1Les langues romanes constituent un potentiel impressionnant en termes d’espace communicationnel et conceptuel : un milliard de locuteurs. On pourrait dire que c’est là une vision des choses certes spectaculaire, mais au fond artificielle, et ce pour trois raisons fondamentales. Tout d’abord, regrouper les langues romanes dans un même ensemble est peut-être tentant, mais il s’agit de langues aussi différentes que le portugais, le français ou le roumain. Ensuite, même à supposer que l’on parvienne à se comprendre mutuellement en dépit de ces différences, encore faudrait-il qu’un espace de communication commun se constitue en tant que tel et, là encore, il n’est pas sûr que les espaces qui le constituent – les espaces francophone, lusophone, hispanophone, italianophone, catalanophone, roumanophone, etc. – parviennent à composer un espace communication unifié, voire le désirent. Enfin, pourquoi chercher à tout prix à construire une telle entité alors qu’un espace de communication plus étendu encore existe déjà, grâce à l’anglais « planétaire » (Global English) ?
2Commençons par le troisième point. Pourquoi l’anglais devrait-il être la langue de communication internationale unique (ce que l’on appelle le « tout-anglais ») ? Il est bien sûr indéniable qu’il occupe une position privilégiée, voire « hypercentrale » (Louis-Jean Calvet) dans le versant linguistique de la mondialisation. Mais il est non moins indéniable que les langues romanes, même considérées indépendamment les unes des autres, y ont une place également importante. Et il ne faut pas oublier que le monde anglophone lui-même s’insurge contre une telle vision des choses, qui est désormais dépassée. Le British Council, dans son étude Languages for the Future. Which Languages the UK Needs and Why (2010), considère par exemple que sur les dix langues les plus importantes pour l’avenir du Royaume-Uni, quatre sont des langues romanes, dont deux figurent à la première (espagnol) et à la troisième place (français), le portugais et l’italien occupant respectivement la sixième et la septième place (les six autres langues sont l’arabe à la deuxième place, le chinois à la quatrième, l’allemand à la cinquième, le russe, le turc et le japonais aux trois dernières places). L’heure n’est manifestement plus au monolinguisme, mais bel et bien au plurilinguisme.
3En ce qui concerne les deux premières objections, la meilleure manière d’y répondre est sans doute de rappeler que l’utilité d’un espace communicationnel des langues romanes n’est pas une idée récente. Déjà, Jean Jaurès en avait vu tout l’intérêt. Tout d’abord, comme il parlait non seulement le français mais, originaire du Tarn, également l’occitan (sans oublier le latin, qui était à l’époque obligatoire dans l’enseignement supérieur), il s’était aperçu que les langues romanes étaient reliées les unes aux autres par de nombreuses correspondances, qui permettaient ce qu’on appelle aujourd’hui l’« intercompréhension » entre elles. En 1911, alors qu’il se trouve à Lisbonne en partance pour l’Amérique du Sud où il avait été invité à donner une série de conférences, il se sent toujours en France : « Dans les quelques jours que j’ai passés à Lisbonne, il m’a semblé plus d’une fois, à entendre dans les rues les vifs propos, les joyeux appels du peuple, à lire les enseignes des boutiques, que je me promenais dans Toulouse » (Jaurès, 1911a). Il va même jusqu’à suggérer l’apprentissage des langues romanes dès l’école : « Si, par la comparaison du français et du languedocien, ou du provençal, les enfants du peuple, dans tout le Midi de la France, apprenaient à retrouver le même mot sous deux formes un peu différentes, ils auraient bientôt en main la clef qui leur ouvrirait, sans grands efforts, l’italien, le catalan, l’espagnol, le portugais. » (Jaurès, 1911b) Il ne s’agit pas là des élucubrations d’une théoricien en chambre, mais d’un point de vue confirmé par l’expérience : « J’ai été frappé de voir, au cours de mon voyage à travers les pays latins, que, en combinant le français et le languedocien, et par une certaine habitude des analogies, je comprenais en très peu de jours le portugais et l’espagnol. » (Ibid.) À l’époque, rappelons-le, Jaurès (1859-1914) avait 51 ans, ce qui prouve que l’intercompréhension des langues romanes est bien réelle, et accessible à tout âge, ce que les études les plus récentes ne font que confirmer. Quant à l’utilité d’avoir accès aux langues des pays de langue romane, elle est aussi évidente aujourd’hui que du temps de Jaurès : elles sont parlées à l’échelle du « village planétaire » cher à Marshall McLuhan.
