CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Tout objet ou tout document est désormais plongé dans une véritable logistique informationnelle. Autrement dit, il est inévitablement saisi dans un flux d’information, ou ne peut que difficilement lui échapper – ce qui transforme et le mode d’existence du document et le mode d’existence de l’objet. Il se noue ainsi un nouveau dialogue et un nouvel échange de propriétés entre les deux. Il en va d’une sorte de porosité entre objet et document que nous voudrions participer à explorer à travers la notion de quasi-objet documentarisé (QUOD) dont nous esquissons ici une première typologie avant de nous interroger sur leur capacité à réduire ou non l’incommunication et de conclure sur la question plus politique de la « gestionnarisation ».

De la logistique informationnelle aux QUOD

2Cette logistique informationnelle (Robert, 2005) débouche sur un macro-système technique (MST) documentaire (Gras, 1993 ; Robert, 2005) dont le noyau dur ou le modèle devient le Web. N’oublions pas que le Web est né, sous l’impulsion de T. Berners-Lee et R. Caillau à la fin des années 1980, comme un outil de configuration d’un système de gestion documentaire plus souple et plus ouvert que celui dont disposait à l’époque le Centre d’études et de recherches nucléaires européen de Genève. Son cœur articule le triptyque URL, http et html pour localiser, transmettre et décrire une ressource documentaire. Ce dispositif va bientôt s’étendre au monde entier à travers ce qui va devenir le Web. Autrement dit, il est possible de considérer que le Web est devenu ainsi progressivement le centre d’un MST de re-documentarisation (Robert, 2005 ; Salaün, 2012) qui, au-delà du Web (1 ou 2), concerne les réseaux sociaux ainsi que les réseaux spécialisés d’entreprises. Il renvoie à un mouvement de fond qui peut être appréhendé par deux opérations complémentaires, celle de la logisticisation de l’objet (ou du document) et celle de la documentarisation de la logistique de l’objet (ou du document) (Robert et Pinède, 2012). Ces deux opérations modifient le mode d’existence de l’objet en quasi-objet-documentarisé. Nous reprenons la notion de « mode d’existence » à G. Simondon (1958-1989), celle de quasi-objet à M. Serres (1983). Cet article voudrait proposer l’esquisse d’une première typologie de ces QUOD.

3Sans forcément remonter à une essence, puisque nous ne prétendons pas faire de la philosophie, l’idée de « mode d’existence » telle que nous l’entendons ici nous incite à penser la technique à travers la caractérisation d’un ensemble de propriétés qui manifeste la manière dont l’objet peut se comporter socialement. Ce pouvoir-faire n’implique évidemment nul déterminisme, mais ouvre sur des possibles actualisables dans des situations sociales qui vont à la fois faire office de contexte tout en étant elles-mêmes interrogées par la technique. Ce mode d’existence reste à la fois celui de l’objet, mais d’un objet renouvelé et d’un objet réticulé. En ce sens, cet objet n’est plus forcément isolé/isolable parce qu’il est soumis à une logique de l’information elle-même réseautique. La boîte de conserve est traditionnellement informée par son étiquette, mais elle reste un objet refermé sur lui-même. La boîte munie d’une puce RFID peut contenir les mêmes informations et plus encore, tout en étant reliée à un dispositif/système de gestion de base de données dynamique qui l’inclut dans une logistique informationnelle. Cette boîte-là devient dès lors un QUOD.

4Nous devons la notion de quasi-objet à M. Serres (1983). Il entend par là ce qui circule dans un collectif et participe à le construire : ce peut être un ballon sans lequel l’équipe de football ou de rugby n’existe pas, ou un dessin technique qui va de main en main sur un chantier ; processus qui, en retour, peut-on imaginer, transforme le quasi-objet (l’use, le répare, le relance avec des ajouts, etc.). Le quasi-objet, tel que nous l’entendons ici dans un premier temps pour lancer la réflexion, n’est pas stabilisé comme l’objet lui-même (et moins que celui de Serres), il n’est pas forcément totalement défini, il reste ouvert, adaptable, transformable, tout en étant relativement identifié/identifiable. Il fait circuler plus qu’il ne circule lui-même : ainsi un téléphone portable (un smartphone) n’est pas un ordinateur (de bureau), mais un moyen de télécommunication informatisé/numérisé qui permet de transmettre et de faire circuler de multiples formes médiatiques (images, textes, sons) et de les croiser ; c’est à la fois un objet précis et ouvert sur sa propre complexité et sur les autres smartphones et autres tablettes ou ordinateurs.

5Bref, il s’agit d’envisager le mode d’existence réticulé d’un objet ouvert (a minima par l’information qui le concerne et qui le relie à d’autres objets ouverts et/ou à une base de données), le QUOD, dont il faut comprendre comment il s’articule à une logistique ; mais il s’agit également, de comprendre comment la logistique dans laquelle s’insère toujours l’objet (depuis au moins l’Antiquité, puisque les objets de cette époque circulent dans tout l’espace méditerranéen et européen) est désormais équipée d’une information de gestion en temps réel. Enfin, nous nous interrogerons sur l’aptitude des QUOD moins à réduire l’incommunication (ce que l’on pourrait supposer a priori) qu’à apprivoiser l’homme à la technique et à favoriser le mouvement de fond de « gestionnarisation » de la société.

