1Michaël Oustinoff : Les langues romanes représentent actuellement un milliard de locuteurs. C’est un espace communicationnel considérable, et qui pourtant est largement sous-exploité. Comment expliquez-vous un tel paradoxe ?
2Dominique Wolton : Ce n’en est pas un. Ce n’est pas en nombre de locuteurs qu’il faut considérer la question. Certes, il y en a un milliard. Et alors ? Bien sûr, c’est considérable. Mais pour que l’on puisse parler d’espace communicationnel, il faut que ces soi-disant locuteurs aient envie de communiquer ensemble ! Et la communication ne va jamais de soi. L’incommunication dans les langues romanes en est une preuve supplémentaire.
3Michaël Oustinoff : Que voulez-vous dire par là ?
4Dominique Wolton : Tout d’abord, il faudrait que ces « locuteurs » sachent qu’ils peuvent effectivement communiquer ensemble. Or, pour l’instant, peu de monde est au courant. D’où l’intérêt de ce numéro. Il faut commencer par dresser l’état des lieux, et le faire connaître au plus grand nombre, faire des cartes. Où sont exactement parlées les langues romanes ? Sur tous les continents. C’est le cas du français, par exemple. Mais où exactement ? Il faut commencer par là. Si l’on n’est pas au courant des potentialités d’un tel « espace communicationnel », les chances de le voir se développer sont évidemment faibles, pour ne pas dire nulles.
5Michaël Oustinoff : Est-ce que ce n’est pas aussi à cause du fait que l’anglais étant considéré comme la langue « planétaire » (Global English), il serait inutile de chercher à communiquer dans d’autres langues, à commencer par les langues romanes ?
6Dominique Wolton : Bien sûr. Que l’anglais soit une langue « planétaire », c’est évident, géographiquement parlant. Mais c’est aussi le cas du français. Il est parlé sur tous les continents. C’est plus vrai encore si l’on y ajoute les autres langues romanes, comme l’espagnol ou le portugais, en Amérique, en Afrique, en Asie. Mais c’est en réalité une question secondaire. Le cas de l’anglais en est l’illustration parfaite, parce qu’on confond deux choses. Que l’on utilise l’anglais commelangue internationale, aucune objection. En revanche, quand on veut l’imposer comme langue unique, au prétexte qu’elle serait planétaire, c’est une aberration. On ne communique jamais mieux que dans sa propre langue.
7Michaël Oustinoff : N’est-ce pas ce que disait Nelson Mandela : « Si l’on s’adresse à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, on touche son esprit. Si l’on lui parle dans sa langue, on touche son cœur » ?
8Dominique Wolton : Exactement. Mais il y a plus. Parmi les langues romanes, il y a également des langues internationales, et non des moindres, comme le français ou l’espagnol. Si l’on se met à communiquer uniquement en anglais, ce n’est pas l’effet du hasard. C’est une question d’ordre éminemment politique.
9Michaël Oustinoff : Comme au sein des institutions de l’Union européenne, qui pourtant prône le multilinguisme, mais qui en réalité privilégie dans les faits le « tout-anglais », ainsi que l’explique Jean-Claude Barbier dans ce numéro, en soulignant que cela ne fait que creuser davantage le fossé entre les élites et les opinions publiques européennes ?
10Dominique Wolton : Le cas de l’Union européenne est, malheureusement, un excellent exemple. On croit qu’on va mieux communiquer dans une langue unique, alors que c’est le contraire. C’est l’enfer pavé de bonnes intentions : on utilise une langue soi-disant « commune », croyant qu’on se comprendra mieux, alors que l’on crée, au contraire, de l’incommunication !
11Michaël Oustinoff : C’est le cas, par conséquent, quand des francophones, par exemple, cherchent à tout prix à « communiquer » en anglais au lieu de s’exprimer directement dans leur langue alors qu’ils ont des interprètes et des traducteurs à leur disposition ?