4Certes, dans tous ces pays, l’anglais est le plus souvent la première langue étrangère apprise parfois dès le primaire. Mais, même quand elle suffisamment bien maîtrisée (ce qui est loin d’être le cas général, contrairement à une idée reçue), s’exprimer dans la langue « locale » aura toujours l’avantage que Nelson Mandela lui reconnaissait dans cette belle formule, citée d’ailleurs dans l’étude du British Council que nous venons de mentionner : « Si l’on s’adresse à un quelqu’un dans une langue qu’il comprend, on touche sa tête. Si l’on s’adresse à lui dans sa langue, on touche son cœur » [1]. C’est pourquoi il est allé jusqu’à apprendre l’afrikaans lorsqu’il était en prison, langue associée alors à l’Apartheid, afin de mieux comprendre ses adversaires (l’afrikaans est aujourd’hui une des onze langues officielles de l’Afrique du Sud, aux côtés de l’anglais, du zoulou, du xhosa, etc.).
5Voilà une des raisons centrales pour lesquelles le monde anglophone est passé, de manière spectaculaire, de la promotion de l’anglais en tant que langue « planétaire » unique à celle du plurilinguisme. Mais ce n’est pas la seule : dès 1997, une étude réalisée pour le British Council par David Graddol intitulée The Future of English ? A Guide to Forecasting the Popularity of the English Language in the 21st Century prévoyait que la mondialisation entraînerait l’extension du multilinguisme parallèlement à celui de l’anglais, et que l’avenir n’était pas au « tout-anglais », contrairement à ce que l’on pensait à l’époque un peu partout dans le monde. Il était même envisageable selon lui que l’anglais puisse susciter un mouvement de rejet : « Ces tendances rendent possible un “scénario catastrophe”, dans lequel le monde entier se retourne contre l’anglais, en associant cette langue à l’industrialisation, la destruction des cultures, l’atteinte aux droits de l’homme fondamentaux, l’impérialisme de la culture-monde, comme à l’accroissement des inégalités sociales. » (Graddol, 1997) [2] Plus généralement, la langue n’ayant pas qu’une dimension purement « linguistique » au sens traditionnel du terme, mais également une dimension économique, culturelle, identitaire et politique, on pouvait s’attendre au développement du plurilinguisme en raison de l’émergence de pays comme ceux des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans les années 1990 et de la « Chindiafrique » (Boillot et Dembinski, 2013) où, en 2030, la moitié de l’humanité (9 milliards) se trouvera : Chine (1,5 milliard), Inde (1,5 milliard) et Afrique (1,5 milliard). En ce sens, on assiste bien à une « désoccidentalisation » (El-Karoui, 2010) du monde au sein d’un monde « post-américain » (Zakaria, 2008).
6Dans un tel contexte, les langues ont une dimension communicationnelle, mais également géopolitique. Lorsque l’on avait encore l’impression que l’anglais serait la langue de la mondialisation, cette dimension semblait mineure : ce n’est manifestement plus le cas.
7C’est pourquoi, en raison de la montée en puissance tant sur le point démographique, économique, culturel que géopolitique de pays comme le Brésil, ou de régions embrassant des continents entiers comme l’Amérique du Sud ou l’Afrique latine, on voit tout l’intérêt des espaces majeurs que sont celui de la francophonie (notamment en Afrique), de l’hispanophonie (Amérique latine) et de la lusophonie (Brésil, Angola, Mozambique, etc.). Si l’on se rappelle que ces langues sont suffisamment proches pour permettre l’intercompréhension, et d’avoir ainsi accès à un espace communicationnel d’un milliard de locuteurs, on comprend toutes les potentialités que cela représente, dans les domaines les plus divers. Il est donc paradoxal que les langues romanes, indépendamment les unes des autres ou toutes ensemble, soient si rarement considérées sous cet angle.
