CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Il existe de nombreuses illustrations des dommages causés par l’imposition, au sein de l’Union européenne, d’une hégémonie de fait de l’anglais (Hagège, 2012 ; Oustinoff, 2008). En large partie, cette imposition est le résultat d’une absence de politiques linguistiques à ce niveau de gouvernement, que nous avons étudiée par ailleurs (Kraus, 2008 ; Barbier, 2008 ; 2013 ; 2015a). Nous nous bornerons ici à prendre deux exemples, choisis à dessein dans deux pratiques linguistiques très différentes. La première est celle des citoyens ordinaires de l’Union européenne, qui, en raison de leur incompétence majoritaire dans la langue anglaise, se trouvent, pour l’essentiel, exclus de fait de la politique européenne telle qu’elle se fait, c’est-à-dire en anglais. Il s’ensuit des phénomènes d’exclusion qui mettent en avant une opposition entre des « élites [1] » parlant et comprenant l’anglais et les citoyens ordinaires (Barbier, 2015b). Ces « élites » ne s’aperçoivent pas qu’en oubliant volontairement la question de l’égalité des langues dans l’exercice de la politique en Europe, elles contribuent à nourrir ce qu’elles appellent le populisme, fait indéniable qu’on peut repérer à certains traits de la sociologie politique des nations de l’Union européenne. La deuxième pratique, au contraire, est celle de « gens d’élite » par principe, si l’on ose dire : les chercheurs en sciences sociales. Dans ce domaine, on pourrait croire que la pratique de la langue anglaise est très répandue, puisqu’elle est exigée pour les critères d’évaluation. Il n’en est rien : l’anglais qui est pratiqué reste très rudimentaire et limité (à un niveau très général, on voit ainsi – tableau 1 ci-après – que, parmi les professions à contenu intellectuel dans l’Union européenne actuelle, près d’une personne sur cinq ne comprend pas l’anglais, et que près de neuf personnes sur dix ne sont pas parmi celles qui parlent l’anglais bien ou couramment). S’il permet l’hégémonie des revues de langue anglaise et américaine en sociologie, par exemple, c’est aux dépens de la qualité de la recherche, que nous illustrons par une réflexion menée à partir d’une expérience internationale de sociologue.

Tableau 1

L’exclusion de l’anglais dans l’Union européenne selon les niveaux de qualification, l’âge et les revenus d’emploi, dans un régime « monolingual » (si l’anglais était la langue officielle de l’Union)

Tableau 1
%, AES, 2011, issu de Gazzola, 2014 Taux absolu d’exclusion Taux relatif d’exclusion Toute l’Union européenne 49 81 Âge 55-64 63 82 Âge 25-34 37 79 (revenus) Quintile supérieur 29 Na (revenus) Quintile inférieur 60 Na Niveau d’éducation le plus élevé 19 Na Niveau d’éducation le plus bas 89 Na Professions à contenu « intellectuel » 16 60 Managers 35 66 Employés/ouvriers peu qualifiés 69 86 Secteur financier 12 59 Agriculture 86 97

L’exclusion de l’anglais dans l’Union européenne selon les niveaux de qualification, l’âge et les revenus d’emploi, dans un régime « monolingual » (si l’anglais était la langue officielle de l’Union)

2Ainsi, contrairement à la promesse présentée par les partisans de l’extension de l’anglais comme langue universelle de l’humanité, comme par exemple Philippe Van Parijs (2011 ; 2012), non seulement la pratique de l’anglais aujourd’hui est directement dommageable comme langue unique de la politique au sein des organes transnationaux de l’Union européenne, mais elle est également dommageable quand il s’agit de la recherche en sciences sociales, car elle éloigne de la possibilité d’accomplir la visée qui caractérise le chercheur, selon l’enseignement classique de Max Weber, à savoir être capable d’objectiver la vérité.

