CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Notion polysémique, la francophonie porte en elle les ambiguïtés et les tensions qui en dessinent les contours. Le travail autour de sa définition passe par une meilleure connaissance des raisons de son usage, mais aussi des références socioculturelles, politico-institutionnelles et identitaires de ses usagers. Car, comme le soulignaient les pétitionnaires « Pour une littérature-monde en français » en 2007, « personne ne parle le francophone [1] ». Ajoutons que tout le monde ne parle pas de francophonie, ni de la même manière. En ce sens, dans les trois espaces linguistiques de la latinité, la francophonie se distingue assurément par le militantisme linguistique qu’elle a pu susciter au fur et à mesure de sa constitution.

2Nous souhaitons ici contribuer à une meilleure connaissance de l’alliance francophone en nous intéressant aux « faiseurs de francophonie », à ceux qui en parlent, la promeuvent, la défendent, et également à la manière dont ils en parlent. Nous chercherons à rompre avec cette prémisse de l’existence « en soi » d’une communauté linguistique pour tenter de comprendre comment (et pourquoi) elle est construite, imaginée à travers le processus des interactions politiques qui l’animent. Car les alliances linguistiques, de la latinité à la francophonie, sont d’abord politiques.

3Nous défendrons une idée assez simple : avant d’être « une » communauté linguistique, la francophonie est avant tout un ensemble de causes politiques, diversement définies, en fonction des acteurs qui la prennent en charge et en fonction des contextes dans lesquels ces acteurs interviennent. C’est surtout à travers l’action et la réflexion des « francophonistes », ces militants de la langue française aux causes multiples, et à travers l’existence d’une « convergence » de ces causes autour d’une langue partagée, qu’une communauté existe. Nous montrerons ainsi que « la » francophonie ressemble plus à un carrefour d’aspirations politiques conférant au français un statut particulier, qu’à un projet commun clairement défini, ce qui en constitue tout à la fois la richesse et le défi. Ce faisant, la latinité reste soumise à cette même exigence d’une politisation indispensable à son existence et d’une nécessaire « convergence des causes » linguistiques. L’Union latine a d’ailleurs été, en son temps, une tentative qu’il conviendrait de resituer dans l’histoire des trois espaces linguistiques qui composent l’espace communicationnel des langues romanes. Nous nous attacherons ici à mieux cerner la dimension politique de la francophonie, pour ensuite mieux comprendre la diversité des causes qui la traversent.

La francophonie militante : un mouvement social ?

4Est-il possible de parler d’« une » communauté francophone ? Oui, à condition de tenir compte de la dimension profondément « multiscalaire » et processuelle de la francophonie et d’intégrer à son étude l’analyse systématique de ses acteurs et des actions et réflexions qu’ils y apportent. Or, la part consacrée à ces acteurs se trouve réduite à la portion congrue dans les recherches sur la francophonie.

5Les cinq grands champs d’analyse de la francophonie en font en effet l’économie : c’est le cas de l’approche historique, visant plutôt à resituer dans le temps la constitution progressive d’un espace linguistique aux frontières poreuses sinon indéfinies mais qui trouve dans l’institutionnalisation récente de cet espace une forme d’aboutissement contemporain (Deniau, 1995 ; Tétu, 1997 ; Le Scouarnec, 1997). L’approche institutionnelle et juridique souhaite quant à elle insister sur le statut de la langue française et l’institutionnalisation de celle-ci tant au sein de multiples contextes sociaux qu’au niveau international : les droits linguistiques, les politiques de reconnaissance sont plus abordés que les acteurs politiques (de Bouttemont, 2009). Une autre perspective, démolinguistique, vise quant à elle à évaluer de manière comptable le nombre et la répartition géographique des francophones, tout en soulignant les enjeux et les défis qui se posent quant à la « vitalité » linguistique de la langue (Haut Conseil de la francophonie, 2004-2005 ; Tétu, 1997 ; Rossillon, 1995). Point d’acteurs, là non plus. Les approches politiques auraient pu s’intéresser aux acteurs et aux variétés des causes. Pourtant, celles-ci se chargent plutôt de nourrir les causes en évaluant les avantages et les inconvénients du « projet » francophone (Guillou, 2006 ; Arnaud, Guillou et Salon, 2005 ; revue Hérodote, 2007). Enfin, une approche plus sociolinguistique et analytique cherche, surtout à travers l’analyse des discours, à mieux comprendre le sens de la notion de francophonie. Il s’agit en particulier de comprendre la dimension proprement construite que sous-tend souvent l’idée du « partage » d’une langue « commune » (Jones, Miguet et al., 1996 ; Cerquiglini, Corbeil et Klinkenberg, 2002 ; Heller et al., 2014).

