CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La francophonie choisie d’Europe médiane pourrait, selon une optique qui ne s’en tiendrait qu’aux faits empiriques, apparaître comme reproduisant un parcours classique au sein de cette communauté. Cheng, Mabanckou, Kundera : tous trois partent de leur terre d’origine pour parvenir en France et publient leurs ouvrages dans cette langue. Ainsi, cette francophonie ne constituerait pas une particularité. De plus, si l’on rejoint le constat de Robert Jouanny (2000) – « autant d’écrivains, autant de cas » –, il paraît vain de vouloir les étudier conjointement. Leurs poétiques sont, en effet, fort diverses : qu’ont en commun les aphorismes de Cioran et les longs romans de Virgil Gheorghiu ?

2Cependant, l’habitation de la réalité ne peut se résumer à l’accumulation de faits empiriques ; pour qualifier les « singularités francophones », le recours à l’observation du « tissu sémantique » (Berger et Luckmann, 2014) qui relie le sujet à cette aire linguistique est nécessaire. La langue, objet de transmission de son vécu, est pour l’écrivain francophone un constant sujet de réflexions. Par l’étude de la « surconscience linguistique » (Gauvin, s.d.), moment où l’auteur revient sur sa pratique langagière, émergent les différents imaginaires qui peuplent cette aire linguistique. Si la diversité d’origines des signataires du manifeste « Pour une littérature monde en français » (Le Bris, Rouaud et Almassy, 2007) présente, de fait, une unité francophone, nous affirmons que ce constat dissimule divers « imaginaires de la langue » (Glissant, 2010) qui guident vers cette réalité.

3Si la cohabitation culturelle est une potentialité, elle nécessite l’étude de son « patrimoine commun » (Wolton, 2006). Celui-ci se compose de faits objectifs qui sont à chaque fois sédimentés d’une manière particulière par le sujet. Notre article se propose de mettre en lumière la perspective singulière de la francophonie choisie d’Europe médiane et de montrer comment celle-ci constitue un métarécit particulier qui nourrit la « francosphère » (Ibid.).

Le choix de la France : la langue de l’exil

4La première caractéristique de cette « voix inaudible » (Nowicki, 2015) repose sur la dimension exilique de ce groupement d’auteurs. En effet, leur choix de la France se produit en rupture avec la terre d’origine. Dans le cadre de ce corpus, le mouvement vers l’aire culturelle francophone n’apparaît pas comme voyage, tant la terre de départ semble abandonnée puisque devenue le lieu de la folie. A. Marès (1994) note : « La France représente pour la plupart de ces exilés la liberté, comme concept moral et philosophique. En quittant leur pays, les exilés ne sont pas à l’étranger. Au contraire, ils laissent derrière eux leur pays devenu étranger. » Le choix du ralliement à l’univers français se fait en fonction de l’optique de la brisure, la France représente l’unique opportunité de retrouver son foyer. C’est ainsi que l’on peut comprendre, sous l’égide de la lecture qu’en fait Guérin (2012), le parcours de Ionesco en France. Les journaux exiliques de celui-ci sont consacrés à mettre en valeur son appartenance à la communauté française en totale opposition avec la terre roumaine représentante de la rhinocérisation. Ainsi, se dégage dans l’œuvre française de celui qui, en Roumanie, ne faisait qu’aspirer à devenir un écrivain français une dialectique évidente du « eux » et du « nous ». Celle-ci vient nourrir un « sentiment de communauté » (Hoggart, 1970) ; les auteurs décrivent leur arrivée en France comme la redécouverte d’un foyer spirituel. Ionesco dépeint la Roumanie comme terre des rhinocéros, c’est-à-dire le lieu de l’a-communication où les idéologies « sont aussi des barricades entre l’homme et l’homme qu’elles déshumanisent, et rendent impossible l’amitié malgré tout des hommes entre eux » (Ionesco, 1966). À l’inverse, la France n’est pas décrite comme terre étrangère, mais comme lieu d’une possible salvation. Ionesco (1968), relisant son enfermement roumain, vingt ans après son arrivée en France, s’exclame : « Vivrai-je l’année prochaine ? Libre ou en prison ? Toujours ici serai-je, toujours ici ? » Choisir la langue française devient alors synonyme du choix d’une langue-refuge contre « le carnaval totalitaire » (Manea, 2013). Cet idiome représente, dès lors, non plus un ancien oppresseur, mais la seule salvation possible face à la langue de bois totalitaire (Dewitte, 2010). Pour ces auteurs, le choix de la langue française représente une « dissidence esthétique » (Nowicki, 2010), c’est-à-dire qu’elle incarne la non-alignation sur le système soviétique et ses valeurs idéologiques.

