1L’effacement graduel des frontières nationales et le glissement de l’espace territorial à l’« espace des marchandises » (Lévy, 1997) ont imposé au cours du xxe siècle une augmentation de dimension ou d’échelle : le monde est devenu un village. Le glissement progressif mais irrépressible vers un état d’urgence permanent (Aubert et Roux-Dufort, 2003 ; Finchelstein, 2010) a imposé une augmentation des rythmes : la vérité scientifique qui était autrefois stable tout au long d’une vie évolue désormais plusieurs fois au cours d’une même vie (Serres, 2012). La mondialisation des conflits, des échanges et des mobilités a multiplié les zones internationales sur les territoires nationaux (aéroports, gares, universités, entreprises, etc.) et les interactions entre langues. De cette triple mutation ont émergé de nouveaux critères d’appartenance identitaire qui se situent au cœur d’une nouvelle conception de la géographie, de la géopolitique et de la géostratégie : la langue et la culture.
L’espace linguistique : un espace en hybridation permanente
2Les langues ne sont pas des organismes étanches qui seraient seulement le pur résultat d’une hybridation de type botanique (cf. la Stammbaumtheorie de Schleicher), mais plutôt des dispositifs culturels qui s’influenceraient mutuellement en permanence et seraient le résultat d’une hybridation de type zoologique (cf. le Sprachmischung de Schuchardt).
3La conception du Sprachmischung permet de considérer que le mélange d’origine aréale constitue l’un des mécanismes fondamentaux de l’évolution des langues en général et des langues romanes en particulier. L’évolution du latin classique vers les diverses langues romanes actuelles (en passant par les diverses variétés dialectales du latin vulgaire, celles du roman et leur germanisation par les Francs dans une grande partie de l’Europe romanisée, la réintroduction du latin classique dans le circuit éducatif et officiel après la réforme carolingienne, l’interventionnisme des clercs, la progression de la dialectalisation, les multiples exportations et emprunts au cours des conquêtes en Europe, en Asie, en Afrique et aux Amériques, l’installation progressive et plus ou moins complexe de l’usage d’une variété dialectale particulière en France, au Portugal, en Espagne, en Italie et en Roumanie, l’influence sur les autres langues y compris romanes du français, langue universelle entre le xviiie et le xxe siècle, de l’italien dans le domaine des arts et de la culture, etc.) est le résultat de multiples dynamiques : à une dynamique de type généalogique sont venues se surajouter des dynamiques de type aréal. Les langues romanes ont certes pour mère le latin classique, mais avant de devenir et après être devenues des langues romanes, elles ont été en contact avec d’autres langues, soit par voisinage soit par mobilité.
4À lire les faits présentés par les recherches spécialisées sur le français (par exemple, Brunot et Brunot, 1949 ; Cerquiglini, 2000 ; Cohen, 1967 ; Rey, Siouffi et Duval, 2007), il apparaît que dans le processus d’hybridation, l’environnement est déterminant et qu’ainsi les langues romanes ne sont en réalité que les variétés d’une seule et même langue qui s’hybride continuellement. Cette unité est relevée par Paris (1888) :
Si on avait demandé, il y a un millier d’années, à un habitant de la Gaule, de l’Espagne, de l’Italie, de la Rhétie ou de la Mésie : « Que parles-tu ? », il aurait répondu, suivant son pays : « romanz, romanzo, romance, roumounsch, roumeuns », toutes formes variées d’un seul et même mot, l’adverbe romanice, qui signifie « dans la langue des Romains ». La langue que nous parlons, que parlent les autres peuples que je viens de nommer, est le roman, la langue des Romani, c’est-à-dire le latin ; c’est pour cela qu’on appelle ces peuples les peuples romans, leurs langues les langues romanes, et qu’il existe ou qu’il devrait exister entre eux un sentiment de solidarité et d’union remontant au temps où tous portaient avec orgueil ce nom qu’aujourd’hui ils ont oublié, sauf dans les Alpes et dans les Balkans.