6Face à cette littérature, un double constat s’impose : beaucoup d’analyses constituent d’abord des essais sur les défis de la francophonie ; il y a par ailleurs une certaine économie de personnages pratiquée par ces études, exception faite des travaux faisant la part belle à certains leaders (pères fondateurs, précurseurs, etc.). Il n’existe pas à proprement parler (et c’est regrettable) une approche sociopolitique de la francophonie permettant de mieux comprendre le rôle des acteurs, et en particulier la fonction exercée par l’engagement politique et social en faveur du français dans la construction de cette communauté singulière, et dans la manière dont on lui attribue un sens politique. Plusieurs pistes avaient pourtant été suivies (Traisnel, 1998 ; Wolton, 2006 ; Guillaume, 2006) notamment sur le rôle des associations dans la francophonie et de ce que Dominique Wolton a appelé le « troisième cercle » de la francophonie. Mais en tant que projet communautaire, la francophonie est d’abord très majoritairement approchée à travers le prisme des États ou de leurs politiques publiques linguistiques.

7Une littérature spécialisée, absente des recherches sur la francophonie, nous permettrait pourtant d’approfondir cet aspect sociopolitique qui en a grand besoin : c’est la littérature consacrée aux mouvements sociaux et au militantisme. On a généralement en tête une définition du mouvement social (surtout en France) désignant de vastes mobilisations de masse, provoquant des troubles, perturbant l’ordre social. Ce n’est pas le cas du francophonisme, qui pratique un engagement politique et social plus feutré… et c’est bien mal définir un mouvement social (Neveu, 1999 ; Agrikoliansky et al., 2010).

8Ce dernier désigne en fait un ensemble d’individus et d’organisations liés entre eux par le partage d’une cause et susceptibles d’agir collectivement en vue de la faire triompher. Pas nécessairement de manifestations de masses ni de démonstrations de rues, donc. Par contre, la littérature sur les mouvements sociaux a repéré quatre grands aspects caractérisant ces mouvements et qu’on retrouve en francophonie. Un mouvement social est ainsi :

  1. une organisation à même de mobiliser en permanence des ressources en vue d’assurer la promotion d’une cause commune pérenne et légitimée, la notion de ressource étant conçue de manière large (soutiens populaires, entretien de réseaux, ressources pécuniaires ou humaines : expertise, savoir-faire) ;
  2. cette organisation suscite de la part de l’espace politique une réaction soit positive, en termes de possibilités offertes au mouvement, soit négative, cette fois en termes de contraintes. À son tour, le mouvement devra adapter son répertoire d’action, en renforçant sa contestation ou sa collaboration avec le pouvoir politique ;
  3. chaque mouvement est, justement, caractérisé par un « répertoire d’action », dit autrement, un ensemble cohérent de « savoir-faire » qui confère aux actions une cohérence et, partant, une dimension collective. Ce « répertoire d’action » met en quelque sorte « en scène » le mouvement. « Savoir faire », c’est également « savoir dire » une cause. C’est inscrire celle-ci dans l’action, et ce rapport entre action et cause est loin d’être neutre ;
  4. il existe, enfin, à travers les actions collectives entreprises, des cadres de référence contribuant à la définition de cette cause : un système d’idées, de croyances, une forme particulière d’« enchantement du monde » justifiant la cause défendue, la légitimant. Ces cadres de référence constituent tout à la fois une idéologie et une « culture militante » (représentations, valeurs, croyances) justifiant l’action collective et entretenant les mobilisations.