5En outre, leur exil n’est pas récité dans une passivité, dans un atomisme individuel eu égard au régime soviétique, mais il est relaté comme un acte affirmateur. Rejoindre l’univers francophone, pour ces auteurs, revient à défendre son statut d’homme, à refuser de conduire une « bios abios » (Gheorghiu, 1995). Comme le remarque Nouss (2015), « aucune passivité dans l’exiliance, elle ne marque ni un manque ni une perte mais affirme un ethos ». Cet ethos se concrétise dans la sélection des figures tutélaires sous lesquels les auteurs expriment leur ralliement à l’univers français. La présentation de soi au public français se fait selon le choix de deux types de figures mythiques qui nourrissent leur passage : celles de l’exil antique et les classiques de la littérature française.

6Le premier mouvement permet de conférer une structure légitimante à leur départ, le second univers de référence offre l’occasion aux auteurs de dépeindre la langue culturelle qu’ils souhaitent rejoindre. Les figures antiques de l’exil peuplent leurs récits, qu’ils soient réels comme Ovide (Horia, 1960) ou mythologiques. Les auteurs se réapproprient ces figures afin de conférer une sémantique singulière à leur exil. Ainsi, la figure d’Ulysse subit une déviation sémantique. Mircea Eliade, exilé anglophone d’Europe médiane, décrit ce mythe comme « voyage vers le centre, vers Ithaque, c’est-à-dire vers soi-même » (Eliade, 1985, cité par Vanhese, 2007). Le sens que ces francophones attribuent à leur exil n’est pas celui d’un voyage, mais bien plus celui de retrouvailles. Leur Ithaque ne se situe pas dans un « chez soi » biographique, déterminé dès la naissance, mais dans une patrie qu’ils se sont eux-mêmes choisis. Ainsi, la frontière, si elle conserve son statut de séparation, ne le fait pas d’un point de vue culturel, mais sépare l’auteur de sa destinée. Wojciech Karpinski (2005) analyse l’exil des Polonais sous la seconde moitié du xxe siècle selon la figure de Prométhée : s’exiler en France ce n’est plus voyager, mais accéder à un chez-soi.

7Ce mythe s’intensifie par la présence de nombreuses références culturelles renvoyant à la France comme foyer de l’Europe, voire du monde. Todorov (1989) affirme : « À prendre connaissance de la seule tradition française – tâche tout de même à l’échelle humaine – on disposerait d’un échantillon significatif de l’histoire européenne (la nôtre, la mienne), prise dans son ensemble. » Rejoindre la France ne consiste pas en l’accession à une terre étrangère, mais à un foyer culturel dont les auteurs font déjà part avant même que de partir. Le « eux » de la pensée idéologique soviétique constitue une menace, que les auteurs combattent en choisissant de se réfugier en France. Le parcours de l’exil est alors vécu dans la linéarité en vue de réaliser son accession à l’univers francophone, contre l’univers circulaire de la pensée idéologique qui présente un monde où tout équivaut au même.

8

Dès l’âge de cinq ans, j’avais appris à aimer la France comme on aime un parent lointain, brillant, rayonnant de bonté. À quatorze ans, Balzac avait pour moi la nourriture épaisse et riche qui fortifie et fait grandir l’âme adolescente ; j’étais engloutie par cette œuvre monumentale. […] C’est tout cela que je voulais retrouver au consulat de France à Innsbruck.
(Arnothy, 1955)

9Dans le récit autobiographique de son cheminement vers la France, Christine Arnothymet en évidence le fait que, dès l’enfance, la France est synonyme de culture. L’amour de la France que doit réaliser le passage de la frontière se nourrit d’un sentiment de fraternité. Ce lien est accru du fait d’un rappel de l’européanité de leurs territoires de naissance. Le célèbre appel de Kundera « Un occident kidnappé » (1983) ne fait que rappeler cette ligature de l’Europe médiane à la France. Ce n’est pas l’étranger qu’ils veulent rejoindre mais, pour les artistes de l’Europe cadette (Nowicki, 2000), leur grande sœur. Non pas Une Autre Europe (Milosz, 1962) mais, comme aurait du être traduit le livre de Milosz, l’Europe familière. L’imaginaire qui guide les auteurs vers la France n’est donc pas celui de la littérature voyageuse, mais semble être celui du retour à la patrie. Choisir la France, c’est s’engager dans une trame éthique singulière.

