CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans La Dimension cachée, Edward T. Hall (1978) a mis l’accent sur l’appréhension de l’espace en tant que dimension culturellement et non objectivement déterminée : la manière dont nous concevons l’espace varie d’une culture à l’autre. La proxémie, terme qu’il a lui-même créé, analyse la communication non verbale fondée sur l’espace ainsi considéré. Dire de quelqu’un qu’il est « distant » ou, au contraire, qu’il nous est « proche » n’a pas le même sens selon les cultures : un Américain, un Japonais, un Russe ou un Français n’auront pas la même définition de la distance proxémique.

2 Cette dimension reste généralement cachée, car elle semble à ce point aller de soi qu’on a du mal à croire qu’elle soit soumise à des variations et, encore moins, qu’elles puissent être considérables.

3 Il en va de même de la langue : ce n’est qu’au contact des langues qui nous sont étrangères qu’on prend conscience que notre « rapport au monde », comme le disait Merleau-Ponty (1945), varie selon la langue à ce point que « [pour] assimiler complètement une langue, il faudrait assumer le monde qu’elle exprime et l’on n’appartient jamais à deux mondes à la fois » (p. 218).

4 Voilà qui explique que l’on soit en général déconcerté par le fait que des mots en apparence semblables puissent être porteurs de sens différents : ce n’est, en réalité, que la conséquence de ce que chaque langue recèle une « vision du monde » (Weltansicht ; sur la distinction entre Weltansicht et Weltanschauung, voir Humboldt, 2000). Aux cinq sens que l’on reconnaît traditionnellement, il faudrait ajouter le « sens de la langue » (Sprachsinn), qui a ceci de particulier qu’il est celui qui permet de nommer et d’appréhender tous les autres ; c’est, selon Wilhelm von Humboldt, le sens le plus fondamental (Escoubas, 1992).

5 Le mot sens n’échappe pas à la règle : il n’est, dans l’attribution de ses diverses acceptions, nullement universel, et ne renvoie pas à une relation biunivoque avec la réalité. Il n’est pas, non plus, en raison de ses origines et de sa polysémie, uniquement à considérer dans le cadre étroit d’une seule langue, mais au sein d’un ensemble plus vaste, notamment à l’heure de la mondialisation et des transferts culturels qu’elle met en mouvement.

Étymologie du sens, étymologie des sens

6Le mot sens dérive du latin sensus, qui vient lui-même du verbe sentire, sentir, c’est-à-dire « percevoir par les sens ». C’est cette première acception qu’a retenu l’anglais sense : les cinq sens se disent the five senses. On pourrait penser que c’est là une donnée initiale allant de soi, mais le mot allemand correspondant, Sinn, en dépit de sa ressemblance avec sensus, ferait apparaître une logique à première vue différente : le mot, selon le dictionnaire Duden, vient d’une racine germanique signifiant Gang, Reise, Weg, c’est-à-dire « déplacement », « voyage », « chemin ».

7 À ce sens premier est associé un second : non pas la perception des impressions extérieures, mais leur appréhension par la raison, autrement dit la signification. En latin, des sens à la raison, il y n’y avait qu’un pas : sentire signifie aussi bien « sentir » que « savoir ».

8 À cet égard, on rappellera que savoir dérive de sapere qui signifie « avoir de la saveur, du goût » d’où, par extension « sentir les saveurs », « avoir le goût fin », ce qui, au sens figuré, donne « avoir de la pénétration, de la raison », « être sensé, être sage », d’où « savoir, connaître, comprendre ». On retrouve ce sens dans homo sapiens : « saveur » et « savoir » sont donc étymologiquement indissociables et, en portugais ou en espagnol, saber signifient aussi bien « avoir un goût » que « savoir ».

9 Une troisième acception que l’on retiendra en français est celle, très particulière, de « direction », que l’on retrouve en portugais (sentido) ou en italien (senso). Cette acception n’existait pas en latin (pars, directio, etc.), pas plus qu’on ne la trouve en anglais, où l’on traduira par « direction » ou… « way ». Or, c’est là l’origine donnée par le Duden de Sinn.

10 Pour Julius Pokorny (1959), auteur du monumental Indogermanisches etymologisches Wörterbuch (Dictionnaire étymologique de l’indo-européen), c’est de ce troisième sens, apparemment obtenu par dérivation et d’extension limitée, que dériveraient tous les autres. Il faut partir de la racine indo-européenne sent-dont le sens premier était « prendre une direction, aller » et le sens figuré « sentir, percevoir ». Sinn et sens sont donc bien apparentés.

11 Ce que sous-entend cette étymologie, c’est que ce que l’on perçoit par les sens est, par nature, orienté : nos sens captent des sensations, mais pas toutes ensemble ou de manière désordonnée. Pour confuses qu’elles puissent nous paraître, nos sens opèrent nécessairement une sélection, en leur imprimant une « direction » et par conséquent un « sens ».

12 C’est ce sens premier qui, à son tour, donnerait son sens à tous les autres.

Des sens à la synesthésie des imaginaires

13On pourrait croire en avoir terminé avec les sens en partant d’une racine indo-européenne permettant de couvrir un champ aussi large en faisant apparaître une tripartition initiale aussi simple à définir que facile à comprendre. En réalité, ce n’est là qu’une matrice dont la combinaison des éléments de base peut aboutir à une complexité redoutable. Mais il ne s’agit pas là que d’opérations abstraites : elles doivent être mises en parallèle avec la manière dont les langues sont porteuses d’imaginaires qui se construisent au contact les uns des autres.

