La proximité de l’Europe médiane et sa francophilie
1Dans l’entre-deux-guerres, Paris a été la capitale culturelle de l’Europe centrale, comme le montre l’ouvrage paru sous ce titre (Delaperrière et Marès, 1997). Pour un Milosz décrivant dans son Europe familière (traduit en français sous un titre qui exprimait l’inverse de son intention car l’éditeur a intitulé son livre Une Autre Europe), l’évidence pour toute personne cultivée était de faire un voyage à Paris (Milosz, 1964). On rappellera l’exemple d’un Jozef Czapski ce grand Centre Européen, polyglotte, survivant de Katyn, qui a passé la première moitié de sa vie en Pologne et l’autre en France [1]. Celui-ci a rédigé directement en français le texte de Proust contre la déchéance (Czapski, 2012), un véritable plaidoyer pour la langue française dont il dit qu’elle l’a sauvée de la barbarie des camps soviétiques où, privé de sa bibliothèque, il ne pouvait que se rappeler ses lectures préférées (Ibid.) :
Il nous est incompréhensible pourquoi justement nous, quatre cents officiers et soldats, fûmes sauvés sur quinze mille camarades qui disparurent sans traces, quelque part sous le cercle polaire et aux confins de la Sibérie. Sur ce fond lugubre, ces heures passées avec des souvenirs sur Proust, Delacroix me semblent les heures les plus heureuses.
3Ces conférences prononcées au camp de Grazowietz en URSS, où il a été prisonnier en 1940-1941, constituent une belle introduction à la problématique de l’Autre Francophonie – ces francophones de l’Europe médiane [2], auxquels nous avons consacré un ouvrage collectif intitulé L’Autre Francophonie, autour d’un concept nouveau proposé pour rendre compte de cette grande proximité culturelle, spirituelle, mentale et politique souvent oubliée aujourd’hui et en tout cas insuffisamment étudiée compte tenu de l’apport de ces écrivains, essayistes et penseurs à la culture européenne commune.
4Les pays de l’Europe centrale et orientale, bien que fortement marqués par une francophilie historique, ne sont pas des pays de langue française au sens de l’usage officiel ou majoritaire de cette langue en plus de la langue nationale. Parler à leur sujet de francophonie ne va pas de soi. Consciente de cette spécificité, j’ai choisi la notion d’Autre Francophonie – car elle me semble autre en effet pour plusieurs raisons. Tout comme l’Autre Europe que Czeslaw Milosz voulait « rendre familière aux Européens », elle ne l’est pas plus aux yeux des Français que ne l’était l’Europe de l’Est aux Occidentaux pendant la guerre froide. Méconnue, lointaine, négligée ou oubliée, elle peut paraître secondaire par rapport à ce qui est perçu comme la « vraie » francophonie : celle du Sud, principalement, et celle du Nord. La francophonie africaine, qui a été à l’origine du concept et qui jouit de toute l’attention des pouvoirs publics français pour des raisons évidentes de rapports politiques entre la métropole et les anciennes colonies, a occulté l’Autre Francophonie dans la conscience française. La francophonie traditionnelle mobilise tout un courant d’études coloniales et post-coloniales qui voit dans la langue française le lien principal avec la culture française, langue « donnée en partage ». Dans le même temps, l’Autre Francophonie est quasi absente des départements de sciences humaines dans les universités françaises. Mon désir était de montrer que cette lacune méritait d’être comblée.
5Car cette autre Francophonie s’exprime à travers la littérature, la philosophie, l’histoire, les sciences sociales et le monde de l’édition et de la traduction. Le volume que j’ai codirigé avec Catherine Mayaux et qui a été publié en 2012 aux éditions Honoré Champion sous le titre L’Autre Francophonie (Nowicki et Mayaux, 2012) se voulait être un premier pas dans cette direction. Il essaie de constituer une modeste contribution à l’ouverture d’un champ d’études que je continue à développer depuis. Il s’agit de l’espace à la fois français et centre-européen où, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se féconde la pensée européenne des hommes de lettres, des philosophes, des essayistes qui, par leurs apports, contribuent à un certain humanisme universaliste rénové, en s’appuyant souvent sur des traditions intellectuelles françaises tout en puisant dans les cultures de leurs pays.