12Dominique Wolton : Oui, mais il faut là encore considérer la question sous plusieurs angles. Bien sûr qu’il est aberrant de passer systématiquement par l’anglais, mais il ne faut pas oublier que la langue n’est qu’un élément parmi d’autres. Ce n’est pas parce que l’on s’exprime dans une langue qui n’est pas la nôtre que l’on communique mal. Pour prendre l’exemple de la francophonie, beaucoup de francophones n’ont pas le français pour langue maternelle, ce qui ne les empêche pas de très bien communiquer dans cette langue ! Et inversement, ce n’est pas parce que l’on utilise sa propre langue que l’on vient à bout de l’incommunication. On peut très bien parler la même langue, et croire par là que l’on va mieux se comprendre, alors que c’est loin d’être automatique. C’est confondre information et communication.
13Michaël Oustinoff : Comme pour l’anglais, quand George Bernard Shaw disait que les États-Unis et la Grande-Bretagne étaient séparés par la même langue ?
14Dominique Wolton : Exactement. Il va de soi que l’Union européenne doit faire en sorte que toutes les langues soient utilisées, et pas seulement l’anglais. Notamment les langues romanes, qui sont bien représentées : le français, bien sûr, mais aussi l’italien, l’espagnol, le portugais et le roumain, pour s’en tenir aux langues officielles.
15Michaël Oustinoff : Une étude récente du British Council place justement l’espagnol, le français, le portugais et l’italien parmi les dix langues les plus importantes pour l’avenir du Royaume-Uni. N’est-il paradoxal que les Britanniques prônent le multilinguisme alors que de ce côté-ci de la Manche c’est généralement le contraire ?
16Dominique Wolton : Pas du tout. C’est très facile à comprendre : justement parce qu’on leur a fait croire que l’anglais était la langue « planétaire », et qu’il n’était pas besoin d’apprendre de langues étrangères, les Britanniques sont très bien placés, malheureusement, pour se rendre compte de la nécessité de les connaître, contrairement à nous, qui croyons qu’il suffirait de bien maîtriser l’anglais pour que tous les problèmes de communication soient résolus. C’est comme les fameuses « nouvelles technologies » : on croit que parce que l’on aura de plus en plus d’ordinateurs, de plus en plus performants, on communiquera mieux. Et comme tout serait plus simple en passant par une seule langue, à savoir aujourd’hui l’anglais. Le problème serait d’ailleurs le même avec n’importe quelle autre langue, là n’est d’ailleurs pas la question. Le problème, c’est de vouloir à tout prix ne communiquer qu’à travers une seule langue, avec toutes les sources de malentendus et donc d’incommunication que cela représente.
17Michaël Oustinoff : L’exemple d’Internet est, de ce point de vue, éclairant, puisque la part de l’anglais y est passée de plus de 80 % à moins de 30 % aujourd’hui. En n’ayant que l’anglais à sa disposition, on se condamne à être sous-informés.
18Dominique Wolton : Tout à fait. C’est déjà ce que je disais dans L’Autre Mondialisation en 2003. Ce n’est pas parce que l’Autre est plus accessible qu’il est plus compréhensible. C’est même le contraire. C’est ce que dit également la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle adoptée en 2005. Certes, l’Autre est devenu plus accessible grâce, notamment, à la démocratisation des voyages ou du développement d’Internet. Mais une source d’incommunication majeure reste le fait de ne pas avoir accès à lui dans sa langue. Et, bien sûr, le fait de n’avoir accès qu’à moins de 30 % de l’information sur Internet par l’intermédiaire du seul anglais, c’est bien la preuve que les autres langues sont essentielles pour ne pas être sous-informés. C’est la preuve aussi qu’il ne faut pas s’enfermer dans sa propre langue, au sein de la francophonie, par exemple.
19Michaël Oustinoff : Que pensez-vous, à cet égard, du rapport de Jacques Attali sur la francophonie qui dit la chose suivante à propos du Nigeria : « Géant anglophone de l’Afrique, tant par sa population (177 millions d’habitants, soit plus de la moitié de celle de toute l’Afrique occidentale), que par son poids économique, le Nigeria a un intérêt stratégique à développer l’apprentissage du français, afin de renforcer son autorité sur une sous-région majoritairement francophone » ?