10Cet engagement singulier se perçoit notamment par les références littéraires que font les auteurs. Selon Kundera, partir c’est accéder à la patrie de Rabelais et de Diderot (Maixent, 1998), mais c’est également rejoindre l’univers à partir duquel on a appris à aimer. « Le sexe ? Je l’avais appris dans les romans. Depuis l’âge de huit ans, je lisais tout ce que je pouvais prendre dans notre impressionnante bibliothèque. » (Arnothy, 2008) Rejoindre cet univers linguistique revient pour ces auteurs à gagner un territoire qu’ils ont déjà parcouru lors de leurs lectures. Comme l’affirme Danilo Kis, ils n’arrivent pas en France comme des étrangers, mais « comme quelqu’un qui se rend en pèlerinage dans les paysages intimes de son propre rêve » (cité par Casanova, 1999). La particularité de cette accession, médiée par une bibliothèque classique, génère un « imaginaire représentatif » (Amalric, 2012) singulier de la France. Comme le dit Anna, personnage principal du roman de Tsepeneag (2012), Paris est une ville où l’on ne « meurt pas du cancer ». Lorsqu’elle rêve la vie de ses parents à Paris, elle est incapable de leur trouver une occupation. « Ce qu’ils faisaient ? Rien. Ils s’amusaient. » Paris est la ville où l’on se prélasse, où la fête et la beauté sont le quotidien. Le Français est lui-même considéré comme héritier de cette culture et il se doit d’en être le représentant. « Lorsqu’on regarde un boulevard parisien […], on croirait que même les lèvres d’un boucher murmurent un vers de Baudelaire » ; ce propos de Cioran (1991) affirme que l’accession à la France est, avant tout, accession à un lieu de la beauté et de l’intellectualisme.

11Cependant, en même temps qu’ils dépeignent un imaginaire français, ces discours constituent une demande de reconnaissance [1], il faut percevoir ceux-ci dans leur dimension d’adresse au public français. Le visage qu’ils présentent n’est pas celui de l’auteur réel, mais toujours le visage d’un auteur se présentant pour autrui. Ces récits exiliques sont des récits « constituants » ayant pour but de fonder une « paratopie [2] » singulière. Ainsi, ils présentent un visage singulier de l’auteur comme « héros de la liberté » (Kertesz, 2010). Par la configuration littéraire de leur parcours, les auteurs construisent une scène communicationnelle où ils mettent en œuvre des références qu’ils partagent avec le locuteur français ; par ce procédé, ils invitent à une réception particulière puisque fondée sur un imaginaire qu’ils construisent et dont ils se veulent héritiers. Réciter son exil, c’est décrire le « monde » à partir duquel l’on souhaite être jugé.

Changer de langue : changer de coordonnées identitaires

12Kundera (2012a) énonce une phrase énigmatique lorsqu’il évoque son choix de la France. « Chacun porte en soi l’endroit de son exil possible : moi la France, eux l’Amérique du Nord. » Le visage discursif des auteurs s’ancre sur un ethos singulier nourri de ce choix de la France. L’optique compréhensive [3] de l’exil permet de voir comment se justifie, dans les discours, celui-ci et ainsi d’accéder à l’intrigue de vie des auteurs. En s’intéressant à l’acte de configuration[4] de l’exil vers la France, nous sommes en mesure d’accéder aux mutations individuelles générées par l’inclusion au sein de l’univers linguistique francophone.

13Les réflexions de Cioran, sur le moment de stase que représente le passage d’une langue à l’autre, nous informent sur la représentation que les auteurs font de leur passage en francophonie.