6Pendant longtemps leurs voix étaient peu audibles en France. Depuis quelques années, sur le plan de l’histoire des idées, on peut observer un certain mouvement de transfert culturel qui s’opère, dont on peut se réjouir : la présence forte de la pensée de Jan Patočka dans les écrits de Jean François Mattéi (2011), l’intérêt que Chantal Delsol porte à la philosophie de Joseph Tischner, dont le premier ouvrage philosophique a été traduit en français (Tischner, 2012) en complétant son Éthique de solidarité, la présence de quelques textes de Barbara Skarga (Skarga, 1997 ; Nowicki, 2012) remarqués d’abord par François Chirpaz ou encore l’analyse fort intéressante faite par Jacques Dewitte (2011) de la pensée politique de Leszek Kołakowski.
7Dans le domaine littéraire, le travail de réflexion sur la traduction est également à remarquer, comme par exemple celui de Iona Popa, Traduire sous contrainte, littérature et communisme (2010), ou celui de Michel Maslowski, Didier Francfort et Paul Gradvohl, Cultures et identité eu Europe centrale, canons littéraires et visions de l’histoire (2011), sans parler de l’effort entrepris par Antoine Marès pour rendre compte de l’apport des exilés de l’Europe médiane à la vie intellectuelle française (Marès et Falkowski, 2011).
8Ma conviction est que plusieurs écrivains et penseurs centre et est-européens qui incarnent l’Autre Francophonie sont particulièrement intéressants du point de vue de la culture européenne aujourd’hui car ils portent en eux à la fois les valeurs propres à l’Europe centrale et à l’universalisme français qu’ils apprécient et qu’ils ont choisies délibérément en quittant leur pays ou, tout en vivant dans leurs pays, en élisant la culture française comme voie d’accès à l’Europe. Cette défense du particulier avec l’ouverture à l’universel constitue aussi leur sens d’un cosmopolitisme particulier (Skarga, 1973) :
10Le cosmopolitisme de l’Europe médiane fait partie d’une éducation tournée vers l’étranger, vers le large, il est le contraire du confinement dans le provincialisme étroit recherché par les partisans du nationalisme. Ce cosmopolitisme spécifique s’est également exprimé à travers l’apprentissage des langues étrangères pour mieux communiquer avec l’extérieur.
11Le plurilinguisme résulte également de cette appartenance culturelle complexe. Il ne peut pas se résumer à une transmission simple du patrimoine linguistique naturel des générations passées. La question nationale étant sensible, les élites de l’Europe médiane ont rapidement trouvé une voie intermédiaire, ce qu’elles appellent volontiers « le cosmopolitisme vrai », non pas universaliste et abstrait mais au contraire garant d’un enracinement multiple, comme cela avait été vu déjà au xixe siècle :
Être un citoyen ardent d’une nation en création c’est être également un ami de l’humanité, un Européen. Le vrai cosmopolitisme accepte l’âme nationale [3]
13On retrouve souvent dans les écrits des grands européanistes de l’Autre Europe tels que Vaclav Havel, Bronisław Geremek, Barbara Skarga des échos de cette sensibilité.
14Ils défendent un humanisme singulier, à la fois classique et ouvert sur des expériences nouvelles, sans doute parce qu’il est forgé par une expérience existentielle sans précédent : celle des deux totalitarismes qui ont voulu anéantir leurs cultures et nier leur ancrage au sein de l’européanité occidentale. Par conséquent, leur sensibilité est d’abord celle des outsiders, parfois des opposants, autrement dit des dissidents qui ont décidé de défendre les valeurs européennes parce qu’ils les voyaient menacées. Dans ce contexte, leur écriture a une tonalité spécifique qui la distingue et de la littérature française de la même époque. L’originalité de cette pensée centre-est européenne, souvent influencée par la France mais singulière – que le critique littéraire polonais Wojciech Karpiński a appelé « ces livres de grand chemin » (Karpiński, 1992) – consiste sans doute dans une très grande liberté d’esprit, leur indépendance par rapport aux normes, aux canons et leur goût du risque sur tous les plans, y compris linguistique.