9Ceci posé, la francophonie militante existe-t-elle en tant que mouvement social ? Il faut tout de suite reconnaître que dans un monde globalisé, malgré tout, c’est encore à travers les possibilités et les contraintes imposées par l’État, en fonction de réalités bien locales, qu’interviennent ces acteurs. Et leurs actions comme leurs réflexions sur la francophonie s’en ressentent évidemment. Nous n’avons donc pas affaire à une francophonie militante unique, mais bien à des francophonies militantes, portées par des mouvements politiques ou sociaux bien différents, qui ne définissent pas de la même manière leur cause francophone.

10Pour illustrer cet aspect, nous ne pourrons évidemment pas nous arrêter sur l’ensemble des francophonies, mais sur trois d’entre elles : « les » francophonies au Canada, au Québec et en France.

Francophonies, francophonismes : la multitude des causes et des mouvements

Une organisation et une mobilisation des ressources variées

11Les institutions spécialisées, réseaux, organismes, associations, fondations, offices, instituts, organisations internationales consacrées à la francophonie présentent une extrême variété. Ceci étant, cette diversité reste traversée par plusieurs lignes de force, à tel point qu’il n’est pas possible de parler d’un « mouvement francophoniste », mais peut-être d’une mouvance composée de réseaux locaux quant à eux structurés et organisés. L’écologisme, ou l’altermondialisme présentent un visage similaire ; malgré leur caractère très constellaire, il existe des rapports, parfois étroits, parfois plus ténus entre ces multiples réseaux, rapports qui s’expriment à travers, par exemple, le partage de l’agenda commun altermondialiste.

12La francophonie a elle aussi ses rendez-vous militants. Ceux-ci sont plus modestes, plus spécialisés et plus locaux. Il existe par exemple le sommet des organisations internationales non gouvernementales de la francophonie, avant chaque sommet de chefs d’État et de gouvernement, ou encore le Forum mondial de la langue française tel qu’il a été organisé en 2012 à Québec ou en 2014 à Liège autour du thème de la jeunesse. De leur côté, les centaines d’associations francophones du Canada se sont structurées en fédérations (Fédération des communautés francophones et acadiennes, par exemple) et initient des événements consacrés à la « francophonie des Amériques » (université d’été de la francophonie). La francophonie française connaît également certains rassemblements, à travers des associations telles que l’Association francophone d’amitiés et de liaison, ou les événements (colloques, conférences, dîners-débats surtout) qu’organisent plusieurs associations (Biennale de la langue française, Cercle Richelieu-Senghor, etc.). Des rassemblements sont également sectoriels : professeurs, écrivains, artistes, juristes ont leur rassemblement avec en arrière-fond la cause francophone.

13Cet agenda commun contribue à entretenir les liens entre organisations et à permettre une mobilisation de ressources difficile en temps de crise économique et en temps de crise du militantisme. Cette mobilisation est également fort diverse. Elle dépend pour partie du contexte dans lequel s’inscrivent ces mouvements francophones. Les francophonies canadienne et québécoise confrontées à l’enjeu de l’assimilation contrastent avec une société française partagée entre un consensus sur la légitimité d’une protection du français et une relative indifférence quant aux modalités de cette protection (Traisnel, 1996).

Des possibilités politiques très contrastées

14Les États ou les organisations internationales sont en effet de moins en moins généreux et cette situation altère quelque peu les capacités d’action de la francophonie militante, bien que des mouvements francophones gardent en la matière une grande capacité d’action.

15C’est le cas de la francophonie canadienne qui, malgré les restrictions budgétaires, peut quand même compter sur le soutien du gouvernement du Canada et de certains gouvernements provinciaux via une législation linguistique contraignante : la loi sur les langues officielles prévoit que « toutes les institutions fédérales ont l’obligation juridique de prendre des mesures positives pour remplir leur engagement à veiller à ce que le français et l’anglais aient un statut égal dans la société canadienne […]. Le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des communautés francophones et anglophones en situation minoritaire au Canada et à appuyer leur développement » (Commissariat aux langues officielles du Canada, 2014).

