progéniture ou de ses (sous-)populations – constituent un problème de santé publique majeur ; ils sont aujourd’hui soupçonnés d’être à l’origine de malformations génitales, cancer du sein, infertilité, et bon nombre d’autres maladies. C’est la raison pour laquelle le Parlement européen a imposé qu’ils fassent l’objet d’une réglementation particulière, et a fixé un délai pour cela : le 13 décembre 2013. Pourtant, aujourd’hui encore, aucun texte spécifique n’est en vigueur.
17Pourquoi les autorités n’ont-elles pas encore réagi face à un risque majeur pour la santé publique ? Dans la lignée des enquêtes sur le lobbying concernant le tabac, le climat, ou les produits chimiques, l’auteur révèle, après des années d’investigation, les méthodes utilisées pour influencer les réglementations européennes au moment de leur constitution. Au fil des pages, on découvre comment les lobbies ont influencé les processus décisionnels pour modifier les réglementations ou en retarder l’adoption.
18La rigueur de la méthode employée dans l’ouvrage rappelle les travaux de Dan Fagin, Naomi Oreskes, Erik Conway ou encore Robert Proctor [1] : en s’appuyant sur le droit d’accès à l’information, en allant à la rencontre des acteurs et en épluchant une multitude de pages de correspondances, rapports, et réglementations, l’auteur cartographie le processus décisionnel et identifie les méthodes d’influence avec précision. Les nombreuses notes de référence, ainsi que les annexes, indispensables pour bien saisir la chronologie des événements et resituer chaque acteur, guident le lecteur dans un récit à la fois clair et minutieusement étayé. La Commission européenne affirme son indépendance vis-à-vis des lobbies, mais les éléments de preuve allant en sens contraire sont là, soigneusement collectés, référencés et classifiés par l’auteur. En s’appuyant sur ces éléments, et sur la littérature antérieure en matière de lobbying, l’auteur démontre comment les intérêts commerciaux l’ont emporté sur la protection de la santé publique sur la question des perturbateurs endocriniens.
19Dans un style clair, accessible, et avec humour, elle décrypte tous les aspects techniques ; l’ouvrage sonne comme un message d’alerte à destination du plus grand nombre. Le lecteur est embarqué au cœur de l’enquête ; on épingle, un à un, les conflits d’intérêts des acteurs. Qui est influencé par des lobbies ? Quels sont les scientifiques réellement indépendants ? De fil en aiguille, on retrouve les rouages classiques du lobbying : influence sur les scientifiques via le financement d’études ou la création de liens (financiers ou non), décrédibilisation des chercheurs indépendants, participation aux groupes d’experts, menaces de poursuites juridiques, consignes de vote aux élus, etc. D’abord développées par l’industrie du tabac, ces méthodes d’influence sont devenues une véritable « boîte à outils » pour tout acteur qui souhaiterait détourner la science dans des intérêts privés (comme l’avait mis en évidence Stéphane Foucart dans La fabrique du mensonge [2]).
20L’auteur démontre ici que ces stratégies ont été employées par un groupe de lobbies (notamment les industries de la chimie, des pesticides et du plastique) dans le but de protéger leurs intérêts commerciaux. L’un des enjeux, pour la Commission européenne, était de définir les perturbateurs endocriniens ; comment les identifier ? Quelles sont leurs caractéristiques ? La direction générale de l’Environnement, en charge de la réalisation d’un rapport sur la question, est parvenue à une définition incluant toute substance qui produirait un effet nocif par une interaction avec le système hormonal. Cependant, pour plusieurs entreprises, il est nécessaire de considérer un critère de puissance : l’idée serait qu’en dessous d’un certain seuil, la substance doit être considérée comme non dangereuse car la dose est faible. Or, selon le rapport de la direction générale de l’Environnement, ce n’est pas la dose qui est déterminante mais la période d’exposition, notamment pendant la grossesse et la puberté. L’enjeu est énorme : introduire ce critère de puissance permettrait de réduire le champ de la définition des perturbateurs endocriniens, et certaines substances potentiellement dangereuses resteraient donc sur le marché. Alors que le texte devait être adopté, sans ce critère de puissance, Stéphane Horel identifie comment une étude d’impact a été déclenchée en faisant pression sur la Commission, retardant le processus de plusieurs années.
21L’ouvrage est paru en octobre 2015, et la bataille a depuis continué. Au moment de la publication, la Suède avait introduit un recours contre la Commission européenne, pour ne pas avoir adopté le texte dans les délais fixés. Depuis, la Cour de justice de l’Union européenne a condamné la Commission pour ne pas avoir encadré les perturbateurs endocriniens dès décembre 2013 (affaire T-521/14). Plongé au cœur de cette bataille, l’ouvrage donne les clefs de compréhension des mécanismes du lobbying avec clarté et pédagogie.