L’inégalité des citoyens face aux langues, un problème majeur et ignoré par les dirigeants

3Dans l’Union européenne, on a montré qu’il existait une coupure entre les citoyens et le droit, malgré l’affirmation de leurs droits linguistiques théoriquement égaux (Barbier, 2016). Mais il y a plus : comme l’anglais est la langue de fait de la politique européenne, le clivage majeur au sein de chaque nation et de l’Union elle-même s’accroît entre les locuteurs de l’anglais et les autres (pour une étude détaillée, voir Barbier, 2015a). Comme les statistiques concernant la compétence linguistique des citoyens européens sont rares et de qualité incertaine (Jostes, 2007), une doxa « optimiste » a eu tendance à s’installer dans l’Union européenne, selon laquelle l’anglais serait parlé par une majorité de citoyens et que cette langue serait progressivement devenue une « lingua franca » de l’Union (Van Parijs, 2011 ; Van Parijs, 2012). Or, il n’en est rien. Comme le montrent Kjær et Adamo (2011), la situation actuelle exclut en particulier un accès individuel au droit européen tel qu’écrit en anglais, comme d’ailleurs à la capacité de participer pleinement dans cette langue à l’activité politique. On a pu estimer, en général, que seuls 6 % de la population européenne (Piron, 1994) [2] serait à même de parler l’anglais de façon compétente et bilingue, ce qui est bien éloigné des critères hâtifs qui sont utilisés par les mesures des enquêtes dites Eurobaromètre. Malgré des chiffres comparables au plan européen, ces dernières souffrent d’une limite dirimante, car elles sont construites sur (a) une auto-déclaration de la compétence linguistique et (b) une auto-appréciation de la capacité à « tenir une conversation [3] ». L’enquête publiée en 2006 puis à nouveau en 2012 [4] indique que les deux situations dans lesquelles les personnes interrogées disent comprendre une « seconde » langue (très majoritairement, l’anglais) sont d’une part, « pendant les vacances à l’étranger » et, de l’autre, « en regardant des films à la télévision ou en écoutant la radio », la compréhension « sur Internet » étant la troisième situation la plus fréquente, avec celle des échanges « avec des amis » ou « au travail, en face à face ou par téléphone ». Aucune de ces situations n’est spécifiée à l’avance, mais leur repérage résulte de l’agrégation des réponses. D’ailleurs, aucune de ces situations ne correspond à une possibilité d’évaluer rigoureusement des compétences réelles. En outre, les personnes interrogées ne le sont pas sur la qualité de leur compétence. Même avec ces imprécisions manifestes, il n’y avait en 2012 que 38 % des citoyens européens qui pouvaient tenir une conversation en anglais telle que ne la définit pas Eurobaromètre (et 54 % en tenir une semblable dans une seconde langue, dont la principale était donc l’anglais). La situation est donc aujourd’hui la suivante dans l’Union : sur la base d’une connaissance non réellement évaluée, on peut dire que 38 % des citoyens européens se débrouillent dans des tâches élémentaires de la vie quotidienne pour parler un peu d’anglais ou quelque chose qui peut passer pour de l’anglais. Ce qui veut dire que, même sur cette base « optimiste » d’évaluation par Eurobaromètre (laquelle a un évident objectif d’autojustification par la Commission elle-même), six Européens sur dix sont exclus de l’accès à l’anglais.