15L’essayiste polonais en exil en France Konstanty Jeleński l’a exprimé clairement (Giedroyc et Jeleński, 1995) :
[…] ce qui m’a libéré de ce français « diplomatico-scolaire » c’était la découverte d’Audiberti et de Genet. […] J’ai compris que sous les apparences d’une forme cristalline, la langue française se laisse violer. D’où le caractère encore plus capricieux de mon style en français qu’en polonais. Il occasionne des ennuis aux rédacteurs de Preuves, classiques, qui me disent souvent : ce ne sont pas des erreurs, mais ce n’est pas du français. Je leur réponds que mon but n’est pas d’atteindre la perfection dans un style français « universel », mais une expression libre de ce que je souhaite dire dans une langue étrangère
17Cette pensée se veut en effet tout d’abord libre, comme le sont les écrivains qui ont perdu leur patrie en s’installant en exil. Certains sont malheureux (Milosz, Hlasko, Herbert, Zagajewski), d’autres semblent retrouver le bonheur d’un ailleurs libérateur (Linhartova, Kundera) ; d’autres encore empruntent la posture du déchirement créateur entre les deux cultures et les deux langues (Brina Svit, Tzvetan Todorov). Quelle que soit leur situation psychologique en exil, ils revendiquent tous un degré de liberté plus grand par rapport aux conventions et aux normes habituelles.
18Ils sont tous des non-conformistes, qui se confrontent au regard extérieur. La vie dans un univers familier et étranger à la fois est merveilleusement décrite dans cette littérature. L’Autre Francophonie, ce n’est nullement un entre-soi, c’est-à-dire un enfermement dans un groupe isolé et rassurant. C’est au contraire, ou avant tout, la recherche de l’ouverture vers les autres, vers l’universel. Mais ce lien ne passe pas forcément par la langue en partage comme nous l’avons précisé, même si parfois c’est le cas : c’est toujours un lien fondé sur les valeurs partagées et notamment les convictions européennes. Ce qui frappe en effet quand on relit ces penseurs, écrivains, philosophes, sociologues qui ont été amenés à vivre entre plusieurs pays, c’est leur croyance profonde en l’existence d’une civilisation européenne occidentale préservée notamment en France après le déluge, autrement dit leur européanisme affirmé, alors qu’ils étaient personnellement privés d’Europe. Celle qui l’exprime parfaitement est la philosophe polonaise Barbara Skarga (2012), qui appelle l’homme européen « le contestataire incurable » et son regard, sceptique :
Il ne cesse donc d’analyser et de corriger ses propres erreurs. […] L’homme européen porte en lui l’esprit de Diogène qui raillait l’orgueil de Platon, l’esprit de doute cartésien, la malice de Voltaire et l’analyse de Kant. La critique ne permet pas à la vie européenne de se figer dans un auto-contentement, elle a la force de faire des changements et fait écouter les opinions des autres. Les opinions sont différentes et l’homme européen a peu à peu appris à apprécier cette diversité ou, du moins, à la tolérer.
20Pour Barbara Skarga, l’Europe propose au monde une culture cohérente, et peut être fière de sa grandeur malgré les dérapages du passé dont elle est responsable car précisément elle a toujours été capable de l’esprit critique et de la remise en cause de ses errements (Ibid.) :
Elle [la culture européenne] contient des contradictions et ne connaît pas de synthèse. C’est peut-être pourquoi, malgré de nombreuses catastrophes, elle en sort jeune et régénérée. J’espère cependant que ce tableau de la culture européenne, de ses impératifs principaux qui éveillent l’inquiétude quand ils transgressent les limites, est à même de mettre en relief deux propriétés de cette culture. C’est une culture cohérente, ce qui n’exclut pas la diversité dans le temps et dans l’espace ; elle est durable aussi. Dès lors, il est inutile de chercher les raisons de sa grandeur, car elle est grande, quelque part en dehors d’elle, mais il est tout aussi inutile de chercher les raisons de ses défaites dans les forces hostiles étrangères, car il est probable qu’elle ait engendré ces défaites elle-même. Et c’est ce que nous devrions retenir.