16Cette possibilité a ouvert la voie au développement de plusieurs secteurs d’activités jugés cruciaux pour la vitalité linguistique des communautés francophones : éducation, santé, culture, médias, développement économique, immigration. Les organismes de la francophonie canadienne collaborent avec le gouvernement dans la mise sur pied de programmes dans ces secteurs « vitaux » pour la francophonie.

17Mais l’opportunité peut passer parfois pour une contrainte. C’est le cas au Québec, qui dispose de ses propres politiques linguistiques qui heurtent de front la législation linguistique au Canada (un bilinguisme officiel fédéral entrant en conflit avec les mesures de protection du français au Québec).

18Un tel engagement public est sans commune mesure, bien sûr, avec les possibilités offertes aux associations de francophonie en France, même si plusieurs programmes d’aide aux activités existent, via l’Organisation internationale de la francophonie, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ou certaines collectivités locales. La France préfère investir ses ressources dans le rayonnement du français à l’extérieur de ses frontières plutôt que de veiller à protéger une langue qui n’apparaît pas menacée sur son territoire. Ceci étant, la loi Toubon a notamment permis à certaines associations accréditées (Avenir de la langue française, Association francophone d’amitié et de liaison, etc.) de participer directement au travail de veille quant au respect des dispositions consacrées à l’affichage en français. Il s’agit là d’une possibilité politique claire, dont se sont saisies différentes associations.

Des répertoires d’action très contextualisés

19Bien sûr, les répertoires d’action dépendent des contextes au sein desquels ces mouvements « francophonistes » interviennent, mais également des capacités mobilisatrices de ces mouvements. D’une manière générale, les francophonies en France et au Canada ont adopté un répertoire d’action beaucoup plus proche de la collaboration que de la contestation.

20C’est le cas des communautés francophones en situation minoritaire au Canada. Celles-ci se sont engagées depuis plusieurs dizaines d’années dans une collaboration tous azimuts avec le gouvernement fédéral qui constitue vaille que vaille pour ces communautés un « champion » de leur cause linguistique et un allié dans leurs négociations avec des provinces et territoires parfois peu enclins à s’investir dans la protection des droits linguistiques des francophones.

21C’est également le cas pour la francophonie française, qui très tôt s’est construite sur un répertoire plus proche des groupes d’aspiration. Les centaines d’associations sont souvent de petite taille, parfois confidentielles et il est difficile d’imaginer des mobilisations de masse autour du français. La stratégie des dirigeants a été d’influencer le cœur même de l’État en entretenant des réseaux. Plusieurs « hommes de l’ombre » (Rossillon, Dorin, etc.) ont ainsi joué un rôle central dans la défense de l’enjeu linguistique dans leurs ministères tout en contribuant à faire avancer par les « pères fondateurs » (Senghor, Bourgiba, Diori, Léger) la cause linguistique qui les animait (Traisnel, 1998). Ce faisant, il est plus fréquent en francophonie française d’assister à une remise de prix ou une conférence qu’à une action coup de poing ou un sit-in de protestation !

22La contestation cependant n’est pas absente. Elle s’exprime de manière ponctuelle et « polie » en France (prix de la « Carpette anglaise » par exemple), ou de manière plus judiciaire en francophonie minoritaire canadienne (à travers le « programme de contestation judiciaire » qui permet aux organismes communautaires de financer des actions en justice relatives au respect des droits linguistiques). Notons également que le monde syndical français se sensibilise à la question linguistique. Le processus de construction européenne et la mondialisation remettent parfois directement en question le statut du français comme (seule) langue de travail et les exigences linguistiques constituent parfois un irritant relevé par certains syndicalistes. Gageons que les syndicats n’hésiteront pas à mettre leur culture de protestation au service de cette nouvelle cause sociale.