6Il est évident ici que l’usage fait la langue et non l’inverse (Laks, 2010 ; Castagne, 2015). C’est pourquoi, avant de déclarer qu’il faut utiliser quelque(s) langue(s) que ce soit pour dire quoi que ce soit à qui que ce soit, ou que tel ou tel mode d’intercommunication est vecteur de développement géopolitique durable, il est nécessaire d’établir les variables en jeu dans les usages internationaux.
Usages linguistiques et activités politiques
7Dans le secteur politique, et notamment dans les institutions internationales, où les usages linguistiques accompagnent l’exercice des droits et la vitalité démocratique, l’usage du plurilinguisme, panarchique ou oligarchique, est statutaire, même si récemment il s’est vu concurrencé par l’usage d’un monolinguisme anglophone soutenu par une gestion « rationnelle » des dépenses en période de crise (surtout depuis 2008). Ses défenseurs avancent en sa faveur un premier argument relatif aux économies qu’il permettrait de réaliser. Mais leur calcul est erroné parce qu’il ne prend pas en compte tous les coûts, notamment les charges secondaires et implicites, et donc ce qui est présenté comme une réduction des coûts n’est en fait qu’un transfert de coûts (Hoppe, 2015). Un deuxième argument en sa faveur serait son aspect équitable, à savoir qu’il ne s’agirait pas de l’anglais britannique, ni de l’anglo-américain ou de toute autre variété naturelle possédant des locuteurs natifs, mais de globish, variété sans locuteur natif. Mais l’anglais international reste jusqu’à preuve du contraire une variété d’anglais, ce qui met les pays et les personnes anglophones dans une position favorisée, leur apportant des économies considérables qui pourront être investies ailleurs, générant ainsi des effets d’entraînement non négligeables : en 2014, cet effet de transfert en faveur du Royaume-Uni fut évalué à 21 milliards d’euros (Ibid.). Un troisième argument en sa faveur serait son aspect démocratique puisque l’anglais est parlé et compris par une majorité de citoyens (De Swaan, cité par Bourdieu et al., 2001). C’est oublier que l’expression en langue étrangère est l’une des compétences les plus complexes à apprendre, à utiliser et à entretenir, que, même lorsque le locuteur non natif la pratique assez bien, elle l’oblige souvent à proposer un discours lacunaire, voire infantilisé, et que seul le plurilinguisme généralisé est le socle de la démocratie entre États (Boutros-Ghali, 1998, cité par Hoppe, 2015).
Usages linguistiques et activités économiques
8Dans les domaines des énergies, de l’aéronautique, de l’électronique, de l’informatique, la suprématie mondiale des États-Unis au xxe siècle a laissé une empreinte linguistique majeure : en dehors d’imposer un lexique et des phraséologies, l’imprégnation linguistique participe souvent à l’osmose professionnelle indispensable à la réussite opérationnelle des objectifs poursuivis grâce à une intercommunication acculturée mais claire et efficiente. Toutefois, la norme et les usages varient d’un domaine à l’autre pour différentes raisons. Par exemple, dans le domaine de la pétrochimie, le règne despotique des « sept sœurs » et leur impact géostratégique dans le secteur montrent que les sociétés pétrolières américaines ont imposé unilatéralement l’anglais dans la coopération intercontinentale. Mais d’autres langues d’échange international comme le russe (dans l’ancien bloc de l’Union des Républiques socialistes soviétiques [URSS]), l’arabe (en Afrique et au Moyen-Orient) et dans une moindre mesure l’espagnol (en Amérique latine) et le français (entre la France et les anciennes colonies) émergent ponctuellement dans ce même secteur. En revanche, dans le domaine de l’aviation, civile ou militaire, après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il fut nécessaire de standardiser les procédures de navigation, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) préconisa d’utiliser l’anglais comme langue internationale du fait de la suprématie des États-Unis, ce qui ne surprend pas : « The leaders of the Allies were English-speaking ; the major aircraft manufacturers were English-speaking ; and most of the postwar pilots in the West (largely ex-military personnel) were English-speaking » (Crystal, 2003, cité par Lopez, 2013). Cependant il fut instauré que les communications solbord devaient être faites prioritairement dans la langue nationale de la tour de contrôle