22Barbara Skarga a donc mis en garde contre l’esprit de haine de soi, si cher à certains courants anti-européens qui ne voient que les torts historiques des Européens excluant toute fierté pour la grandeur de l’Europe, sans bien entendu négliger la responsabilité pour ces torts qu’elle ne nie pas.
23Cette place d’outsider, d’exote (terme bien analysé par Todorov dans L’Homme dépaysé, 1996) donne à ces écrivains une possibilité de s’exprimer avec un regard critique bien plus fort que celui des personnes élevées à l’intérieur du même univers culturel. Mais cela provoque aussi une confrontation avec les mentalités et les sensibilités environnantes.
24C’est très clair aussi dans les textes du philosophe Leszek Kołakowski, de l’historien bien connu en France Bronisław Geremek, des Tchèques Jan Patočka et Milan Kundera, sans parler bien sûr de tout ce milieu, le fameux « cercle de Kultura » animé par son rédacteur en chef Jerzy Giedroyc qui, dans sa politique éditoriale de l’Institut littéraire Kultura, en a donné un beau témoignage. En effet, son choix pour le premier numéro de la revue Kultura du texte de Paul Valéry « La crise de l’esprit » précédé par la rédaction de l’explication suivante est révélateur de l’état d’esprit dont je parle (Ptasinska Wojcik, 2006) :
Kultura veut faire comprendre au lecteur polonais qui a choisi l’exil politique et qui s’est trouvé en dehors des frontières de son pays natal, que l’aire culturelle dans laquelle il vit désormais n’est pas morte. Kultura veut atteindre le lecteur qui vit au pays et renforcer sa foi que les valeurs qui lui sont proches ne se sont pas effondrées sous l’effet de la force brutale. Kultura veut chercher dans le cercle de la civilisation occidentale cette volonté de vivre sans laquelle un Européen va mourir comme sont mortes dans le passé les élites des empires d’antan.
26Cette vision de la culture européenne est loin d’être une déclaration d’intention. C’est une exigence. Elle est d’abord une exigence d’ordre spirituel, car la culture est vue comme un effort, c’est-à-dire le contraire de la parole facile. Lestextesde Tadeusz Mazowiecki, de Józef Tischner, de Leszek Kołakowski ou encore de Barbara Skarga en témoignent. Mais celui qui l’a résumé le mieux est sans doute Patočka dans un recueil consacré à l’Europe (1991) :
Le souci de la culture est toujours passionné, car ce n’est pas dans le développement paisible et harmonieux de nos forces et de nos capacités naturelles que se révèle le sens effectif de la vie et du monde, mais chaque fois, au premier chef, dans une passion qui nous captive. Nous pouvons donc formuler en définitive notre humanisme comme une lutte contre la parole facile, contre le confort et le sybaritisme spirituel, pour la grandeur, pour le courage de la tension, de la passion et de la souffrance. La culture est un travail, elle est ascèse.
28Si j’ai envie de parler à propos des penseurs de l’Autre Francophonie d’un humanisme européen revisité, c’est parce qu’on est frappé d’une certaine vision que ces autres Européens ont de la vie. Ils sont témoins et acteurs de l’histoire européenne. Après la chute du communisme, ces témoignages, cette sensibilité différente, cet humanisme, intéressent de plus en plus en France le milieu averti.
29Prenons par exemple l’introduction à l’essai de Jacques Dewitte intitulé : Kołakowski, le clivage de l’humanité, auquel j’ai fait allusion et qui en rend parfaitement compte (Dewitte, 2011) :
En lisant et fréquentant des personnes issues de l’Autre Europe – les Tchèques ou les Polonais – on découvrait une autre attitude. La culture n’était pas pour eux un poids à liquider, mais une richesse qui nourrit, un bien fragile et vulnérable. Elle devait être préservée et cultivée contre les forces qui la menacent. Cela allait de pair avec une tout autre idée de la liberté. Non pas une liberté en opposition radicale contre la culture, contre la langue héritée, contre les formes héritées, mais une liberté faisant fond sur elles. De même pour l’histoire : elle n’était pas un ennuyeux pensum à mémoriser ni un héritage encombrant à effacer, mais une ressource pour comprendre d’où on venait et pour savoir où l’on veut aller. De cette Autre Europe venait aussi l’idée – l’expérience – que l’Europe elle-même comme civilisation était quelque chose de fragile, de contingent, de menacé, quelque chose qui devrait être défendu, pour quoi on devait se battre, mais aussi quelque chose qui n’était nullement évident et qui appelait un approfondissement intellectuel. C’était la voix de l’humanisme d’Europe centrale qui se faisait entendre.