4En outre, en 2007 et en 2011, la Commission européenne (services statistiques, Eurostat, enquête dite Adult Education Survey – AES) a publié d’autres chiffres qui, tout en étant également fondés sur l’auto-évaluation, sont quand même plus rigoureux dans la mesure où ils demandent aux personnes interrogées de se situer dans une de ces trois catégories : « très bon », « bon » ou « basique/correct » [5]. Les résultats de 2007 montrent que seuls 13,3 % des Européens se déclarent « très bons » ; si on les groupe avec ceux qui se disent « bons », ils sont 30 %. Ces statistiques portent sur la population en âge de travailler (25-64 ans) et surestiment le chiffre global puisque les plus âgés sont moins compétents en langues étrangères. Au total, sur la base d’une autoévaluation sans contrôle réel, moins d’un Européen sur trois est capable de traiter des situations simples en anglais. On est donc loin de l’anglais considéré comme « lingua franca » : lingua franca, il l’est certes, mais pour de minuscules élites administratives et universitaires, et encore. Du point de vue des droits linguistiques, cependant, comme l’anglais triomphe dans la pratique et que cette situation n’est pas corrigée, les droits linguistiques égaux des citoyens européens ressemblent à une promesse non tenue et restent purement théoriques. Comme on l’a montré (Gazzola, 2014 ; Barbier, 2015a), cette situation n’autorise pas à penser que les citoyens européens peuvent exercer dans l’égalité leur droits politiques. On peut donner quelques précisions supplémentaires sur les différences entre les pays, et entre les couches de la société. Du point de vue des métiers, même si la compétence en langues étrangères suit en général la formation des personnes, il ne faut pas imaginer que toutes les personnes hautement qualifiées soient uniformément compétentes en anglais comme le montre le tableau ci-dessous, issu des travaux de M. Gazzola (2014) qui calcule des taux d’exclusion de l’anglais à partir des statistiques de l’AES mentionnées plus haut. M. Gazzola appelle « taux absolu d’exclusion » la part de la population qui ne comprend ni ne parle l’anglais. Si on ajoute ceux qui parlent et comprennent très bien l’anglais et ceux dont c’est la langue maternelle, les autres sont considérés comme des « exclus relatifs ». Leur part est évidemment bien plus élevée.

5Au niveau transnational européen, on compte quand même un Européen sur cinq parmi les exclus absolus de l’anglais, et un peu moins d’un sur cinq pour les « professions à contenu intellectuel ». Le plus discriminant est, comme le montre le tableau 1, le niveau d’éducation : les moins éduqués sont près de 9 sur 10 à être exclus, comme les agriculteurs. Si l’on considère que pour faire de la politique dans une langue il faut la parler très bien, la colonne 2 du tableau 1 montre que ce n’est le cas que d’une infime proportion de la population européenne (1 Européen sur 5). Le tableau 2 montre l’étendue immense des différences entre les pays membres de l’Union européenne.

Tableau 2

Taux d’exclusion de la population (régime monolingual = anglais langue officielle)

Tableau 2
%, AES, 2011 issu de Gazzola, 2014 Taux absolu d’exclusion Taux relatif d’exclusion France 55 95 Royaume-Uni 1 3 Allemagne 43 82 Italie 54 97 Espagne 67 94 Pologne 75 96 Danemark 15 Suède 9 18 Hongrie 85 97

Taux d’exclusion de la population (régime monolingual = anglais langue officielle)

6Dans l’Union européenne, il n’y a que les Pays-Bas et les pays scandinaves qui ont des scores élevés pour la compétence en anglais. Quiconque a travaillé dans l’un de ces derniers pays sait parfaitement que le niveau qui y est considéré comme « excellent » n’a rien à voir avec un niveau de très bon anglais, comportant à la fois un accent classique (standard English) et des compétences élevées en syntaxe et grammaire. Ce sont pourtant les seuls Européens qui sont susceptibles d’être considérés comme capables de comprendre le langage de la politique au niveau européen transnational. Un travail sociologique approfondi reste par ailleurs à accomplir à propos du lien qui existe entre le fait d’être exclu de l’anglais et les choix politiques, mais nous avons montré (Barbier, 2015a) qu’il existe au moins une relation privilégiée entre le fait d’être partisan d’un parti considéré comme d’extrême droite et le fait d’avoir les caractéristiques des personnes exclues de l’anglais. Par exemple, les électeurs et les sympathisants du Front national en France ou du Parti national danois sont ceux qui, dans leurs pays respectifs, appartiennent au groupe qui est le moins à l’aise en anglais.