et que, dès lors qu’un pilote et un contrôleur ne partageaient pas une même langue, ce serait alors l’anglais qui devrait leur servir de langue d’intercommunication. Bien que l’anglais ne soit pas la seule langue pratiquée dans les tours de contrôle des aéroports du monde entier, lorsqu’elle est employée, cela doit être conformément aux règles de la phraséologie présentées dans les documents officiels nationaux et/ou recommandations internationales, comme c’est le cas dans tous les pays membres de l’OACI. Le point important ici n’est pas l’usage de telle ou telle langue, mais plutôt l’usage d’une phraséologie modelée pour une communication spécialisée destinée à garantir la sécurité de la navigation en tout temps (Ibid.). Ainsi Daley (2000, cité par Lopez, 2013) informe qu’en 2000, la compagnie Air France a demandé à ses pilotes de n’employer que l’anglais lors de leurs échanges avec les contrôleurs de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle et que cette tentative d’instaurer une langue unique soi-disant pour des raisons de sécurité n’a résisté que quinze jours face à l’opposition d’un certain nombre de pilotes et contrôleurs français.
9Dans les domaines des services, de l’économie de l’information, des banques, des assurances, de la grande distribution, du tourisme et des agences immobilières, etc., le mythe de l’anglais comme langue du commerce, de l’entreprise et des affaires est tenace (cf. la déclaration faite en anglais par Ernest-Antoine Seillière en 2006 au Conseil européen alors qu’une interprétation simultanée était évidemment disponible). Mais la consultation de données fiables sur le sujet fait tomber les croyances les plus résistantes (Graddol, 2006). L’importance de l’anglais dans l’économie mondiale est surestimée : « While English is a major language, it only accounts for around 30 % of the world Gross Domestic Product (GDP), and is likely to account for less in the future. Neglecting other languages means ignoring quite significant potential markets » (rapport Davis, publié en 2004). L’une des raisons qui expliquent probablement cette réalité est liée au rapport de force qui a changé entre l’Est et l’Ouest et au fait que la dynamique décroissante des vieilles économies du xixe siècle est en train de subir la concurrence de la dynamique croissante des économies asiatiques, notamment chinoise, coréenne et indienne. Une autre raison est à relier à la spécificité du secteur, hyperconcurrentiel, dans lequel les fournisseurs souhaitent offrir, encore plus en période de crise, le meilleur service à des clients experts ou non experts, par exemple en adaptant au mieux le service aux clients locaux. Dans un environnement aussi compétitif, concurrentiel, voire hostile, l’information fiable, tant dans son extraction que dans sa production, est au cœur de l’activité, et sans elle, les entreprises ne peuvent agir avec succès : le rapport Élan (CiLT, 2006) conclut que la gestion multilingue de l’information et de la désinformation constitue un facteur de puissance majeure et qu’une gestion inadaptée, notamment à cause de compétences linguistiques insuffisantes, crée immédiatement un désordre potentiel qui peut les mener jusqu’à des pertes financières s’élevant à près d’une centaine de milliards d’euros par an. En Suisse, le projet Leap (Grin et al., 2009) a évalué en 2008 que le plurilinguisme contribuait à 10 % du produit intérieur brut, soit quelque 50 milliards de francs suisses. L’usage de l’anglais international est nécessaire à court terme pour entrer en contact, mais celui du plurilinguisme, sous diverses formes (y compris intercompréhensives), est capital à long terme pour accéder à l’autre sans intermédiaire et établir des relations profondes avec lui : c’est ce que confirment depuis 2005 la forte employabilité et le taux d’insertion proche de 100 % des lauréats du master « Gestion multilingue de l’information » (GMI) proposé à l’université de Reims Champagne-Ardenne et offrant une formation interdisciplinaire et plurilingue multimodale (anglais + 1 langue étrangère + 3 modules de la méthode ICE d’éducation à l’intercompréhension des langues romanes et germaniques) à visée professionnelle dans le domaine de l’extraction, de la gestion, du traitement et de la diffusion de l’information dans un environnement complexe, multilingue et numérique (veilleur informationnel, community manager, webrédacteur, etc.).