14

Après avoir fréquenté des idiomes dont la plasticité lui donnait l’illusion d’un pouvoir sans limites, l’étranger débridé […] s’il aborde le français avec timidité, n’y voit pas moins un instrument de salut, une ascèse une thérapeutique. À le pratiquer, il se guérit de son passé, apprend à sacrifier tout un fond d’obscurités auquel il était attaché, se simplifie, devient autre, se désiste de ses extravagances, surmonte ses anciens troubles, s’accommode de plus en plus du bon sens, et de la raison.
(Cioran, 1995)

15Accéder à l’univers linguistique français, selon Cioran, c’est obtenir la possibilité de rompre avec son passé pour s’orienter dans une nouvelle trame éthique. Ainsi, devenir locuteur francophone consiste également en la possibilité de devenir « co-auteur de sa vie quant au sens » (Ricœur, 2015). Le passage en langue française est déterminé par les auteurs comme un seuil biographique. Intégrer cette aire linguistique ce n’est pas seulement accéder à une langue véhicule, mais c’est accéder à une langue culturelle (Cheng, 2013). Cet ethos se nourrit de cette idée de la France comme héritière de la rationalité cartésienne et de la beauté, qui se résume dans les mots d’esprit de Mme Deffand. Celui qui faisait partie de la « bande de désespérés des Balkans » (Cioran, 2009) vit son passage en francophonie comme une réelle rupture identitaire. À l’école francophone, celui-ci a appris à abandonner ses folies, que la langue française, trop rationnelle, ne pouvait tolérer. En 1947, il envoie une lettre à son frère Relu où il affirme : « Je ne suis plus la même personne. » (Cioran, 2009)

16L’imaginaire qui guide les auteurs sur l’appartenance à la francophonie n’est pas celui de la France réelle, mais de la France littéraire. La présence constante dans le corpus de ces auteurs de ce choix permet d’expliquer la relation qu’ils entretiennent avec cette aire linguistique. « La France, moi, je l’ai choisie, ce n’est tout de même pas pareil que d’y être simplement né, elle ne doit pas me décevoir, j’ai soif et faim de sa lumière, de sa beauté, de son intelligence, sinon, je meurs d’inanition. » (Almassy, s.d.) Si le bilinguisme littéraire entraîne nombre d’interrogations pour le sujet qui en est la proie, qui peut s’affirmer dans cette angoisse d’un public que l’on ne trouve jamais et la frustration d’habiter constamment « l’antichambre de la littérature française » (Tsepeneag, 1984), il permet également au sujet francophone de se réfléchir. Le choix de s’exprimer non dans la langue originaire, mais dans la langue de la « passion » (Kundera, interview accordée au Journal de Genève, 18 janv. 1998) permet de se détacher de ses habitudes, et ainsi de percevoir la réalité d’une manière différente : puisqu’admis dans aucune communauté, l’auteur apprend, en français, « les vertiges de l’exil » (Cioran, 1995). À l’inverse de Mabanckou (2011) qui écrit en français puisqu’il « l’a trouvé chez [lui] en parfait état », les auteurs de cette autre francophonie font du passage dans cette langue adoptive un nœud identitaire. Choisir d’écrire en français consiste à changer de perspective. « Changer de langue, c’est aussi changer de film. » (Svit, 2003) Par le choix d’une nouvelle langue, l’auteur recrée sa mythographie personnelle et pénètre dans le monde de l’intranquillité (Delbart, 2005).

17

Par comparaison, j’avais appris ma langue maternelle dans une position de toute-puissance, tous les mots me parlaient et tous les mots parlaient de moi. Mon être en langue hongroise possédait la fatalité rassurante d’un fait inéluctable, mon être français la fatalité inquiétante d’un fait accidentel, hasardeux, aléatoire.
(Almassy, 2006)

18La suspension de son regard, la sur-vigilance linguistique, n’est pas le propre de cette francophonie, mais la prise en considération du choix de cet idiome permet de dessiner les contours d’une autre voix francophone. Le récit de son ralliement à la langue française se fait sous l’intrigue de la liberté et la volonté de s’assimiler (Casanova, 1999) à la société française génère un « writing-in [5] ».

19Si l’espace francophone est constamment agité par la figure camusienne de « l’homme révolté », il faut s’intéresser aux différentes manières de dire « non » en français. Pour Assia Djebar [6], par exemple, dire « non » consiste à réussir à se créer un espace au sein de la langue de l’ancien oppresseur ; pour les francophones choisis, dire « non » en français revient à affirmer un ethos qui s’oppose à la langue morte du soviétisme. Selon eux, accéder à la langue française offre l’opportunité d’appartenir au « grand contexte » (Kundera, 2012b) de la littérature-monde. S’il s’agit d’une opportunité éditoriale, elle est également communicationnelle puisqu’elle permet de se détacher d’un ancrage territorial, pour devenir habitant d’une langue parlée sur cinq continents. Leur portrait exilique, constant rechampissage de soi, permet de faire du « non-lieu de l’exil » (Nouss, 2015) une opportunité ; par le récit de leur exil francophone, ils disposent de la possibilité de refonder leur identité non pas sur un « nom [7] » ni sur un ancrage national, mais sur une langue projective.