7Au total, non seulement le principe de l’égalité des langues dans l’Union n’est pas mis en œuvre, mais une minorité des citoyens européens est capable de parler l’anglais de façon suffisante pour participer à la vie politique. On pourrait penser que cette situation concerne seulement les citoyens les moins qualifiés et que les plus qualifiés s’accommodent fort bien de l’anglais. L’exemple suivant, qui concerne les chercheurs, montre que l’hypothèse est fausse.

Travailler uniquement en anglais interdit aux chercheurs en sciences sociales de comprendre la vérité des politiques qu’ils étudient

8Dans l’exemple qui suit, il ne s’agit plus de la participation des citoyens à la politique européenne. Il s’agit de la domination de l’anglais au sein d’une catégorie d’élite, les sociologues. Dans plusieurs publications, nous avons décrit la situation qui est celle des cercles où sont menées les recherches internationales dans l’Union européenne, à partir d’une connaissance intime de ces milieux que nous avons été obligés, par devoir professionnel, de fréquenter : c’est la fréquentation de ces « situations internationales de recherche » (Barbier, 2005) qui donne en général l’accès à la confrontation avec les laboratoires les plus renommés, à l’émulation pour gagner des contrats collectifs internationaux et aux publications les plus recherchées. Bien sûr, le paysage général de ces milieux professionnels n’est pas comparable avec la majorité des citoyens des pays auxquels ils sont rattachés. Cependant, les inégalités immenses sont observées entre les pays d’origine : les pays latins par exemple – Espagnols, Italiens, Français, Portugais ou collègues d’Europe centrale – éprouvent des difficultés récurrentes pour utiliser l’anglais dans le montage et la gestion des contrats, mais aussi dans l’usage courant dans les colloques et les échanges scientifiques. Toutes ces difficultés sont euphémisées parce que les équipes de non-anglophones d’origine (non-native speakers) s’arrangent pour mettre en avant ceux et celles d’entre eux dont l’anglais est le meilleur, voire se ranger sous la houlette de native speakers. De la même façon qu’une obligation statutaire de compétence en langues est obligatoire dans le personnel des hauts fonctionnaires de la Commission européenne, et qu’une compétence multilingue bien supérieure est observée, une situation similaire concerne, de fait, les responsables des recherches dans le domaine des sciences sociales. La fréquentation des colloques et séminaires habituels montre à l’inverse que la qualité des échanges en anglais international est gravement entachée par la compétence limitée en anglais de la majorité des « non-native speakers ». Ceux-ci et celles-ci savent tous, et les jeunes en particulier, qu’il leur faut communiquer en anglais, et ils sont bien obligés de se débrouiller. Très peu sont capables d’écrire directement leurs textes en anglais et beaucoup recourent aux services de traducteurs plus ou moins compétents, étant ainsi le plus souvent incapables de relire les versions finales des textes qu’ils soumettent à la publication [6]. La situation générale n’est pas cependant, comme certains l’ont affirmé, celle d’un milieu – le milieu international des social scientists – qui serait un utilisateur de ce qu’on appelle le « Globish », lequel est, de fait, une marque commerciale qui diffuse un jargon composé de 1 500 mots définis comme essentiels et suffisants pour « parler l’anglais » pour un businessman ou un touriste. Si l’on peut apparemment fort bien faire des affaires avec cet outil, les chercheurs ne peuvent se débrouiller avec lui pour faire de la recherche internationale. Il leur faut utiliser une vraie langue, car même avec des exigences inférieures de qualité, les séminaires et autres colloques exigent quand même, pour être tenus, une langue cohérente. En fait, il s’agit d’un anglais dégradé qui tolère des fautes énormes d’usage, mais qui est « tenu » par la structure formée par les véritables native speakers qui sont capables – car toujours présents – de maîtriser l’ensemble du processus de communication. Ce n’est donc pas le Globish qu’on parle dans les lieux et les situations de la recherche internationale, mais plutôt une forme d’international English, similaire et différent du Chinese English ou, par exemple, du South African English ou de l’une des variétés de l’Indian English.