20Dominique Wolton : Cela va tout à fait dans mon sens. C’est un exemple qui permet d’ailleurs de démontrer à ceux qui doutent de l’importance du français en l’occurrence que la francophonie, ça compte. Croire que l’anglais est plus intéressant, parce qu’il est soi-disant plus moderne, et que le français serait, par contraste, « ringard », c’est se tromper complètement. La preuve. Et ce qui est vrai du français vaut également bien sûr pour les autres langues romanes, et notamment le portugais, puisque l’on parle de l’Afrique (c’est le cas en Angola, au Mozambique, en Guinée Bissau ou au Cap Vert), mais aussi en Amérique du Sud (Brésil) et bien entendu l’espagnol, pour toute l’Amérique latine, du Mexique à la Terre de Feu.
21Michaël Oustinoff : Que pensez-vous du projet de Jean Jaurès qui, alors qu’il s’apprêtait à aller donner des conférences en Amérique du Sud en 1911, notamment au Brésil et en Argentine, s’était mis à apprendre l’espagnol et le portugais (il avait alors 51 ans), et estimait qu’il fallait apprendre dès l’école au plus grand nombre à maîtriser les autres langues latines, ce qui était très accessible en raison de leur proximité, ce que l’on appelle aujourd’hui « l’intercompréhension » ?
22Dominique Wolton : Que c’est un projet d’avenir ! Il est d’autant plus dommage de constater qu’en Europe, par exemple, les Espagnols, les Italiens, les Français, les Portugais ou les Roumains, apprennent de moins en moins les langues des autres, préférant mettre l’anglais en premier. Sous prétexte que l’anglais est la langue du soi-disant « village global » – ce qui est bien entendu faux, comme l’exemple du Nigeria le démontre par A plus B –, on passe à côté de l’essentiel. Avant, les autres pays de langue romane apprenaient le français. Il faut non seulement promouvoir à nouveau le français, en raison de son importance indéniable à l’échelle mondiale, mais aussi toutes les autres langues romanes, puisqu’elles sont proches au point de permettre, dans une certaine mesure, cette « intercompréhension » dont vous parlez. Quant à l’intérêt de ce projet à l’heure de la mondialisation, il est évident : les langues romanes sont parlées aux quatre coins du monde, dans les pays les plus divers. Pour ne prendre que l’exemple du Brésil, il est bien évident que l’intercompréhension entre le français et le portugais est un « plus » par rapport à l’anglais, qu’il s’agit donc d’encourager. Sans rejeter pour autant l’anglais.
23Michaël Oustinoff : À cet égard, le British Council et l’Instituto Cervantes ont publié une étude conjointe sur l’intérêt stratégique de développer l’interface anglais/espagnol (voire le portugais, en raison de sa proximité avec cette dernière langue). L’étude en question explique, notamment, que l’avenir de l’espagnol se joue… aux États-Unis. En effet, la communauté hispanophone vient d’y dépasser, en nombre et en pouvoir d’achat, l’Espagne, qui était pour l’instant en deuxième place, et, en 2030, elle atteindra la première place, dépassant le Mexique (environ 122 millions aujourd’hui). Qu’est-ce que cela vous inspire comme réflexions ?
24Dominique Wolton : À nouveau, cela ne m’étonne pas le moins du monde. C’est comme pour le Nigeria. Plutôt que d’imposer le « tout-anglais » au reste du continent américain, les anglophones se rendent compte qu’il est plus intelligent de se mettre à l’espagnol et au portugais plutôt que d’attendre des pays d’Amérique latine qu’ils aient tous fini d’apprendre la langue planétaire à la perfection… Ce qui est d’autant plus intéressant que l’anglais est déjà enseigné partout en Amérique, comme d’ailleurs dans le reste du monde. La deuxième réflexion que cela m’inspire, c’est du côté de la francophonie. En effet, les hispanophones aux États-Unis ne parlent pas qu’espagnol, mais également anglais. C’est-à-dire qu’ils sont plurilingues. Il n’y a pas d’un côté les hispanophones et de l’autre les anglophones. Pour la francophonie, c’est pareil. En Afrique, en particulier, le français est très souvent non pas la langue maternelle, mais une deuxième, voire une troisième langue. Autrement dit, le français permet d’avoir accès à des « locuteurs » de bien d’autres langues et, à travers eux, par là même, à bien d’autres cultures. C’est bien entendu le cas également avec l’espagnol et le portugais, mais la même chose est vraie en Europe, où même une langue comme le roumain permet d’avoir accès à l’Europe centrale et orientale. Et c’est là, à nouveau, que se pose avec d’autant plus d’acuité et de force la question de l’incommunication.