23On retrouve également cette contestation au Québec. Portée par les revendications souverainistes et une volonté collective de protection et de promotion du français sans concession, la société québécoise exprime beaucoup plus facilement son opposition à toute menace pesant sur sa propre législation. L’indépendantisme québécois a ainsi porté des revendications linguistiques clairement contestataires s’opposant à l’approche fédérale de bilinguisme. Le tissu associatif très dense constitué autour de l’enjeu linguistique (Mouvement national, Sociétés nationales, Saint-Jean-Baptiste, etc.) n’hésite pas à adopter un répertoire d’action démonstratif (manifestations de rue, protestation, pétitions) et à exprimer une orthodoxie linguistique dans des partis politiques (Parti québécois, Québec solidaire, Coalition avenir Québec, Bloc québécois).

« Faire francophonie » : vers une convergence des causes francophonistes ?

24« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison ». Cette citation qui ouvre les mémoires du général de Gaulle n’est pas que l’expression de l’affection du citoyen à l’égard de sa patrie. Elle exprime également le constat d’une France dite, pensée, vécue à travers cette « certaine idée ». Une France bien singulière, mais qui a pourtant marqué la manière dont « nous » pensons désormais la France.

25Il en va de même pour toute communauté : chacune d’elle se trouve prise dans les lents processus de définition et de redéfinition d’acteurs, contribuant de manière parfois décisive, parfois confidentielle, par une interprétation nouvelle, à la construction d’une communauté repensée, en rupture mais également en continuité avec ce qui la constituait. Chaque interprétation est ainsi tout à la fois le produit de ce terroir contextuel mais également des intuitions et des idées nouvelles qui ne cessent de fertiliser ces sociétés changeantes.

26La francophonie en tant que communauté suit cette double tendance de la rupture et de la continuité. Elle se trouve également nourrie d’une multiplicité d’interprétations de la part d’acteurs (institutionnels, militants) qui contribuent, chacun à leur manière, à lui donner un sens. Mais ces acteurs sont également les produits de leurs sociétés respectives. Alors ils dessinent en quelque sorte une « certaine idée » de la francophonie. Une francophonie qui leur ressemble, une francophonie à leur image, profondément ancrée dans leurs quotidiens respectifs et dans les enjeux politiques de ceux-ci. D’une certaine manière, il y aura toujours une francophonie française, une francophonie canadienne, une francophonie québécoise, comme il existe également une « francophonie des Amériques » ou des « francophonies africaines », de même qu’une « francophilie » autour de l’apprentissage ou de la maîtrise du français, langue seconde.

27Marquées par le caractère multisectoriel et multiscalaire, dans un continuum allant du très local au très universel, les francophonies cherchent à conjuguer le général avec le particulier, à travers une polysémie qui rend cependant impossible toute tentative de définition « opérationnelle ». Pour s’en convaincre, il suffit d’observer (et de comparer) les multiples cartes produites sur la francophonie, de même que les statistiques sur l’usage du français, pour comprendre à quel point la francophonie ne se laisse pas enfermer dans les définitions trop strictes. Malgré tout, il reste possible de cerner les grands traits de ces « certaines idées » de la francophonie.

28Le francophonisme français semble dessiner les contours d’une francophonie républicaine et universaliste, empreinte parfois de la nostalgie d’un passé prestigieux révolu, mais aussi à travers un idéalisme de la diversité qui tente de réinterpréter la situation d’un pays confronté comme les autres puissances à une mondialisation uniformisatrice mettant en danger son « exception culturelle ». La langue française devient une « unité dans la diversité » s’exprimant à travers le projet d’une francophonie délibérément ouverte aux cultures du monde. La francophonie des francophonistes québécois ressemble quant à elle au projet d’une minorité devenue majorité et qui a fait de sa langue l’un des principaux marqueurs identitaires de cette nouvelle nation en Amérique. Cet acquis de haute lutte rend désormais possible le projet d’une francophonie internationale au sein de laquelle le Québec, « pays pour le monde », a toute sa place. Pour leur part, les francophonies des francophonistes en situation minoritaire au Canada présentent l’image d’une minorité devenue, à travers la législation fédérale, une constellation de « communautés francophones en situation minoritaire » bien singulière, imaginant cependant ensemble une francophonie canadienne très locale, cultivant et promouvant ses spécificités, ses particularités, pour mieux lutter contre l’insécurité linguistique qui caractérise encore beaucoup ces minorités. La francophonie est un projet qui reste local, qui peine à s’inscrire dans une conception plus universaliste de la langue.