20Brina Svit, signataire du manifeste Pour une littérature-monde en français, ne cesse de réfléchir ce bilinguisme permanent et le questionnement identitaire. Selon elle, l’opportunité d’écrire dans la langue française réside dans la possibilité de se réinventer, de ne plus être soumis aux automatismes de la pensée en langue maternelle. Elle affirme l’avantage de ce renoncement à une identité conférée dès la naissance, pour choisir une identité. « Je suis également celle que je veux être, un visage que je me choisis. » (Svit, 2013) C’est ainsi que la francophonie choisie est également une littérature-voyageuse. Ce voyage n’est pas forcément voyage physique, mais imaginaire, puisqu’en rejoignant une langue, on rejoint un héritage. Cependant il n’est pas intégral, ce n’est pas celui d’un sujet façonné par celui-ci, mais celui d’un sujet qui dispose toujours d’un droit d’inventaire. Le choix de la langue française n’est pas reterritorialisation dans un cercle communautaire, mais force projective d’une rencontre toujours possible. Ainsi, ces écrivains partagent le destin des autres francophones : ne pas être attachés à un centre, mais disposer d’un statut « d’extracommunautaire » (Svit, 2003). Cependant, ce statut est vécu d’une manière singulière, puisque toujours orienté vers le « nous » qu’incarne la communauté francophone et l’importance constitutive du choix de s’exprimer en français.

21Ainsi, pour revenir sur les propos de Dominique Wolton et d’une possible « francosphère » qui, pour s’établir, doit dépasser les seules institutions, le recours à l’étude de la francophonie choisie d’Europe médiane permet d’écouter frémir une nouvelle voix de cet ensemble culturel où la France n’est plus perçue comme l’oppresseur, mais comme une possible salvation. Aussi, la francosphère ne pourra exister que si l’on prend en compte les différents imaginaires qui relient le sujet à celle-ci. Si elle est une chance pour le sujet lorsque la langue de son territoire originaire devient, de plus en plus, une « langue de bois » ; elle nécessite de ne jamais sombrer dans le brouhaha lyrique. Or, ce constat optimiste nécessite d’être nuancé : la francophonie si elle ne se base que sur un centre « essoufflé » saura-t-elle encore agir comme un refuge contre l’uniformité, le non-dit, la perte de la parole ? Peut-être que la francophonie choisie d’Europe médiane ne peut que se réjouir de ce nouvel élan francophone qui, gageons-le, sera capable de préserver la langue française d’un mutisme. Toutefois, la francophonie doit écouter cette voix venue d’Europe médiane : prenez-garde à ne pas faire de la langue française une langue de bois, sinon où trouverons-nous refuge ? Si elle ne prend pas en compte cet appel, la francophonie et l’aire linguistique romane, qui célébreront leur importance en 2050, seront condamnées à ne produire qu’une « fête de l’insignifiance » (Kundera, 2014).

Notes

  • [1]
    Voir notamment l’analyse que fait Chirila (2012) des récits de l’imaginaire français contenus au sein des œuvres de Dai Sije et d’André Makine.
  • [2]
    « Tout écrivain s’inscrit dans une tribu d’élection, celle des écrivains passés ou contemporains, connus personnellement ou non, qu’il place dans son panthéon personnel et dont le mode de vie et les œuvres lui permettent de légitimer sa propre énonciation. Cette communauté spirituelle qui se joue de l’espace et du temps associe des noms dans une configuration dont la singularité ne fait qu’une avec la revendication esthétique de l’auteur. » (Maigueneau, 2004)
  • [3]
    « Dans une perspective compréhensive (qui ne serait subjectiviste, soit dit en passant, qu’à condition de s’exonérer de toute comparaison entre les différentes expériences, et de toute tentative pour dégager la structuration de l’espace des possibles telle qu’elle s’offre aux acteurs), ce récit fait partie de la matière même de l’investigation : non pas seulement ce qui permet de comprendre, mais aussi ce qui doit être compris. » (Heinich, 2010)
  • [4]
    « En conséquence, un événement est plus qu’une simple occurrence singulière. Il reçoit sa définition de sa contribution au développement de l’intrigue. Une histoire, d’autre part, doit être plus qu’une énumération d’événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible, de telle sorte qu’on puisse toujours demander ce qu’est le “thème” de l’histoire. Bref, la mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration. » (Ricœur, 1991)
  • [5]
    Véronique Porra (2007) parle d’un « writing-in » pour caractériser le rapport qu’entretient cette francophonie à l’égard de la langue française.
  • [6]
    « J’avais, pardonnez-moi cette métaphore, à me saisir de cette langue française entrée en Algérie avec les envahisseurs de 1830, et à l’essorer, à la secouer devant moi de toute sa poussière compromettante… » (Djebbar, 2000)
  • [7]
    Voir par exemple Gombrowicz : « Quand j’écris, je ne suis ni chinois ni polonais, je ne suis pas un écrivain émigré ou non-émigré, je suis tout simplement Gombrowicz, qui s’exprime comme il peut, voyez-vous ? »
Français