9Le problème majeur dans ce genre de coopération qui vise à la recherche mais n’aboutit en général qu’à des formules qui relèvent plutôt du management de la connaissance et du conseil/consulting est que la rigueur conceptuelle ne peut être tenue sans une précision à la fois disciplinaire et linguistique. La traduction n’y est que très mal considérée (Sapiro, 2014). La pratique fournit d’innombrables exemples de concepts qui ne sont pas traduisibles et qui entraînent avec eux des ambiguïtés dommageables (Hagège, 2012) : le concept de rapport salarial n’a pas de véritable équivalent en anglais, ne serait-ce que parce qu’en anglais moderne, la notion de « salarié » n’est plus pertinente et a été remplacée par celle « d’employee », ce qui provoque la confusion avec la notion de « worker ». La notion de « domination » en français se heurte à l’impossible équivalence avec l’allemand « Herrschaft » (Barbier, 2015c), dressant l’une contre l’autre des traditions sociologiques immenses. Plus souvent encore, ce sont les mots de la politique qui, dans leur acception reçue dans l’anglais du moment, viennent s’imposer subrepticement aux sociologues, lesquels, au lieu de faire leur métier – c’est-à-dire, en tout premier lieu, forger des concepts – se retrouvent en position de ventriloques, copiant les mots apparemment anglais qu’ils trouvent sur les lèvres de leurs commanditaires politiques et tâchant d’en faire ce qu’ils peuvent pour satisfaire ces commanditaires. On ne prendra ici qu’un exemple, le mot « workfare », qui fut inventé par Richard Nixon (à vrai dire, par son nègre William Safire, journaliste et rédacteur de ses discours). En 1969, le président républicain déclara à la télévision : « what America needs now is not more welfare but more “workfare” ». Le mot workfare devient dès lors un « totem idéologique » aux États-Unis. Et il fut introduit dans la plupart des vocabulaires spécialisés de sociologie en Europe, alors même que les sociologues de terrain avaient montré que ce qui se faisait aux États-Unis, sous la présidence de Clinton, n’avait que bien peu à voir avec ce qui se faisait, dans les années 1980-1990, en France ou en Allemagne et en Scandinavie. En milieu anglophone même, au Royaume-Uni, le mot workfare ne prit pas dans le langage politique : les conservateurs y étaient hostiles car ils redoutaient que l’État devienne un employeur de dernier ressort [7] ; le dernier gouvernement conservateur, sous John Major, lança quelques expériences mais le New Labour, en 1997, s’inspirant des programmes du Wisconsin en particulier, lança non pas le workfare, mais les programmes de welfare to work[8] (des programmes dits « New Deals » d’abord pour les jeunes de moins de 25 ans, puis étendus progressivement). Ces nuances sont évidemment incompréhensibles si l’on reste prisonnier du seul anglais.