Europe médiane et France : affinités électives
31L’Autre Francophonie peut être vue en effet comme la conséquence des affinités entre la culture française et celle de l’Europe médiane. Tony Judt, historien britannique qui s’intéresse beaucoup à l’Europe médiane, dans son livre sur l’histoire de l’Europe après la guerre (Judt, 2007), insiste sur l’importance de Paris dans la continuité du débat européen après 1945 ; ce débat étant absent en Allemagne, au Royaume-Uni et en Autriche pendant longtemps. Même si l’on peut aussi parler d’une certaine déception en raison de l’atmosphère qui règne à Paris juste après la guerre et qui oblige un Milosz à s’installer à contrecœur plutôt aux États-Unis qu’en France, il y a des continuités culturelles françaises qui rendent cet univers familier et attirant pour ceux que j’appelle les penseurs de l’Autre francophonie.
32Ce texte de Jozef Czapski, publié dans le volume Tumultes et spectres, montre bien la différence entre le Paris qu’il a connu dans l’entre-deux-guerres et celui qu’il redécouvre en 1945. Et pourtant il y reste et défend jusqu’à la fin de sa vie la France, sa deuxième patrie (Czapski, 1991) :
La France est l’un des membres essentiels de l’Europe dont nous faisons partie. Nous ne pouvons pas avoir vis-à-vis de la France une attitude proche de celle qu’avaient des barbares germains au xe siècle face aux Romains, mais nous devons nous comporter comme les défenseurs d’une civilisation commune […]
Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir
Nous vivons en terre de France, il dépend de nous aussi que ce vieux pays soit une tombe ou un trésor.
34Personne n’a oublié en Europe médiane que la France a gardé une certaine capacité de sauvegarder sa culture en tant que bien spirituel et non pas en tant que simple bien de consommation ou loisir. Cette opposition entre ce que les Anglo-saxons appellent beautiful thinking/useful thinking, entre la pensée esthétisante et des cultures plus pragmatiques, est une des spécificités françaises ou latines que les élites d’Europe médiane connaissent et apprécient.
35Prenons pour exemple l’éloge de la lenteur aussi bien chez Kundera, qui lui a consacré un roman intitulé précisément La lenteur, que chez Milosz qui, dans Une Autre Europe, l’exprime ouvertement (Milosz, 1994) :
[…] si la vertu consiste à savoir construire avec patience son paysage pendant des siècles, à s’affairer autour de ses vignobles, à sculpter les armoires Louis XIII et Louis XV (dans un travail sceptique et expérimenté qui rend l’effort plus supportable en faisant des pauses pour discuter autour d’un verre de vin), ou bien dans un élan de volonté d‘être capable de construire très rapidement St Petersbourg sur les marécages de la Neva et faire partir les fusées interplanétaires des steppes. Tout dépend de la conception que l’homme se fait de sa place dans le monde.
37Confronté à la destruction des paysages, au nonrespect des traditions architecturales et du mode de vie, ces humanistes sont particulièrement attachés et sensibles à ce que j’appelle volontiers la latinité de l’Est, exprimée de manière différente par Gombrowicz, Matvejevitch, Milosz, Kundera, Czapski, Kołakowski [4].
38Il s’agit là d’une esthétique ordonnée, que le croate Predrag Matvejevitch (1992), auteur du Bréviaire méditerranéen, a si bien résumée :
Il est possible, indépendamment du lieu où l’on est né et où l’on vit, de devenir Méditerranéen. La méditerranéitée ne s’hérite pas, elle s’acquiert. C’est une distinction, non un avantage. Il n’est pas question seulement d’histoire ou de tradition, de géographie ou de racines, de mémoire ou de croyances : la Méditerranée est aussi un destin.