Cet article se propose de faire apparaître l’imaginaire de la langue que nourrit la francophonie choisie d’Europe médiane. Cet imaginaire est marqué par l’adhésion à cette langue au travers d’un parcours exilique fait à l’encontre du régime soviétique. La langue française agit alors comme un refuge face à langue totalitaire. En outre, en même temps que cette langue agit comme un « foyer culturel », elle est également un principe de modulation identitaire pour les auteurs qui en font le choix. Ainsi, notre propos consiste à étudier la représentation que les auteurs donnent de cette langue et la façon dont celle-ci doit être intégrée au sein des discours francophones afin de faire émerger une possible « francosphère ».

Mots-clés

  • francophonie
  • exil
  • identité
  • Europe médiane

Références bibliographiques

  • Almassy, E., « C.V. ou Portrait de l’artiste en Vermeer », site personnel de l’auteur. En ligne sur : <eva.almassy.free.fr/evaalmassy/Page_7x.html>, consulté le 15 juin 2016.
  • Almassy, E., « En hongrois, exil se dit szamüzetés », in Hemon, (dir.), De la mémoire du réel, à la mémoire de la langue. Réel, fiction, langage, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2006.
  • En ligneAmalric, J.-L., « L’imagination poético-pratique dans l’identité narrative », Études ricœuriennes/Ricœur Studies, vol. 3, n° 2, 2012, p. 110-127.
  • Arnothy, C., J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir, Paris, Le Livre de Poche, 1955.
  • Arnothy, C., Les Années cannibales, autobiographie, Paris, Fayard, 2008.
  • Berger, P. et Luckmann, T., La Construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2014.
  • Casanova, P., La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
  • Cheng, F., Défense et illustration de la langue française, Paris, Gallimard, 2013.
  • Chirila, I. D., La République réinventée : littératures transculturelles dans la France contemporaine, Durham, Duke University Press, 2012.
  • Cioran, E., Solitude et Destin, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1991.
  • Cioran, E., La Tentation d’exister, in Cioran, E., Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1995.
  • Cioran, E., « Mon pays », Cahier de l’Herne Cioran, Paris, L’Herne, 2009.
  • Delbart, A.-R., Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivain venus d’ailleurs (1919-2000), Limoges, Pulim, 2005.
  • Djebbar, A., « Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité », discours prononcé pour la remise du prix de la Paix, oct. 2000.
  • En ligneDewitte, J., « La lignification de la langue », Hermès, n° 58, 2010, p. 47-54.
  • Eliade, M., L’Épreuve du labyrinthe, Paris, Belfond, 1985.
  • Gauvin, L., « Écrire en français : le choix linguistique », L’Écrivain dans l’espace francophone, SGDL [en ligne], s.d. En ligne sur : <www.sgdl.org/culturel/ressources/2013-09-19-14-05-31/276-l-ecrivain-dans-l-espace-francophone/2385-ecrire-en-francais-le-choix-linguistique>, consulté le 12/06/2016.
  • Gheorghiu, V., L’Épreuve de la liberté, Paris, éditions du Rocher, 1995.
  • Glissant, E., L’Imaginaire des langues : entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010.
  • Gombrowicz, W., « Quand j’écris, je ne suis ni chinois ni polonais… », entretien avec Tadeusz Nowakowski, La Règle du jeu, n° 3, 1991. En ligne sur : <laregledujeu.org/2013/07/22/13811/gombrowicz-quand-j’ecris-je-ne-suis-ni-chinois-ni-polonais…/>, consulté le 15/06/2016.
  • Guérin, J., « La France », Dictionnaire Ionesco, Paris, Honoré Champion, 2012.
  • En ligneHeinich, N., « Pour en finir avec l’“illusion biographique” », L’Homme, n° 195-196, 2010, p. 421-430.
  • Hoggart, R., La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
  • Horia, V., Dieu est né en exil, Paris, Fayard, 1960.