10Pour nous, ici, le mot workfare est typique des dommages qui s’attachent au fait quotidien, pesant et incontournable, d’une réduction radicale de la qualité du dialogue scientifique dans sa version courante, à cause de l’influence de l’anglais comme solution standard. Certains non-native speakers parmi les sociologues ou les historiens entretiennent encore l’espoir, en 2016, que les native speakers, à force d’être contraints de passer de longs moments avec leurs collègues qui ânonnent de la sociologie ou de l’histoire approximatives dans un anglais exécrable, vont se faire à cette idée et apprendre une nouvelle langue internationale, l’European ou l’International English. Cet espoir manque entièrement de réalisme car au-delà des bonnes volontés qui, il est vrai, ne sont pas absentes dans le milieu, ce qui compte, c’est la loi d’airain de la concurrence internationale. L’avantage énorme dont jouissent, dans cette concurrence, ceux dont la langue maternelle ou habituelle est l’anglais, ne peut pas être remisé au placard en fonction des orientations altruistes, comme le montre très bien le recrutement des professeurs d’anglais en Inde, où les native speakers de la « métropole » sont toujours préférés aujourd’hui à des locuteurs excellents de l’anglais indien. On ne peut qu’être très sceptique, par observation d’expérience, à propos de la possibilité d’un moment où les native speakers seraient censés devoir apprendre « l’anglais international ». À part l’infime minorité d’entre eux qui, pour des raisons éthiques, font l’effort, ce n’est pas cela qui se passe dans les forums scientifiques où se jouent les jeux des disciplines. Au contraire, dans ces espaces, les native speakers et ceux qui parlent un très bon anglais (standard English/English as a foreign language) sont ceux qui donnent le ton, et ceux qui sont les plus recherchés – c’est-à-dire, comme l’ont évalué François Grin (2005) et Michele Gazzola (2006 ; 2014), une proportion qui ne dépasse pas 7 % des Européens. Ce phénomène s’étend aussi aux pays comme l’Inde ou l’Afrique du Sud, où les native speakers sont recherchés alors que les Indiens ou les Sud-Africains cultivés sont parfaitement bilingues (leur langue régionale et l’Indian English par exemple, ou l’Afrikaans et le South African English). Les théories du type de celle d’Abraham de Swaan (Bourdieu, de Swan et al., 2000), qui prônaient le projet de « déangliciser l’anglais » (to de-anglicize English) (Barbier, 2008) n’ont jamais été réalisées. En revanche, on a déjà montré (voir les travaux de Nicholas Ostler, 2010) que le monde globalisé linguistique est divisé en plusieurs « Englishes » et il ne suffit pas d’un « international English ». On peut montrer qu’il existe, à côté du Chinese English, de l’Indian English, etc., un European English (Barbier, 2015a). C’est ce European English que parlent les participants aux forums que nous avons rencontrés et il a ses propres caractéristiques, qui peuvent énerver légèrement les native speakers, mais ce n’est pas cela qui les empêche de jouir d’un privilège considérable dans leur usage des langues.

11Dans mon travail (Barbier, 2013), j’ai proposé de faire attention à la distinction entre les formulations anglaises (en anglais européen ou en anglais international) et les traductions, appropriations, « nationalisations » ou « domestications », dirait quelqu’un comme Umberto Eco (2003). Quiconque manipule des textes produits par les organisations internationales en plusieurs langues, qu’il s’agisse de textes du passé (par exemple l’Organisation internationale du travail – voir les recherches de Sandrine Kott) ou de textes contemporains produits dans le cadre de l’Union européenne, se heurte à ce phénomène : il y a toujours des écarts entre un texte de traduction d’un côté et des textes plus spécifiques qui sont censés fonctionner, dans chacune des langues de traduction, comme des équivalents mais qui, à la fin, ne sont que des équivalents parfois très imparfaits. Cela s’applique, dans l’enquête contemporaine, aux textes en anglais européen qui circulent dans les forums et les arènes, y compris aux textes juridiques. Sur ce dernier point, j’ai montré que l’une des prescriptions de base du droit de l’Union européenne est d’ailleurs de tenir la traduction éloignée des langues nationales utilisées dans les droits respectifs (Barbier, 2016). Dans l’étude des forums d’aujourd’hui, il convient donc de faire une distinction très précise entre deux types de textes : les textes à valeur juridique contraignante (binding law) et les autres. Pour les premiers, la distance du droit de l’Union vis-à-vis des droits nationaux est étroitement calibrée par les juristes-linguistes [9], mais, dans le même temps, la valeur du texte est considérée comme authentique dans n’importe laquelle des langues du traité de l’Union. Pour tout le reste des textes, et c’est l’immense majorité de ce qui est produit dans les forums, ce sont des documents qui ne sont pas strictement contraignants et c’est ici que joue la souplesse du rapport entre un discours considéré comme consensuel (par exemple un consensus souvent approximatif à propos d’un énoncé de politique suffisant pour une action minimale) et une traduction, qui sera plutôt d’ailleurs une adaptation de fait dans la langue cible, par exemple le français. Ces constats que peut faire n’importe quel sociologue ou politiste dans son travail quotidien en milieu international ont une importance pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les accords et les débats, dans les controverses et les variétés de solutions qui se produisent en anglais européen, et dans les écarts qu’on pourra, à chaque fois selon des méthodes adaptées, repérer entre les textes d’accord et la mise en œuvre des programmes prévus par ces accords, par exemple en matière de protection sociale.