22Tristan Berger
23Institut des sciences de la communication – CNRS/Paris-Sorbonne/UPMC
24Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne
25Courriel : <tristan.berger@cnrs.fr>
TIC et société, « Les religions au temps du numérique », vol. 9, n° 1‑2, 2015, 324 p.
26En consacrant son dernier numéro à la religion, la revue Tic & société apporte une nouvelle contribution scientifique à l’exploration d’un domaine qui a été quelque peu délaissé par les sciences de l’information et de la communication (SIC) durant plusieurs décennies. Plutôt que de revenir sur les raisons qui ont pu détourner les SIC de cet objet de recherche, resté finalement assez marginal dans la discipline, on préférera constater qu’il bénéficie d’un véritable regain d’intérêt comme en témoigne le rythme des actes et des publications qui abordent la religion ou le religieux.
27C’est donc dans un contexte et un élan scientifiques renouvelés que ce numéro de Tic & société, coordonné par David Douyère, propose d’interroger les religions à travers l’angle original, au sens novateur du terme, de leur appropriation et de leur utilisation des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC). Pour ce faire, les auteurs venus de divers horizons des sciences sociales (anthropologie, sociologie, science politique, sciences de l’information et de la communication, histoire, etc.) croisent leurs méthodologies (sociologie des réseaux, des usages, link studies, cultural studies, anthropologie du numérique, sociologie pragmatique, socio-sémiotique, études des nouveaux médias, etc.) pour donner des éclairages différents mais complémentaires sur cette question présente des « religions au temps du numérique ».
28Contrairement à une idée reçue et trop souvent véhiculée qui tient les religions pour de piètres instances communicantes, celles-ci ont très tôt adopté les outils et les moyens de communication de leur époque, quand elles ne les ont pas inventés elles-mêmes, pour exprimer leur message, diffuser leur commandement, établir le mode de relation entre fidèles et avec la divinité. Il n’est donc pas surprenant que, dans l’extension de leur médiatisation, les religions aient aujourd’hui très largement mobilisé les technologies numériques d’information et de la communication qui, précise David Douyère dans sa présentation du numéro, « sont l’objet d’investissements économiques, de planification et de stratégie, portent paroles et images, restituent le culte ou en proposent de nouvelles formes ».
29Les religions génèrent directement ou indirectement tout un écosystème numérique dans lequel foisonnent sites web, blogs, jeux et vidéos en ligne, réseaux sociaux, diaporamas et télévisions numériques, etc., aux multiples connexions. Chaque contribution du dossier s’empare de l’un de ces dispositifs et montre comment, pour un mouvement confessionnel et dans un territoire tout à la fois physique et rendu nécessairement virtuel, il participe activement et puissamment à la diffusion de ressources, de valeurs, de contenu et de signes religieux auprès d’un large public de fidèles comme de personnes à convertir : la conversion des religions au numérique comme pour convertir. Qu’il s’agisse de l’étude de Charlotte Blanc sur les réseaux catholiques de « réinformation » nés à la suite de la contestation de la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, contre une vision jugée orientée et résolument déformante de l’actualité, de l’enquête de Mihaela Tudor sur la véritable architecture médiatique construite par l’Église adventiste de Roumanie à des fins d’évangélisation ou encore du travail de Gustavo Gomez-Mejia sur la circulation par courriel de diaporamas de spiritualité chrétienne à l’échelle de l’Amérique latine, on suit de façon concrète et précise comment un groupe confessionnel institutionnel, ou plus anonyme, peut s’emparer des « nouvelles technologies » pour poursuivre un projet politique, informationnel ou de communication de la foi.