8Le paradoxe ne s’explique pas seulement par l’emprise du modèle de l’anglais soi-disant planétaire (la dénomination de Global English présupposait initialement que cette langue soit destinée à être universelle, même si on se met maintenant à parler de Global Spanish, etc.) qui fait passer les autres langues au second plan. L’intérêt du présent numéro ne se réduira donc pas à ce versant de la question, pour incontournable qu’il soit par ailleurs.
9La première partie, intitulée « Langues romanes, combien de divisions ? » montrera tout d’abord les potentialités d’un tel espace, qui sont méconnues du plus grand nombre. Il fallait mettre à la portée de tous les éléments objectivables dont on dispose aujourd’hui, ne serait-ce que d’un point de vue purement quantitatif, qui confirmera que l’on a bien affaire à un vivier impressionnant d’un milliard de locuteurs. Un élément central est la question de l’intercompréhension. Lorsque Jaurès disait pouvoir comprendre « en très peu de jours le portugais et l’espagnol » grâce à « une certaine habitude des analogies », on se dira que c’est parce que Jaurès était particulièrement doué pour les langues, et qu’il prônait ainsi une solution qui n’était pas destinée au commun des mortels. C’est oublier que lorsque des langues sont suffisamment proches, l’intercompréhension est une pratique courante et nullement réservée aux surdoués. En Europe, les Scandinaves le savent bien : un Danois, un Norvégien et un Suédois n’ont aucun mal à se comprendre mutuellement en parlant chacun dans sa langue respective et, d’ailleurs, ne s’en privent pas. Sans intercompréhension, parler d’espace communicationnel des langues romanes n’aurait aucun sens. La question n’est pas seulement d’ordre linguistique, ou de nombre de locuteurs mais aussi d’ordre géopolitique. C’est là une dimension essentielle, qui va à l’encontre des idées reçues. Une langue n’est pas qu’un « outil communicationnel », une sorte d’élément neutre de la communication, un simple instrument au service de la transmission de l’information.
10La deuxième partie, « Les langues romanes à l’ère de la communication et du tout-anglais » a un double but : d’une part, montrer que l’extension des langues romanes est considérable du fait, notamment, du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), qui rendent possible l’intercommunication de ces langues comme jamais auparavant ; d’autre part, de montrer à quel point le modèle du « tout-anglais », aujourd’hui considéré comme allant de soi, non seulement apparaît de moins en moins comme une panacée, mais joue également le rôle de frein majeur à l’émergence d’un espace de communication à l’échelle des langues romanes : pourquoi se donner la peine de constituer un tel espace, alors que le Globish y suffirait ? À partir du moment où la part de l’anglais sur Internet est passée de plus de 80 % à la fin des années 1990 à moins de 30 % aujourd’hui, il est devenu évident que l’anglais ne saurait plus être la langue de l’Internet, comme on s’est plu à le dire et à le répéter. Le corollaire, c’est que si l’on ne dispose que de l’anglais, on s’expose à être sous-informé, ce que Louis-Jean Calvet appelle le « paradoxe de la langue dominante » : « En d’autres termes, la caricature du système actuel mènerait dans un premier temps, en son centre, à un autisme scientifique ou culturel, à une désinformation et à une uniformité qui dans un second temps pourraient générer un appauvrissement du centre au profit d’un des pôles de la périphérie. » (Calvet, 2007) De ce point de vue, on assiste aujourd’hui à une montée en puissance des langues romanes, mais celle-ci sont considérées pour l’instant en ordre dispersé, sauf pour les trois principales d’entre elles en termes de locuteurs, puisqu’elles se sont réunies au sein des « trois espaces linguistiques » : francophone, hispanophone et lusophone. Ce numéro plaide naturellement pour que l’on aille au-delà. Un cas particulier est celui de l’Union européenne, où l’anglais – la crise du référendum du Brexit en juin 2016 est venue le souligner – joue un rôle dominant, en dépit du multilinguisme qui est au cœur du projet européen. Les langues romanes, tout comme les autres langues de l’Union européenne, devraient voir leur rôle renforcé comme il se doit, afin d’éviter que l’anglais ne soit de plus en plus l’objet d’un rejet comme celui du scénario catastrophe dont parlait David Graddol.