12Il faut tirer les leçons sur l’insuffisance de l’usage de l’anglais comme langue qui prétend à un statut de langue unique internationale, pour les chercheurs et leurs travaux exigeants.

13Ainsi, les citoyens de l’Union européenne sont mécontents de cette dernière, ils la considèrent comme lointaine et peu démocratique. La langue dont usent les responsables politiques de l’Union est devenue, presque tout le temps (Barbier, 2016), l’anglais européen. Il n’est pas étonnant que cette pratique linguistique accroisse l’étrangeté de l’Union européenne. Alors que les chercheurs en sciences sociales sont censés comprendre le fonctionnement des sociétés nationales et transnationale européenne, on leur refuse l’usage plein et libre de l’idiome qu’ils ont reçu dans leur éducation et on les évalue selon les fourches caudines de la langue du monde, cette « world-language » dont, en 2007, le Premier ministre Gordon Brown fit l’éloge en se félicitant des succès commerciaux et financiers de son pays. La situation actuelle de l’Union européenne, si elle ne saurait s’expliquer, cela va sans dire, par des considérations linguistiques, est pourtant directement liée avec le mépris de la diversité des langues par les élites dirigeantes : ils ignorent que leurs concitoyens ne comprennent pas ce qu’ils leur disent en anglais, et ils ignorent les sciences sociales multilingues qui seraient capables de les alerter sur les impasses dans lesquelles ils sont enferrés. Les plus élevés d’entre eux, dans la hiérarchie, sont les juges de l’Union européenne mais ils n’ont jamais compris l’enjeu qui s’attache à la diversité des langues (Mancini, 2000).

Notes

  • [1]
    En sociologie ou science politique, le terme d’« élites » n’a pas de connotation normative. Il désigne simplement les couches sociales supérieures, lesquelles sont effectivement celles qui prennent les décisions politiques, culturelles, etc.
  • [2]
    Cette estimation, qui date il est vrai un peu, s’appuie sur deux articles de la fin des années 1980 dont l’un d’Udo van de Sandt dans une enquête de Lintas Worldwide (en 1989) et l’autre de Mark Fettes (1991) ; ce dernier cite van de Sandt. Fettes, qui discute du conflit entre espéranto et anglais, parle de 6 % pour la connaissance (« truly correct comprehension ») et ajoute : « other languages are presumably doing less well, and the figures for active competence would be still lower ».
  • [3]
    La question 48a du baromètre est, en anglais, la suivante : « Which languages do you speak well enough in order to be able to have a conversation, excluding your mother tongue ? »
  • [4]
    Curieusement, la Commission ne consacre que peu d’argent aux enquêtes concernant la compétence linguistique puisque six ans séparent l’enquête de 2012 de celle de 2006, effectuée pour la première fois en 2001. La dernière enquête publiée par la Commission européenne est « Europeans and their languages », (juin 2012, EB 386). Elle a été précédée de 2006, spécial EB243, et 2001, EB 54.1 Les enquêtes de 2001, 2006 et 2012 sont toutes accessibles en ligne sur le site Eurobaromètre, à l’aide de leur numéro : <http://ec.europa.eu/public_opinion/index_fr.htm>.
  • [5]
    Tout en étant précisées, ces catégories n’en restent pas moins approximatives : (a) « très bon » (proficient) veut dire la capacité de comprendre et produire une large variété de textes exigeants et d’utiliser la langue de façon flexible ; (b) « bon » (good) veut dire déclarer la capacité de décrire des expériences et des événements de façon relativement courante et produire des textes simples ; (c) « correct/basique » (fair/basic) se réfère à la capacité de comprendre et d’utiliser les expressions les plus courantes et quotidiennes en relation avec des situations familières.
  • [6]
    Dans les sciences sociales, on n’a pas encore assisté à la standardisation qui est coutumière en médecine, mais il est vraisemblable que des transformations similaires pourraient se produire. En médecine, les articles passent obligatoirement, avant d’être publiés, par un processus de standardisation qui implique une traduction en anglais par des spécialistes.
  • [7]
    Les conservateurs critiquaient « the nationalisation of jobs » (The Economist, 3 août 1996).
  • [8]
    Comme d’autres journaux, The Independent présentait les réformes naissantes, dont l’inspiration venait des États-Unis comme un « workfare with dignity » (par exemple, numéro du 26 sept. 1996).
  • [9]
    Évidemment, cela comprend le texte des traités, des directives, etc.
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Français