30Au travers des moyens numériques et des potentialités techniques qu’ils mettent à la disposition de la propagation de la foi et des messages religieux, émerge la figure de l’acteur, qu’il soit religieux ou laïc. Les différents articles s’intéressent notamment aux modalités énonciatives particulières de ces dispositifs de communication, à la production du sens suivant la migration des contenus sur internet comme le travail de Philippe Gonzalez sur l’interprétation de différents cercles de publics à partir d’une vidéo « d’exorcisme de Sarah Palin » postée par une Église évangélique. Ils questionnent également la (re)définition du statut et, disons même, de l’identité sociale, politique et, bien évidemment, religieuse que ces moyens de communication confèrent à ceux qui les produisent ou les animent. Ainsi, dans la cartographie qu’il dessine de la « cathosphère » française, Josselin Tricou souligne que la notoriété croissante de certains de ces blogs, grâce aux citations plus ou moins réciproques que tissent le réseau de la cathosphère à travers les blogrolls, érige de fait les blogueurs laïcs, qui en sont à l’origine, en « nouvelles autorités » religieuses ou parareligieuses, et cela en dehors des voies classiques de légitimation institutionnelle. L’étude statutaire et identitaire des acteurs est complétée d’une enquête sur les profils sociologiques et le positionnement politique qui parvient à dégager une typologie de ces blogueurs qui prétendent à un certain charisme religieux. Si le dossier accorde une place prépondérante au christianisme, Lucie Le Guen-Formenti s’intéresse aux productions vidéo de quatre youtubeurs musulmans (anglophones). Sa description analytique de cette forme médiatique de chronique visuelle met en évidence l’énonciation d’un vécu religieux personnel, dans un souci de « partage de pratiques », qui construit une façon d’être musulman dans un contexte occidental moderne.
31Les usages religieux des nouveaux outils numériques posent inévitablement la question de la reconfiguration du rapport à la foi, question qui se retrouve comme une constante au fil du dossier, quels que soient le sujet et le terrain d’observation. Gildas Mouthé observe par exemple la corrélation de l’émergence d’une forme d’individualisme religieux parmi les fidèles catholiques du Cameroun avec la montée en puissance de l’internet qui tend à devenir un lieu de méditation individuelle. Mais avec le rapport à la foi, c’est aussi le rapport des fidèles à l’Eglise, en tant qu’institution, qui se trouve réinterrogé, et le rapport à la communauté, fondatrice des pratiques religieuses, qui changent en se faisant plus virtuels. Les images retransmises du sanctuaire de Lourdes par des webcams associent pleinement des internautes du monde entier, qui non seulement regardent la grotte des apparitions et son défilé de pèlerins mais qui offrent des dons, demandant le dépôt de cierges et soumettent des intentions de prière à distance. Selon Sylvaine Guinle-Lorinet et Paul Bernadou une proximité s’installe, une présence se crée entre les pèlerins physiques et les internautes connectés. L’outil numérique tisse des nouveaux liens entre les groupes sociaux par-delà la distance géographique, les frontières politiques ou les fractures de l’histoire comme le montre l’article d’Anh-Ngoc Hoang avec les pratiques religieuses de la diaspora vietnamienne. Les dispositifs numériques multilingues reconstituent un lien communautaire perdu par ces catholiques vietnamiens ayant fui les persécutions : prières en ligne, rendez-vous de prière à heure fixe sur les plates-formes, invitation à l’action caritative, mais aussi et surtout informations partagées sur ces sites viennent renforcer la « communion » chrétienne vietnamienne dans l’exil.
32Les contributions spécifiques, tant par leur objet d’étude que leur méthodologie, sont précédées d’un article inaugural de David Douyère dans lequel il dresse un état de l’art de la recherche sur les relations du religieux avec le numérique. Cette utile mise en perspective théorique et la stimulante réflexion sur les emplois possible du numérique en contexte religieux pour de futures recherches, mettent au jour une question très étudiée dans le monde anglo-saxon et qui reste encore émergente dans les recherches francophones et plus encore en France. Ainsi ce dossier consacré au numérique et aux religions est certainement l’un des premiers, sinon le premier numéro thématique de revue scientifique, à proposer un cadrage de cette question dans la recherche francophone en sciences de l’information et de la communication.
33Stéphane Dufour
34Cimeos/3S – université de Bourgogne
35Courriel : <stephane.dufour@u-bourgogne.fr>
Pierre LEFÉBURE et Claire SÉCAIL (dir.), Le Défi Charlie. Les médias à l’épreuve des attentats, Paris, Lemieux, 2015, 381 p.
36Point d’orgue d’une période d’attaques terroristes inégalée jusqu’alors en France, l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo le 7 janvier cause la mort de onze personnes dont huit membres de la rédaction. Figures emblématiques du dessin de presse et de la caricature des xxe et xxie siècles, Cabu, Charb et Wolinski perdront la vie dans cet attentat qui n’est que le début d’une série d’événements largement relayés dans la presse. En effet, succèdent à cette attaque la traque des terroristes qui se terminera deux jours plus tard à Dammartin-en-Goële au nord de Paris et une prise d’otages dans une supérette casher porte de Vincennes où Amedy Coulibaly tombera sous les balles des agents du GIGN. Ces attentats, à forte résonnance médiatique, interrogent les principes structurant notre démocratie (liberté, égalité, fraternité) tout autant qu’ils réactivent un sentiment d’appartenance à la France et d’unité entre les Français. Ils ont surtout contribué à (re)définir le rôle et la posture journalistiques en période de crise en posant les jalons des principales caractéristiques d’un traitement médiatique effectué dans l’urgence, modalités de traitement auxquelles nous avons été à nouveau confrontés en novembre dernier et que les coordinateurs évoquent largement dans leur postface.