40Un texte de Gombrowicz reprend la même idée, dans un texte moins connu de l’écrivain, paru en 1944 en Argentine mais publié en Pologne par l’hebdomadaire cracovien Tygodnik Powszechny, mais seulement en février 1996 sous le titre « La Pologne et le monde latin ». En exil en Argentine à l’époque, Gombrowicz a essayé d’expliquer à ses lecteurs, exotiques pour lui, les liens entre la mentalité de son peuple et le monde dans lequel le destin l’a placé. Mais cette argumentation est intéressante en soi, car elle montre un aspect moins connu en France des cultures dites de l’Est de l’Europe qu’est leur penchant pour la latinité occidentale et leur volonté d’accentuer leur grande différence par rapport à la culture de l’Orient européen vis-à-vis duquel elles nourrissent une méfiance, d’autant plus grande qu’elles en subissent une forte influence, pas toujours souhaitée. À titre anecdotique mais pas tout à fait, a été publié un livre en Pologne intitulé La Pologne est-elle au bord de la Méditerranée ? (Kusek et Sanetra-Szeliga, 2012) dont les auteurs veulent démontrer le tropisme de la culture polonaise avec les cultures du bassin méditerranéen. Toute l’écriture d’Adam Wodnicki, entièrement consacrée à la Provence, est un autre exemple de cette Autre Francophonie qui mériterait d’être davantage connue.
41Un autre élément des affinités électives, c’est une certaine stabilité de l’histoire française (malgré les ruptures révolutionnaires) qui a permis a sa culture une merveilleuse continuité de mœurs que d’autres nations, et notamment celles de l’Europe médiane, n’ont pas eu la chance de vivre de la sorte. Cela lui confère un conservatisme de mœurs, une mentalité attentive à la transmission et moins à l’aventure, certes, mais surtout cela ouvre la possibilité d’une réflexion sur l’enracinement et la tradition. Les écrivains et penseurs de l’Autre Francophonie y sont sensibles. Une de ces paroles faciles que voulait combattre notamment Patočka par la culture et qui circule en Europe d’aujourd’hui est l’exaltation du nomadisme prétendument moderne et le refus de l’enracinement vu comme rétrograde. La pensée de Barbara Skarga est à cet égard très précieuse elle aussi. La philosophe a connu le déracinement dû à l’exil forcé et au déplacement. Elle met en garde contre le sentiment généré par la perte de la maison natale qui est pour elle une cicatrice (Skarga, 2012) :
Il y a encore une autre sorte de perte dont la cicatrice guérit difficilement. C’est la perte de sa maison, l’exil.
43Elle cite Heidegger (dont elle ne partage pas par ailleurs tous les points de vue) pour évoquer l’importance de la maison :
La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan [5], l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter
45Et elle poursuit (Ibid.) :
Quant à l’exil, ce n’est pas seulement un fait socio-politique brutal. Ce n’est pas uniquement une expropriation. C’est une violence faite à mon être et à ma capacité de me construire. C’est me condamner à me perdre dans ce qui m’est étranger et ce que je ne suis pas en état de comprendre. On parle alors de coupure d’avec ses racines, et cette tournure métaphorique contient de l’amertume. Car la maison, comme je l’ai déjà écrit, n’est pas simplement un bâtiment mais un lieu où on grandit, c’est la terre sur laquelle naît mon Moi dans toutes ses dimensions. C’est là que j’apprends à être moi-même.
47Elle reprend là Hannah Arendt (Ibid.) : « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres. »
48Cette sensibilité particulière aux racines perdues, à la maison natale détruite, aux déplacements imposés, à la nécessité de reconstruire sa vie nouvelle, est une expérience dont de nombreux penseurs de l’Autre Europe témoignent. Ces écrits sonnent avec une étonnante actualité.
