CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Le français est plus qu’une langue, c’est une culture » : ce principe n’est plus à prouver, il a fait ses preuves en réunissant des civilisations différentes autour d’une façon de penser le monde. En fait, la francophonie est toujours sur l’impulsion des philosophes des Lumières même si, pour certains, cette « notion » est dépassée. Il va sans dire qu’elle est dépassée par l’économie de marché, qui considère que tout a un prix, même les humains ; dépassée par le capitalisme aveugle, qui a déstabilisé les sociétés et affamé plus d’un peuple ; mais aussi dépassée par une certaine vision du monde, un monde qui décrie l’humanisme, dénigre les droits de l’homme, fait fi de ses libertés, bafoue sa dignité.

2L’objectif de cette description inquiète du monde contemporain n’est pas de pleurer sur notre sort ni de médire contre la modernité ; mais le monde unipolaire dans lequel nous vivons a-t-il réussi à rendre l’homme meilleur, ou plus heureux ? Ne se limite-t-il pas à une apologie de la technologie, et une ode au superlatif ? Si l’on regarde autour de nous, nous voyons que notre environnement périclite de jour en jour, nous vantons le durable et prenons la défense de l’écologie à longueur de journée, nous militons pour la préservation de la nature, et en définitive nous acceptons que notre vie entière se digitalise. Nous nous pixellisons.

3Si la langue et le convoyeur d’une culture, nous pouvons affirmer que la communication globalisée sur fond de culture américaine n’est pas le meilleur moyen d’améliorer notre monde. C’est d’ailleurs par ce biais que nous sommes en pleine rupture de civilisation ou – devrions-nous dire, loin de la langue de bois – en plein dans une guerre de religion. Et, sans vouloir être alarmiste, nous en sommes encore au début de la chaine. Les conflits qui éclatent dans tous les coins du globe exacerbent les sensibilités et poussent de plus en plus de groupes vers l’extrémisme et la radicalisation. Nous vivons un danger d’éclatement général dû à un déni de l’autre, un rejet de l’altérité. Ce n’est pas par hasard que le peuple du Royaume-Uni a voté pour le « Brexit », donc pour un retour aux frontières séparatrices et à l’isolationnisme. Ce n’est pas par hasard non plus que le radicalisme l’emporte au sein des partis politiques. Ce n’est pas par hasard que le fascisme gagne en puissance au sein des nations. Au lieu d’un monde unifié, nous nous acheminons vers un monde sectaire, intolérant, violent.

4Il est temps de se rendre à l’évidence et de capitaliser sur le pluriculturel, loin de l’utopie d’une unification culturelle des peuples, prônée par une globalisation en faillite. Ce n’est pas décrier la globalisation que de dire qu’elle est en pleine débâcle car, pour reprendre les termes de Régis Debray (2010) dans son discours qui fait l’éloge des frontières, « des frontières, il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années » – même celles abolies de l’Europe se redessinent graduellement, la dernière en date étant celle de l’Angleterre.

5Recapitaliser sur le pluriculturel, sur l’ouverture, sur l’altérité, ne peut se faire que par un retour aux principes des philosophes des Lumières, qui ont abouti quelques siècles plus tard à la charte des droits de l’homme. Or il est devenu pratiquement impossible de le faire par le biais de la culture américaine, rejetée par de nombreux groupes ethniques et religieux à travers le monde qui vivent aujourd’hui une crise existentialiste, ou pire, mènent une guerre absurde.

6Le monde a absolument besoin d’une culture médiatrice pour retrouver un équilibre entre les différentes « civilisations » en conflit, et c’est par le biais de la langue française – et la culture qu’elle charrie – que cela peut se faire. Quelle différence entre les deux langues, qui fait que l’une peut être médiatrice et pas la seconde ? La principale dissemblance est assez significative : les anglophones sont en grande majorité monolingues, et par ce fait considèrent que c’est aux autres de s’adapter à leur culture – une sorte de monopole en quelque sorte. À l’inverse, les francophones sont pour la plupart bilingues et donc ouverts aux autres cultures. La seconde différence est d’ordre politique : la culture américaine a toujours été conquérante, et par ce fait a frustré beaucoup de groupes à travers les continents, alors que la culture française a toujours respecté le droit à la différence.

7Je vis dans une partie du monde qui exporte l’extrémisme, et ce n’est pas par hasard que le Moyen Orient est arrivé à cette phase de réaction violente à l’Occident. Des années durant, les peuples dits arabes ont souffert d’une communication américaine à sens unique, qui a soutenu des régimes totalitaires et réduit les citoyens au silence. Le reste du monde occidental a laissé faire, par opportunité ou par dépit. Toujours est-il qu’ils ont été mis dans le même sac ou, devrions-nous dire, dans la même tranchée. Cette région traumatisée a presque entièrement adopté la langue de Shakespeare depuis près d’un siècle. Certaines cités-nations du golfe arabique privilégient même l’anglais à l’arabe dans leurs administrations et leur éducation, pensant que vendre son âme est le meilleur moyen de se globaliser. Seul un pays résiste encore, le Liban, où une poignée de francophones refusent de baisser les bras, et continuent à se battre pour un multiculturalisme que les autres considèrent moribond. Cette résistance n’est pas une fuite en avant ni un repli, mais la conviction que c’est le meilleur moyen de préserver le tissu social existant dans sa culture propre plurielle, sans pour autant se recroqueviller. En effet, les francophones au Liban prônent le multilinguisme qui a toujours été le fort des Libanais pour la plupart au moins trilingues quand le français était majoritaire. Or ils se retrouvent de plus en plus bilingues depuis que l’anglais a commencé à prendre le dessus. Il est aberrant de constater qu’il suffit qu’un anglophone soit présent dans une salle entièrement remplie de francophones pour que le débat tourne à l’anglais pour la simple raison qu’il ne parle pas la langue de Molière, alors que les autres sont censés maitriser son dialecte.

8Les forces en présence sont inéquitables, et les francophones nettement défavorisés à travers le monde. Certaines institutions baissent les bras et se rallient à la loi du plus fort, mais d’autres persistent dans leur détermination de ne pas se laisser faire et de continuer à prôner l’ouverture. C’est une résistance qui doit s’installer partout, qui n’est pas du tout une guerre puisque qu’elle ne s’oppose pas à l’anglais ; bien au contraire, elle insiste pour qu’il soit enseigné au même titre que le français. Malheureusement, le contraire n’est pas vrai, et c’est là où la rupture se fait à travers le monde : non pas entre l’anglais et le français, mais entre l’anglais et le reste des dialectes nationaux et internationaux.

Référence bibliographique

  • Debray, R., Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.
Joseph Moukarzel
Joseph Moukarzel est architecte et journaliste. Il exerce les deux spécialisations et les enseigne depuis plus de vingt ans. Il a occupé successivement les postes de chef de département d’architecture et chef de département de journalisme et communication. Il est actuellement doyen de la faculté d’information et de communication à l’université Antonine au Liban. Ses recherches portent sur l’architecture communicante ainsi que sur le pluriculturalisme et les identités multiples (image de l’autre).
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/09/2016
https://doi.org/10.3917/herm.075.0120
Pour citer cet article
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