37Si ces attentats ont suscité de nombreuses discussions et interrogations publiques, il était important qu’ils soient questionnés du point de vue des sciences humaines et sociales : « Le présent ouvrage témoigne de cette volonté manifeste des chercheurs en sciences sociales de contribuer au débat public. Citoyens secoués nous aussi par les attentats, nous avons eu besoin de reprendre de la distance comme l’exige notre métier, de mobiliser nos outils et nos méthodes afin de circonscrire et analyse l’événement et ses enjeux. » C’est ce que nous propose cet ouvrage, coordonné par Pierre Lefébure et Claire Sécail. Forts d’un ancrage bidisciplinaire en sciences politiques et histoire des médias, les coordinateurs proposent une étude qu’ils veulent « réflexive, distanciée, critique et méthodique » du rapport médiatique aux événements. Pour ce faire, ils ont laissé la parole à plusieurs auteurs [3] issus des sciences humaines et sociales (sciences de l’information et de la communication, sciences politiques, histoire, sémiologie, etc.) qui apportent un éclairage sur le rapport des médias à l’événement – les médias en tant qu’institution mais surtout en tant que lieu d’expression politique, institutionnel ou social. Cette diversité de points de vue constitue une des forces de l’ouvrage et nous permet d’appréhender le traitement médiatique des faits selon diverses postures donnant sens à l’événement. Enfin, la majorité des articles proposés s’appuie sur un matériau empirique, plus précisément des analyses de corpus (issus de la presse écrite, télévisuelle, des réseaux socio-numériques), proposant des formes discursives variées (dessins de presse – dont Christian Delporte propose ici une analyse historique –, unes de quotidiens, interventions journalistiques en contexte, expression sur les réseaux sociaux, etc.) qui permettent aux auteurs de s’extraire d’un événement émotionnellement chargé pour nous proposer des études circonscrites à un terrain et garantir en cela une distance au regard de l’objet, distance nécessaire à tout travail scientifique, plus particulièrement effectué en contexte de crise.
38Cet ouvrage est structuré autour de trois temps forts relatifs aux événements de janvier 2015 : le temps de l’attaque, le temps de la marche et le temps du débat. Ces trois temps permettent d’aborder non seulement le traitement médiatique à chaud des attentats – que ce soit dans les médias dits traditionnels (presse et télévision particulièrement) mais également socio-numériques (Twitter, Facebook, etc.), en y associant une réflexion sur les expertises et discours critiques associés – mais également les manifestations commémoratives qui ont suivi, et notamment les marches républicaines largement médiatisées. Ce choix permet enfin de guider le lecteur en proposant des entrées temporelles relatives à l’événement. Toutefois, à la lecture de l’ouvrage, plusieurs questions transversales surgissent.
39Tout d’abord, au regard des intentions exprimées par les coordinateurs, le traitement médiatique des attentats et des marches commémoratives qui les ont suivis constitue un point d’entrée privilégié. En proposant une analyse des unes de presse quotidienne internationales du 8 janvier 2015, Katharina Niemeyer met ainsi au jour les processus de pré-médiation et de re-médiatisation associés à leur parution qui font parfois de cet espace de mise en visibilité privilégié « une surface de dénonciation ». Le traitement journalistique, tout comme le traitement télévisuel auquel s’intéresse davantage Claire Sécail, contribue ainsi à « structurer le cadre interprétatif de l’événement » (ici la marche républicaine du 11 janvier) et participe de l’émergence d’une « histoire de l’instant » (terme proposé par Timothée Deldicque dans son article) chargée d’émotions individuelles tout autant que collectives. La question du dispositif apparaît ici de manière prégnante tant la mise en forme et en récit des faits par les médias peut influencer la réception d’une information qui n’est pas présentée ici comme passive. Claire Sécail et Pierre Lefébure proposent ainsi une analyse des courriers du médiateur de l’information de France 2 permettant de classifier les critiques du public vis-à-vis du traitement journalistique proposé par la chaîne.