Il existe de nombreuses illustrations des dommages causés par l’imposition, au sein de l’Union européenne, d’une hégémonie de fait de l’anglais. En large partie, cette imposition est le résultat d’une absence de politiques linguistiques à ce niveau de gouvernement. L’article réfléchit à propos de deux exemples de pratiques linguistiques très différentes : la première est celle des citoyens ordinaires de l’Union européenne qui, en raison de leur incompétence majoritaire dans la langue anglaise, se trouvent, pour l’essentiel, exclus de fait de la politique européenne telle qu’elle se fait, c’est-à-dire en anglais. Il s’ensuit des phénomènes d’exclusion qui mettent en avant une opposition entre des « élites » parlant et comprenant l’anglais et les citoyens ordinaires. Ces « élites » ne s’aperçoivent pas qu’en oubliant volontairement la question de l’égalité des langues dans l’exercice de la politique en Europe, elles contribuent à nourrir ce qu’elles appellent le populisme. La deuxième pratique, au contraire, est celle des chercheurs en sciences sociales. On pourrait croire que la pratique de la langue anglaise est très répandue, puisqu’elle est exigée pour les critères d’évaluation. Il n’en est rien : l’anglais pratiqué reste très rudimentaire et limité (parmi les professions à contenu intellectuel dans l’Union européenne actuelle, près d’une personne sur cinq ne comprend pas l’anglais, et près de neuf personnes sur dix ne sont pas parmi celles qui parlent l’anglais bien ou couramment). S’il permet l’hégémonie des revues de langue anglaise et américaine en sociologie, par exemple, l’usage hégémonique de l’anglais se fait aux dépens de la qualité de la recherche.

Mots-clés

  • multilinguisme
  • Europe
  • nationalisme ethno populiste
  • politique des langues

Références bibliographiques

  • Barbier, J.-C., « Remettre la comparaison sur l’ouvrage et dans ses mots », in Barbier, J.-C. et Letablier, M.-T. (dir.), Politiques sociales/Social Policies : Enjeux méthodologiques et épistémologiques des comparaisons internationales/Epistemological and Methodological Issues in Cross National Comparison, Bruxelles, PIE Pieter Lang, 2005, p. 17-43.
  • En ligneBarbier, J.-C., La Longue Marche vers l’Europe sociale, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », 2008.
  • Barbier, J.-C., The Road to Social Europe, A Contemporary Approach to Political Cultures and Diversity in Europe, Abingdon, Routledge, 2013.
  • Barbier, J.-C., « English Speaking, a Hidden Political Factor of European Politics and European Integration », Politiche Sociali/ Social Policies, no 2, 2015a, p. 185-218. doi : 10.7389/80418.
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Jean-Claude Barbier
Jean-Claude Barbier est directeur de recherche (sociologue) émérite au CNRS, au Centre d’économie de la Sorbonne (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne). Spécialiste de l’intégration européenne, il s’intéresse au rôle central des langues dans les communautés politiques et à la politique des langues dans l’Union européenne. Il a publié récemment The Road To Social Europe, A Contemporary Approach to Political Cultures and Diversity in Europe (Routledge, 1993).
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/09/2016
https://doi.org/10.3917/herm.075.0111
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