Usages linguistiques et activités militaires de défense et de sécurité
10Dans le secteur militaire, l’intercommunication a été fortement influencée par la suprématie mondiale des États-Unis au xxe siècle. Dans le cadre d’une organisation intercontinentale comme l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), qui réunit 26 pays européens ainsi que le Canada et les États-Unis, il y a officiellement deux langues de travail, l’anglais et le français, mais le français n’est plus employé qu’à de très rares occasions. La langue opérationnelle de l’Otan est donc l’anglais international. L’institution a été consciente très tôt que l’organisation d’opérations dans un contexte multinational est une tâche très complexe et que les défaillances linguistiques peuvent très rapidement devenir des menaces pour les combattants et les non-combattants. Pour accroître l’interopérabilité, le choix a été fait d’établir et de maintenir un système linguistique commun de communication grâce à une normalisation très précise d’une part des profils linguistiques dans les unités de l’Otan et d’autre part de la formation linguistique et des évaluations approfondies, confiées jusqu’en 2013 au bureau de coordination linguistique internationale (BCLI) et depuis 2013 au Commandant suprême allié transformation (SACT) de l’Alliance. Cependant les opérations récentes sur le terrain – en Libye par exemple – soulignent encore certains problèmes particuliers dans la cohérence de la recherche et de la communication du renseignement (Monaghan, 2012) : après 67 ans d’existence, l’Otan se débat toujours avec la question de la langue et ce d’autant plus que les nouvelles adhésions et affiliations à l’Alliance n’ont pas facilité la tâche. Il y a pourtant une piste sérieuse à exploiter, fournie par les pratiques réelles au sein des forces armées suisses. Les dispositions officielles accordent théoriquement aux recrues le droit de bénéficier d’un enseignement dans leur langue maternelle. Néanmoins, les usages réels sur le terrain semblent diverger de manière significative. D’après une enquête menée par Berthele et Wittlin (2013), il semblerait qu’alors que les membres des minorités nationales sont de plus en plus instruits (partiellement ou totalement) en allemand, la pratique réelle des instructeurs et des recrues correspond à une stratégie mêlant en synergie plusieurs usages complémentaires tels que la médiation linguistique par des collègues compétents, l’utilisation d’une lingua franca et le multilinguisme réceptif, qui semble recueillir l’unanimité.
Usages linguistiques et activités éducative et scientifique
11Dans le secteur de l’éducation et la recherche sont présents également des défenseurs du tout-anglais, qui allèguent que l’anglais serait la langue internationale, que ce serait aussi la langue internationale de la science et que ce serait la seule langue étrangère que désireraient connaître et utiliser les étudiants originaires de la Chine, de l’Inde, de la Corée, du Brésil ou de l’Europe du Nord. Quand on sait que dans de très nombreux pays, y compris parmi ceux-ci, les enfants de l’élite culturelle et politique étudient et pratiquent de longue date le français, ou que l’élite des ingénieurs européens, sud-américains ou chinois apprend l’allemand pour les opportunités professionnelles offertes par l’Allemagne, on peut avoir quelques doutes. Se laissant convaincre par des arguments pro-anglais, certaines universités européennes se sont lancées au début des années 2000 dans l’anglicisation intégrale de certaines de leurs formations. Une décennie plus tard, l’expérience montre que, si les cursus proposés intégralement en anglais réussissent bien dans leur environnement naturel, ils échouent dans les pays non anglophones. Truchot (2010 ; 2013) relate que, suite à une évaluation rigoureuse commandée par la Hochschulrektorenconferenz – dont l’équivalent en France serait à la fois la Conférence des présidents d’université et la Conférence des grandes écoles –, il a été établi que la qualité de l’enseignement supérieur aurait même baissé depuis l’ouverture des cursus anglicisés. De même, aux Pays-Bas, depuis l’ouverture des cursus