40La mise en récit des événements est par ailleurs questionnée à plusieurs reprises dans l’ouvrage, que ce soit par l’analyse des discours journalistiques sur l’événement ou l’usage de la formule « Je suis Charlie » et ses variantes dans la presse ou les réseaux sociaux. Cette formule, caractérisée d’« événement d’écriture » par Maëlle Bazin, est utilisée d’un point de vue scriptural pour signifier un soutien et un sentiment d’appartenance au collectif porté par l’émotion suite aux attentats. Il donne toutefois lieu à des procédés d’ajustement et d’opposition notamment lors de prises de parole sur le Web où cette expression est librement raillée et critiquée. Romain Badouard propose ainsi une analyse des prises de parole qu’on pourrait qualifier d’alternatives sur le Web et dans les réseaux sociaux où l’ouverture à la critique, permise par le dispositif en ligne, autorise la mise en visibilité des « Je ne suis pas Charlie ». Ces discours dissonants, minoritaires, impliquent une affirmation identitaire non reconnue alors dans les médias. Plus que des discours critiques, ces postures participent d’une forme de revendication d’un réel débat public, une « volonté de porter dans l’espace public une parole qui n’y est pas représentée ». Joël Gombin, Bérénice Mariau et Gaël Villeneuve s’intéressent quant à eux à ce type de discours circulant dans certains groupes privés sur Facebook ou via Twitter en pointant les risques et les opportunités associés à ces prises de position en ligne. Plus qu’une affirmation identitaire, ils démontrent l’investissement politique de ces espaces par les internautes.
41Au-delà des questions relatives à la mise en images et mise en mots des événements, d’autres auteurs s’intéressent à la mise en visibilité de figures emblématiques françaises, qu’elles soient politiques – Pierre-Emmanuel Guigo propose ici une étude du processus de présidentialisation de François Hollande au lendemain des attentats – ou médiatiques, notamment à travers les figures des humoristes et des philosophes d’actualité. Pierre Lefébure s’intéresse à la manière dont les « humoristes d’actualité à la télévision ont appliqué leur activité à ce contexte morbide » et interroge en cela leurs postures discursives. En effet, si cette activité semble relever d’un contre-sens dans une situation où l’émotion prédomine dans les espaces publics, notamment médiatiques, l’auteur démontre que l’humour est davantage convoqué pour promouvoir la liberté d’expression et faire un pied de nez aux terroristes qui ont tenté de la remettre en cause. Ces discours constituent en cela une sorte de « cadrage normatif » garant de la cohésion sociale et idéologique exprimée alors par les Français. Timothée Deldicque quant à lui explicite le rôle des philosophes médiatiques dans la construction symbolique et le cadrage idéologique des événements. Il nous démontre ainsi comment ces discours, relayés par des figures emblématiques et reconnues dans l’espace public, en inscrivant temporellement et symboliquement les faits, participent à l’inscription des événements dans l’Histoire alors que le sens de l’événement est encore en construction dans les imaginaires comme dans les représentations médiatiques.
42Publier un ouvrage scientifique dans la foulée des attentats de janvier 2015 présente un « défi » pour reprendre le titre de l’ouvrage tout autant qu’un risque : un défi relatif à la difficile prise de recul face à des événements considérés comme un tournant dans l’histoire de la France ; un risque quant à la diversité des matériaux convoqués et leur traitement scientifique sur un temps court. En proposant une diversité d’approches méthodologiques, épistémologiques, fondées principalement sur des études empiriques fournies, les auteurs proposent un premier bilan de la médiatisation de ces attentats qui, sans être à charge contre les pratiques journalistiques dans l’urgence, en pointe les manques et les pistes d’amélioration. En effet, les coordinateurs n’ont pas la prétention de rendre compte de l’ensemble du rapport médias/événement et notent eux-mêmes des lacunes dans le traitement, notamment en ce qui concerne la radio, quasi absente des analyses. Toutefois, les articles proposés permettent de questionner le traitement médiatique du terrorisme en mettant en évidence le paradoxe du travail journalistique en temps de crise qui oscille entre une crainte de promouvoir un mouvement et la nécessité d’informer le public – l’opinion publique – des faits.
43Aurélia Lamy
44Université de Lille 1 – Geriico
45Courriel : <aurélia.lamy@univ-lille1.fr>
Notes
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[1]
Dan Fagin, Toms River, a Story of Science and Salvation, New York, Bantam Books, 2013 ; Naomi Oreskes et Erik Conway, Les Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012 ; Robert Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, Paris, éditions des Équateurs, 2014.
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[2]
Stéphane Foucart, La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, Paris, Denoël, 2013.
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[3]
Cet ouvrage résulte d’une réflexion menée par un groupe de chercheurs du laboratoire « Communication et Politique » (LCP-IRISSO, UMR 7170), qui ont rendu compte de leurs travaux, accompagnés de chercheurs invités, lors d’une journée d’études organisée le 9 juin 2015.