  • Ionesco, E., Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1966.
  • Ionesco, E., Présent passé, passé présent, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1968.
  • Jouanny, R., Singularités francophones. Choisir d’écrire en français, Paris, Presses universitaires de France, 2000.
  • En ligneKarpinski, W., « Prométhée polonais », Communications, n° 78, 2005, p. 139-149.
  • Kertesz, I., Journal de galère, Arles, Actes Sud, 2010.
  • En ligneKundera, M., « Un occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, vol. 5, n° 27, 1983, p. 3-23.
  • Kundera, M., Une Rencontre, in Kundera, M., Œuvre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012a.
  • Kundera, M., Le Rideau, in Kundera, M., Œuvre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012b.
  • Kundera, M., La Fête de l’insignifiance, Paris, Gallimard, 2014.
  • Le Bris, M., Rouaud, J. et Almassy, E., Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007.
  • Mabanckou, A., Écrivain et oiseau migrateur, Waterloo, André Versaille éditeur, 2011.
  • Maigueneau, D., Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.
  • En ligneMaixent, J., Le xviiie siècle de Milan Kundera, ou Diderot investi par le roman contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
  • Manea, N., La Cinquième impossibilité, Paris, Seuil, 2013.
  • En ligneMarès, A., « Exilés d’Europe Centrale de 1945 à 1967 », in Marès, A. et Milza, P. (dir.), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 129-168.
  • Milosz, C., Une Autre Europe, Paris, Gallimard, 1962.
  • Nouss, A., La Condition de l’exilé, Paris, éditions de la FMSH, 2015.
  • En ligneNowicki, J., « L’Europe comme référence pour la grande Europe », Communication et organisation [en ligne], n° 17, 2000. En ligne sur : <communicationorganisation.revues.org/2346>, consulté le 15/06/2016.
  • En ligneNowicki, J., « De l’insoutenable légèreté occidentale à l’égard de la notion de langue de bois », Hermès, n° 58, 2010, p. 23-28.
  • Nowicki, J., « Voix inaudibles de l’Autre Europe », Revue Conférence, n° 40, 2015, p. 100-119.
  • Porra, V., « De l’hybridité à la conformité, de la transgression à l’intégration. Sur quelques ambiguïtés des littératures de la migration en France à la fin du xxe siècle », in Mathis-Moser, U. et Mertz-Baumgartner, B. (dir.), La Littérature « française » contemporaine. Contact de cultures et créativité, Tübingen, Gunter Narr, 2007, p. 21-36.
  • Ricœur, P., Temps et récit 1, Paris, Seuil, 1991.
  • Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 2015 [2e éd.].
  • Svit, B., Moreno, Paris, Gallimard, 2003.
  • Svit, B., Visage slovène, Paris, Gallimard, 2013.
  • Todorov, T., Nous et les autres, la réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1989.
  • Tsepeneag, D., Le Mot sablier, Paris, POL, 1984.
  • Tsepeneag, D., La Belle Roumaine, Paris, POL, 2012.
  • Vanhese, G., « Sur quelques constantes imaginaires de la littérature migrante roumaine », Valorificarea identităţilor culturale în procesele globale [en ligne], Academia Română, s.d. En ligne sur : <www.cultura.postdoc.acad.ro/gisele_vanhese_prelegere.pdf>, consulté le 15/06/2016.
  • Wolton, D., Demain la francophonie, Paris, Flammarion, 2006.
Axel Boursier
Axel Boursier, doctorant à l’université de Cergy-Pontoise (laboratoire Lexiques Dictionnaires Informatique), rédige actuellement une thèse sur La francophonie et les francophones choisies d’Europe médiane : exprimer une autre modernité. Ses thèmes de recherche concernent le rapport entre la littérature et la communication, la francophonie, l’étude de l’exil et les questions d’identité narrative.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/09/2016
https://doi.org/10.3917/herm.075.0154
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...