14 Si l’on se tourne du côté de la manière dont le « sens » s’est élaboré dans l’imaginaire occidental, voire au-delà, il faut se diriger, en amont, vers le monde grec. C’est le mot latin sensus qui a servi à traduire le mot grec correspondant aisthêsis, que l’on retrouve dans esthétique ou synesthésie.

15 À la fin de l’âge classique, en effet, trois grandes acceptions ordonnent le champ sémantique de la polysémie de sensus et de ses correspondants dans les langues romanes et anglo-saxonnes : « (1) la sensation, la perception sensible ; (2) la compréhension, la perception intellectuelle ; (3) la signification » (Cassin, 2003, p. 1133). Par le jeu des différenciations propres à chaque langue, il faut tenir en compte, pour traduire le français « sens », en anglais de sense, sentiment, feeling, meaning, import, signification ; en allemand de Sinn, Bedeutung (« signification »), Gefühl (« sentiment »), Empfindung (« sensation »), etc.

16 À l’inverse, en grec, ce qui frappe c’est l’absence d’une telle relation, qui nous est si familière : « Cette articulation n’existe pas en amont : en grec, le registre de l’aisthanesthai, “sentir, percevoir, s’apercevoir” (1) est absolument distinct de celui du sêmainein, “faire signe, signifier, vouloir dire” (3) » (Ibid.). Ce n’est que tardivement que l’unité est établie : « C’est cependant sous le chef d’un terme grec, le nous, qui relève du second registre, celui de la perception intellectuelle, que les Pères de l’Église, qui le rendent par sensus, unifieront l’ensemble » (Ibid.).

17 Autrement dit, comme dans Correspondances de Baudelaire, tout se passe comme si « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » au fur et à mesure que l’élaborent, au fil du temps, les imaginaires des langues.

18 Dans le monde occidental, l’imaginaire renvoie au sens de la vue : il est donc davantage du côté de l’« idée » (grec idea, racine wid, « voir », comme dans le latin videre, l’allemand wissen (« savoir »), le sanskrit Veda, etc.) – de même qu’intuition (latin intueri, « voir ») – dont l’étymologie semble dire « voir, c’est savoir ». En français, le sens s’appuie sur un autre des sens, en l’occurrence… l’odorat : « En revanche, notre sentir, sur le lat. sentire, se spécialise en “percevoir par l’odorat” et “exhaler une odeur” » (Cassin, 2003, p. 1134), où sentir fait alors écho à senteur. Quant à l’aisthanomai grec, il se construit sur « le sanscrit avih, comme le latin audio, qui veut dire “entendre, percevoir” (plus rarement “écouter, obéir”). On touche là au privilège “linguistique” de tel ou tel modèle de sensation » (Ibid.).

19 Est-ce à dire que la perception de notre rapport au monde serait entièrement déterminée par notre langue ? Répondre par l’affirmative serait oublier l’extrême plasticité que démontre la faculté des langues à se traduire et à se combiner entre elles à l’infini : le grec aisthêsis a été ainsi rendu par sensus, alors que ces deux mots recouvraient des sens bien différents, ce dernier se retrouvant en français sous la forme sens, à son tour diffracté en anglais sous la forme sense, meaning et direction, en russe par chuvstvo, znachenie et napravlenie, en chinois par guanneng, yisi et fangxiang, et ainsi de suite dans les langues et les cultures les plus diverses. Il y a, par conséquent, toujours place pour une synesthésie des imaginaires des langues, que la mondialisation actuelle ne fait sans doute qu’accélérer.

20 Il n’en reste pas moins que l’on n’a habituellement pas conscience de la manière dont notre langue informe en profondeur notre « vision » du monde : ce n’est qu’en la confrontant aux autres qu’elle devient visible. Le sens de la langue est comme la couleur : étymologiquement, c’est un mot latin qui vient du verbe celare, autrement dit « cacher ». La couleur dévoile en se montrant autant qu’elle dissimule en recouvrant ce qui lui préexistait. Il en va de même de la langue et, ajoutera-t-on, de la communication.

Références bibliographiques

  • Cassin, B. (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil/Le Robert, 2003.
  • En ligneEscoubas, E., « La Bildung et le “sens de la langue” : Wilhelm von Humboldt », Littérature, vol. 86, n° 2, 1992, p. 51-71. En ligne sur <www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1992_num_86_2_1545>, consulté le 7/3/2016.
  • Hall, E.T., La Dimension cachée, trad. de l’anglais A. Petita, Paris, Points, 1978.
  • Humboldt, W. (von), Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Paris, Points, 2000.
  • Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • Pokorny, J., Indogermanisches etymologisches Wörterbuch, Berne/Munich, Francke, 1959.
Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff est professeur de traductologie à l’université Nice Sophia Antipolis et chercheur associé à l’ISCC/CNRS. Il a notamment coordonné le n˚ 58 d’Hermès (« Les langues de bois », avec Joanna Nowicki, 2011), et est l’auteur de La Traduction (Puf, coll. « Que sais-je ? », 2003, 5e éd. 2015) et de Traduire et communiquer à l’heure de la mondialisation (CNRS éditions, 2011).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2016
https://doi.org/10.3917/herm.074.0078
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