11La troisième partie, enfin, examinera « L’avenir des langues romanes au défi de la mondialisation », en mettant l’accent sur l’effet démultiplicateur du fait que les langues romanes, en raison de leur internationalisation, sont parlées par des locuteurs de bien d’autres langues, de bien d’autres cultures, avec tous les enjeux aussi bien communicationnels que géopolitiques que cela entraîne. On pourrait en effet croire que la promotion et le développement de l’espace de communication des langues romanes, central à l’heure de la mondialisation, apparaissent comme une évidence. Un milliard de locuteurs, regroupés au sein d’un espace communicationnel commun, ce n’est pas rien. Il suffit de le comparer à l’espace communicationnel anglophone, qui en compte actuellement deux milliards : si l’anglais planétaire est à ce point valorisé, alors celui des langues romanes devrait l’être tout autant. D’ailleurs, l’opposition entre l’espace anglophone et les autres tend à devenir de plus en plus artificielle, comme le démontre l’apparition d’interfaces communes, notamment avec les langues romanes, par exemple avec l’espagnol et le portugais en Amérique du Sud (British Council et Instituto Cervantès, 2011) ou en Afrique, où un pays anglophone comme le Nigéria fait du français, et non de l’anglais, une priorité stratégique : « Géant anglophone de l’Afrique, tant par sa population (177 millions d’habitants, soit plus de la moitié de celle de toute l’Afrique occidentale) que par son poids économique, le Nigéria a un intérêt stratégique à développer l’apprentissage du français, afin de renforcer son autorité sur une sous-région majoritairement francophone. » (Attali, 2014) Les enjeux linguistiques sont devenus à la fois centraux et planétaires, voire « glocaux », en conjuguant les échelles locales et mondiales, y compris par conséquent pour le milliard de locuteurs des langues romanes.
12Or, et c’est là sans doute le paradoxe central, ces enjeux restent largement méconnus, en dépit de leur importance de plus en plus manifeste. Ce numéro de la revue Hermès entend par conséquent comprendre pourquoi un tel potentiel communicationnel peine à se mettre en place, tout en insistant sur l’intérêt de le développer.
13Les langues romanes, en effet, ont désormais une dimension « planétaire » : elles sont parlées aux quatre coins du monde et n’ont rien, par conséquent, à envier au Globish. Qui plus est, le fait de prendre appui sur l’intercompréhension (où chacun peut s’exprimer dans sa langue) et, bien entendu, sur la traduction, autre dimension majeure, quand l’intercompréhension atteint ses limites, permet de s’adresser aussi bien à l’esprit qu’au cœur de ceux à qui l’on s’adresse, pour reprendre la formule de Nelson Mandela.
14C’est bien la preuve que la véritable communication ne va pas de soi au sein de ce que Dominique Wolton (2003) appelle l’« autre mondialisation », celle de la diversité culturelle. Il était donc logique de s’intéresser à un tel espace communicationnel, tout en soulignant qu’il n’existe à proprement parler qu’en puissance. Pour qu’il se développe et existe en tant que tel, il ne suffit pas qu’il puisse s’ordonner autour de l’intercompréhension qui relie les différentes langues qui le composent ou que le développement exponentiel des nouvelles technologies facilite de plus en plus son émergence.
15Si cet espace n’existe pour l’instant qu’en puissance, il n’en représente pas moins un immense potentiel, que peuvent d’ores et déjà exploiter comme jamais auparavant celles et ceux qui s’appuient sur l’intercompréhension des langues romanes, ce qui est à la portée de tous. Aujourd’hui, on peut en effet avoir instantanément accès en un seul clic de souris aux sources les plus diverses dans toutes les langues romanes, se tenir au courant, en « temps réel », de ce qui se passe dans tous les pays où ces langues sont parlées, des Amériques à la Polynésie en passant par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.
Notes
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[1]
« If you talk to a man in a language he understands, that goes to his head. If you talk to that man in his language, it goes to his heart. » (notre traduction)
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[2]
« These trends suggest a “nightmare scenario” in which the world turns against the English language, associating it with industrialisation, the destruction of cultures, infringement of basic human rights, global culture imperialism and widening social inequality. » (notre traduction)