29Quels points communs entre ces approches si diverses ? En leurs temps, deux intellectuels très présents dans la francophonie avaient évoqué, à travers des images bien à eux, une « certaine idée » de la francophonie. Jean-Marc Léger (1987) avait ironisé sur une francophonie ressemblant à une auberge espagnole, chacun y trouvant en quelque sorte ce qu’il voulait bien y apporter. De son côté, Stélio Farandjis (2004) parlait de « francopolyphonie » pour mieux saisir la vocation de la francophonie à assurer une forme satisfaisante de diversité linguistique. De manière distincte, mais pas si éloignée, ces intellectuels exprimaient une des caractéristiques de la francophonie : sa pluralité et son caractère profondément constellaire qui débordent très largement les frontières un peu trop formelles de la francophonie internationale.

30Et si « la » francophonie, c’était avant tout cet espace dialogique original qui s’est constitué autour de l’idée (débattue, critiquée, vilipendée parfois) que le partage d’une langue implique quelque chose d’autre que la capacité (d’ailleurs toute relative) de se comprendre ? D’une certaine manière, la francophonie existe tout simplement parce qu’elle est encore discutée, débattue comme une idée bien contemporaine. Et à travers cet espace dialogique ainsi entretenu, ces désaccords tenaces sur son sens, ses conflits sur sa portée, elle quitte le simple domaine de l’imaginaire pour devenir bel et bien imaginée. Dans ce cadre, il conviendrait de mieux prendre en compte cette multiplicité d’acteurs, et de donner toute sa place à cette francophonie militante souvent trop peu considérée. Si la francophonie institutionnelle relaie très bien les approches multiples défendues par les États, les voix, parfois discordantes, des sociétés civiles peinent encore quant à elles à se faire entendre.

Note

  • [1]
    Collectif, « Pour une littérature-monde en français », Le Monde, 15 mars 2007
Français

Notion polysémique, la francophonie porte en elle les ambiguïtés et les tensions qui en dessinent les contours. Le travail autour de sa définition passe par une meilleure connaissance des raisons de son usage mais aussi des références socioculturelles, politico-institutionnelles et identitaires de ses usagers. Nous souhaitons ici contribuer à une meilleure connaissance de l’alliance francophone en nous intéressant aux « faiseurs de francophonie », à ceux qui en parlent, la promeuvent, la défendent et également à la manière dont ils en parlent. Nous chercherons à rompre avec cette prémisse de l’existence « en soi » d’une communauté linguistique pour tenter de comprendre comment (et pourquoi) elle est construite, imaginée à travers le processus des interactions politiques qui l’animent. Car les alliances linguistiques, de la latinité à la francophonie, sont d’abord politiques. Avant d’être « une » communauté linguistique, la francophonie est avant tout un ensemble de causes politiques, diversement définies, en fonction des acteurs qui la prennent en charge et en fonction des contextes dans lesquels ces acteurs interviennent. Nous montrerons ainsi que « la » francophonie ressemble plus à un carrefour d’aspirations politiques conférant au français un statut particulier, qu’à un projet commun clairement défini, ce qui en constitue tout à la fois la richesse et le défi.

Mots-clés

  • francophonie
  • francophonisme
  • militantisme
  • mouvement social
  • engagement politique
  • communautés linguistiques

Références bibliographiques

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Christophe Traisnel
Christophe Traisnel est professeur agrégé de science politique et directeur adjoint de l’école des Hautes études publiques (HÉP) de l’université de Moncton. Chercheur associé à l’Institut canadien de recherches sur les minorités linguistiques (ICRML) et au Centre d’études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa, Paris II), il consacre ses travaux à la francophonie et aux migrations canadiennes. Il a également publié de nombreux articles sur le nationalisme, l’immigration francophone et la reconnaissance des minorités au Canada et en Europe.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/09/2016
https://doi.org/10.3917/herm.075.0139
Pour citer cet article
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