anglicisés, les universités néerlandaises ont perdu non seulement l’usage du néerlandais, mais aussi l’ouverture internationale qui les caractérisait traditionnellement grâce à la connaissance d’autres langues, et le niveau a baissé en une décennie comme en Allemagne. D’après l’enquête d’Hagers (2009), si le niveau de connaissance de l’anglais parmi les enseignants néerlandais est généralement considéré comme correct, l’usage qu’ils peuvent en faire en cours n’est pas comparable à celui qu’ils auraient dans leur langue maternelle, et n’est pas non plus celui qu’en ferait un enseignant anglophone natif (les cours sont figés, récités, ne peuvent pas être adaptés en temps réel à l’auditoire, ni vitalisés par des exemples improvisés : il s’agit globalement d’écrit oralisé et les échanges entre étudiants et enseignants sont limités et artificiels). Malgré ces retours sur expériences multiples, on trouve encore dans de nombreux pays, et notamment en France, des défenseurs de l’anglais comme Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (2012-2014) qui agitent l’étendard de la peur : sans la proposition de cursus dispensés intégralement en anglais, la marginalisation dans l’immense marché du savoir présent et à venir menacerait le pays, sa langue et sa culture. Pourtant, lorsqu’un enseignement est excellent dans sa version originale, néerlandaise, allemande, espagnole française ou anglaise, il n’y a pas besoin de le proposer en version frelatée. Quand les recherches sont excellentes, elles sont publiées dans la langue d’origine ou dans une langue dans laquelle il est habituel de le faire : les mathématiques sont un exemple représentatif où la qualité se publie en français, y compris dans des revues anglo-saxonnes. La physique a une longue tradition germanophone. La génétique se publie encore en anglais, mais de plus en plus en chinois. L’aéronautique et l’aérospatial se pratiquent en anglais et en russe.
Perspectives
12Le scénario optimiste du développement d’une géopolitique romane durable pourrait être réalisé si les populations concernées parvenaient à faire l’expérience du sentiment de solidarité et d’union romane. Une langue ou une forme d’intercommunication a une chance d’émerger et de perdurer dans son usage seulement si elle est désirée, volontairement ou inconsciemment. Pour être désirée, elle doit donner accès à l’emploi, à la vie professionnelle, à la reconnaissance et à la promotion sociale, aux savoirs et aux idées, voire au divertissement. Nous savons que la solution d’une lingua franca pour l’espace roman, que ce soit l’espagnol pour des raisons de nombre de locuteurs, le français pour des raisons géostratégiques, l’italien pour des raisons historiques, ou le portugais pour des raisons économiques, présenterait comme dans d’autres contextes des « risques d’uniformisation » et entraînerait automatiquement l’« affaiblissement des autres langues », sans parler des risques de suprématie politique, économique et/ou militaire d’un pays qui imposerait un mode de communication et donc de pensée à la communauté concernée. Grin (2005) montre que la solution du « plurilinguisme panarchique » n’est crédible « que s’il incorpore une série de mesures qui norment assez étroitement les contextes communicationnels » et que si ces mesures ne sont pas perçues comme artificielles et contraignantes, mais le risque d’une oligarchie linguistique, en l’occurrence espagnol-français dans l’espace roman, ne serait pas à écarter. Castagne (2007) présente la solution de l’intercompréhension (IC) comme le meilleur compromis puisqu’il réunit les atouts d’une solution comme l’esperanto (cf. Grin, 2005) tout en garantissant une production confortable en langue maternelle, un accès direct à l’écrit et notamment à toutes les données déjà produites dans chacune des langues romanes et le meilleur niveau d’équité entre tous les locuteurs. Néanmoins, nous avons vu précédemment que les usages et les stratégies linguistiques varient en fonction d’autres variables.
13Dans ces conditions, les nations concernées devraient faire trois choix fondateurs au cœur desquels se trouvent la langue et la culture romanes et les mettre en œuvre.