25Michaël Oustinoff : Qu’entendez-vous exactement par là ?
26Dominique Wolton : Qu’il faut considérer la grandeur et les limites du projet de Jean Jaurès. En effet, imaginons qu’il soit mené à son terme, de manière parfaite et idéale : tous les locuteurs de langues romanes – un milliard aujourd’hui – seraient en mesure de se comprendre mutuellement, ayant appris à se parler dans leurs langues respectives. Serait-ce là une condition nécessaire et suffisante pour qu’apparaisse ipso facto un « espace communicationnel » correspondant ?
27Bien sûr que non. On voit bien que cet espace regroupe des pays si différents les uns des autres qu’il serait miraculeux que la compréhension mutuelle – au-delà de la dimension linguistique – s’établisse comme par enchantement sans anicroche. On pense au mirage du « village planétaire » dans lequel on vivrait aujourd’hui. Qu’on puisse comprendre la langue de l’Autre est certes un élément essentiel. Qui le niera ? Mais partager la même langue n’élimine pas les sources d’incompréhension mutuelle, bien au contraire. C’est déjà vrai au sein d’un même pays, comme par exemple la France. À plus forte raison à l’échelle de l’Europe, ne serait-ce qu’en se limitant aux autres pays de langue romane. Si l’on se place à l’échelle dite « planétaire », on imagine aisément la difficulté de la tâche, dont la complexité est poussée à la puissance n.
28Michaël Oustinoff : Est-ce à dire que le projet de Jean Jaurès serait irréaliste et irréalisable ?
29Dominique Wolton : Ce n’est pas ce que je voulais dire, bien au contraire : ce qui est irréaliste, voire même dangereux, c’est de croire que la « communication » s’établit automatiquement lorsque l’on met les uns au contact des autres, et notamment par Internet ou réseaux sociaux interposés. J’en reviens à la croyance que la technique est censée résoudre tous nos maux. Reprenons le cas du tout-anglais : si tout le monde parlait à la perfection une même langue, ce serait merveilleux. Mais cela n’abolirait nullement l’incommunication : on ne le répétera jamais assez. Il en va de même pour les langues romanes, comme pour toutes les autres, d’ailleurs. Le fait d’être parfaitement plurilingue (si tant est qu’un tel exploit existe) n’y changerait rien. De ce point de vue, les langues, comme les techniques les plus évoluées, ne seront jamais qu’un moyen, non une fin en soi. À l’inverse, les langues ne sont pas assimilables à de simples techniques, contrairement au mythe de l’avènement de logiciels permettant une traduction automatique parfaite. C’est oublier que parler dans la langue de l’Autre, c’est pouvoir toucher son cœur, comme le disait si justement Nelson Mandela (en Afrique, on sait très bien ce que signifie vraiment la diversité linguistique). C’est justement ce qu’aucune machine ne nous permettra jamais de faire. Par conséquent, le projet de Jean Jaurès est plus que jamais d’actualité, et il faut abonder dans son sens. Mais il faut être également conscient de ses limites, dont Jaurès, d’ailleurs, avait sans doute conscience : l’intercompréhension des langues romanes est un atout considérable, qui nous ouvre la porte à un vivier d’un milliard de locuteurs. Mais cet espace communicationnel, qui est peut-être en train de se constituer, demande à être étudié de manière interdisciplinaire, en raison de sa complexité. En prenant en compte la communication dans ses rapports avec les individus, les techniques, les cultures et les sociétés que cet espace regroupe, ce qui est l’esprit même de la revue Hermès. Cette analyse ne fait que commencer, notamment en raison de l’attrait, voire de la fascination, que continue à exercer le modèle du tout-anglais.