49Le dernier roman de la Bulgare Rouja Lazarova s’inscrit dans l’univers de l’Autre Francophonie car il est écrit directement en français avec une sensibilité qui lui est propre, issue des expériences de l’Europe médiane et de sa vie française. Le roman s’appelle Le muscle du silence et montre cette expérience d’autocontrôle permanent dû à l’absence de confiance dans son entourage. En Bulgarie sous le régime communiste, décrit-elle, ce muscle était activé en permanence.
50Une certaine brutalité des rapports humains où tout est vu comme combat et qui provoque un certain déficit de confiance, voilà clairement un des héritages du système communiste. Apprendre la confiance dans la vie sociale et être capable d’une convivialité désintéressée est un défi pour l’Autre Europe, ambitieuse mais souvent méfiante. Le contact avec un pays où la culture des réseaux de confiance et une vie sociale fondée sur une convivialité complexe et très développée intéresse visiblement ces écrivains.
51Ceux qui choisissent d’écrire en français, comme le fait Brina Svit, cette écrivain slovène de l’Autre Francophonie, le font parfois aussi pour pouvoir exprimer plus librement ce qui selon eux ne se laisse pas dire dans la langue maternelle. Elle considère la langue française comme une langue mûre pour exprimer la complexité des rapports psychologiques et plus particulièrement familiaux. Il est difficile de savoir si c’est la condition d’exilé qui le permet, le changement de langue ou le « génie » propre au français mais le fait est là – cette littérature produite par les exilés d’Europe médiane donne un accès spécifique à une intériorité souvent occultée d’une autre partie de l’Europe :
[E]t je pense au visage, au mien. Je me dis qu’il a certainement changé. Il a changé depuis que je suis à Torre. Il y a une phrase que j’ai recopiée dans mon dernier cahier. Elle dit qu’« écrire, c’est se montrer, se faire voir, faire apparaître son propre visage auprès de l’autre ». Si je suis en train d’écrire en français, ca doit être aussi parce que je veux montrer mon vrai visage, celui d’aujourd’hui, celui qui a changé, qui est peut-être en train de changer cette nuit. J’ai envie de descendre et d’aller le vérifier dans un miroir. Puis je me dis que non, ca ne se voit pas dans un miroir. Ça se dépose dans l’écriture.
53Ou plus exactement : dans l’écriture de l’Autre Francophonie.
Notes
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[1]
Né en 1896 dans la famille aristocratique des Hutten-Czapski il a passé son enfance dans la maison familiale de Przyluki, actuellement en Biélorussie soviétique. En 1947, il s’installe à Maisons-Laffitte où il décède en 1993. Sur Katyn, on peut lire du même auteur Terre inhumaine (Paris, éditions Self, 1949).
-
[2]
Ce concept, de plus en plus souvent utilisé dans le milieu académique français, tend à remplacer celui d’Europe centrale, considéré comme trop restrictif. Un GDR « Connaissance de l’Europe médiane » regroupant de nombreux chercheurs de plusieurs domaines (histoire, géographie, sciences politiques, sciences sociales, lettres et communication), mis en place en 2013 par Antoine Marès, contribue à la propagation de cette notion introduite en France par Fernand Braudel.
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[3]
Fragments d’un article de presse de 1820 « Orzel Bialy » en Pologne, cité par Jerzy Jedlicki, « Polskie nurty ideowe lat 1790-1863 wobec cywilizacji zachodu », in Stefanowska, Z. (dir.), Swojskosc i cudzoziemszczyznaw dziejach kultury polskiej, Varsovie, PWN, 1973, p. 197.
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[4]
« Il a dit un jour qu’il se sentait le plus chez lui à Paris, il n’est ni Américain, comme il n’est pas devenu Anglais. Il serait plus juste de l’appeler le dernier citoyen de la République des Lettres du xxe siècle » (Tony Judt, « Proroctwo », in Leszek Kolakowski, « Madrosc prawdziwa », Zeszyty Literacki, vol. 1, 2012 [en polonais]).
-
[5]
Mot vieux-haut-allemand (aujourd’hui bauen, comme dans Bauhaus) signifiant à l’époque « habiter », et aujourd’hui « bâtir ».