14Le premier serait d’utiliser la compréhension mutuelle romane comme vecteur de révélation d’appartenance à la communauté romanophone et romanophile, et ce 1) en préservant le rôle de chaque langue romane comme langue locale d’expression et de transmission des savoirs et de la connaissance ; 2) en garantissant pour tous une formation multimodale diversifiée (lingua franca romane, plurilinguisme roman, IC romane) ; et 3) en planifiant l’enseignement-apprentissage généralisé du plurilinguisme roman selon trois stratégies réalistes, à court, moyen et long terme parce que chacun de ces modes joue un rôle distinct à chaque étape. L’objectif final serait d’éduquer les populations romanophones à maîtriser l’usage efficient de la synergie de tous les modes d’intercommunication romans et à s’habituer à le privilégier à l’anglais international quand cela est possible. Nous savons par expérience que l’éducation à et par l’IC romane est un formidable révélateur de l’unité des langues romanes, d’appartenance à la communauté romanophone et de consolidation et accélération de l’appropriation à un niveau expert de chacune d’entre elles (Castagne, 2007).
15Le deuxième serait d’utiliser désormais la compréhension mutuelle romane comme vecteur de facilitation des échanges, des réseaux et des mobilités où et quand c’est possible. Par exemple, en s’inspirant du rapport Attali (2014), cela consisterait à proposer aux ressortissants des pays romanophones un guichet douanier spécifique dans les aéroports volontaires de l’espace roman afin de concrétiser le sentiment d’appartenance à la même communauté.
16Le troisième serait d’utiliser désormais la compréhension mutuelle romane comme vecteur de croissance économique. Par exemple, s’il est vrai en s’inspirant encore du rapport Attali (Ibid.) et partant du principe que « deux pays partageant des liens linguistiques tendent à échanger environ 65 % plus que s’ils n’en avaient pas », il s’agirait de cibler les secteurs clés liés aux pays romanophones, par exemple dans le secteur tertiaire marchand, où la compréhension mutuelle romane permettrait d’augmenter et d’améliorer les échanges.
17La motivation est à la base et au cœur de la réalisation d’un tel projet. Par définition, le niveau macro (par exemple, l’Organisation des Nations unies) n’a pas de raison d’être motivé. Le niveau micro (par exemple, l’Organisation internationale de la francophonie, OIF) ne semble pas adapté actuellement à la situation : pour être motivé, il faut savoir d’où l’on vient, où l’on est et où l’on va. En Afrique, souvent présentée comme l’avenir de l’économie francophone, la France subit de longue date la concurrence du Royaume-Uni et des États-Unis, et actuellement les velléités de conquêtes externes de la Chine et de l’Inde qui risquent de réduire fortement son influence. Le niveau méso présente bien une alliance des trois espaces francophone (via l’OIF), hispanophone (via la Organización de Estados Iberoamericanos) et lusophone (via la Comunidade dos Países de Língua Portuguesa) qui réunit 102 États et seulement trois gouvernements. Mais se donnant les mêmes impératifs de survie grâce à la conquête culturo-néocolonialiste des nations concernées, cette alliance vise la coopération éducative, scientifique et culturelle pour préparer en quelque sorte le « pillage » de leurs ressources humaines, naturelles et économiques. Pour concrétiser le grand projet d’un développement géopolitique durable de l’espace roman, il semblerait souhaitable de s’appuyer plutôt sur une ou plusieurs structures indépendantes de recherche et de réflexion comme l’Institut français des relations internationales (présidé par Thierry de Montbrial), Mugeco (présidé par Michel Authier) ou Futuribles International (présidé par Hugues de Jouvenel) qui auraient pour missions principales d’aider les nations romanes à organiser et motiver la compréhension mutuelle entre leurs peuples, à interpréter leur rapport au monde et aux autres en fonction des évolutions contemporaines et des tendances futures, et à concevoir des processus de décision et d’action à court, moyen et long terme en faveur du développement durable.