Les QUOD par la logisticisation de l’objet

6Les objets (et/ou documents) dans l’environnement numérique acquièrent désormais une véritable dimension logistique, ils n’existent plus comme des objets autonomes et singuliers mais s’insèrent dans une logistique des flux (Robert et Pinède, 2012).

7La logisticisation de l’objet (et/ou du document) transforme les objets (et parmi ceux-ci les objets culturels qui sont à la fois objet et document, à l’instar du livre) en QUOD de deux manières.

8– Par polyvalence et réticulation : un même objet (un téléphone portable, par exemple) est à la fois un outil de transmission du son, de l’écrit, de la musique et des images. Et malgré son écran de petite taille, il s’avère être un support de lecture plutôt efficace. Ce n’est plus un objet – plutôt monofonctionnel – mais un quasi-objet, beaucoup plus ouvert et connecté (auparavant notre appareil photo restait en mode local, la même fonction transposée sur un téléphone portable permet également de diffuser des photos sur le réseau) ;

9– Par simulation numérique : un document numérique n’est plus stabilisé/stabilisant comme l’était le document papier, mais pris dans une double instabilité, locale et globale : locale, car le document en tant qu’entité est désormais a priori ouvert ; globale, car il peut facilement être diffusé, c’est pourquoi il requiert des procédures techniques et des normes juridiques pour être fermé ; il n’est plus un objet mais un quasi-objet.

10Nous allons voir maintenant comment ce que l’on peut appeler la fonction-livre (Robert, 2010) ne se concrétise plus seulement par un objet mais aussi par des quasi-objets documentarisés.

11Le livre traditionnel s’est longtemps présenté, et se présente toujours d’ailleurs, sous forme d’un objet matériel relativement stable et assez fermé sur lui-même, malgré les divers éléments transtextuels (Genette, 1982) qui l’ouvrent vers l’extérieur et l’insèrent dans un réseau d’autres livres, d’autres textes. Cependant, sa transposition dans l’univers numérique change radicalement ces deux propriétés. En effet, lorsque l’objet livre passe au numérique et se diffuse sur les réseaux, il devient plus ouvert, flexible, adaptable (Vandendorpe, 1999). À toute étape de sa trajectoire en tant qu’objet social, de sa production jusqu’à son exploitation par le lecteur, il peut se fragmenter, se disperser, s’enrichir ou s’appauvrir, se reconstruire, s’adapter, etc. (Smolczewska Tona, 2008). Il s’apparente dès lors davantage à une ressource qu’à un objet : de la matière disponible pour être modelée, transformée et produire des formes qui donneront au livre numérique sa réalité matérielle.

12Pour comprendre comment ce nouveau régime de matérialité (Robert, 2010) transforme l’objet numérique livre en QUOD, commençons par analyser ce que nous avons appelé plus haut la simulation numérique. Ce qui caractérise le livre numérique c’est de pouvoir se composer et se recomposer sur la surface de l’écran et emprunter ainsi plusieurs apparences numériques.

13Les différentes apparences du même livre, qui se réalisent d’abord au niveau local, de sa mise en forme et sa mise en page, se façonnent essentiellement en fonction des préférences du lecteur et/ou des possibilités offertes par les fonctionnalités et les caractéristiques des différents dispositifs de lecture. C’est le cas, par exemple, lorsque nous choisissons d’adapter le contenu de l’ouvrage consulté aux interfaces de nos différents appareils de lecture : l’afficher sur une page dans une tablette en position verticale ou sur deux pages en vis-à-vis lorsque la tablette est tenue à l’horizontale ; agrandir la taille des caractères d’affichage pour l’écran de notre smartphone ou la diminuer sur celui de la liseuse ; annoter ou surligner des passages lors de la lecture sur notre ordinateur portable, activer ou non les contenus vidéo ou audio sur l’écran de notre tablette multimédia, etc.

14Mais cette instabilité de l’objet (et/ou du document) numérique le caractérise également au niveau global, lorsqu’il se diffuse (s’achète, se télécharge, etc.) au travers des réseaux. Signalons ici, par exemple, les nouveaux modes de diffusion proposés actuellement par plusieurs acteurs de l’édition numérique. Certains d’entre eux, à l’instar de l’éditeur des guides touristiques Lonely Planet, pratiquent parallèlement à la vente des versions complètes des ouvrages, leur vente par chapitre. Et on ne s’étonnera pas de voir, peut-être très prochainement, évoluer cette pratique jusqu’à la vente par page, par rubrique, par paragraphe, etc., ce qui permettra, dans le cas particulier de Lonely Planet, d’offrir à son lecteur-voyageur la possibilité de créer un guide touristique totalement personnalisé correspondant à l’itinéraire exact de son voyage.

15On retrouve par ailleurs cette logique de la (re) construction du document (et/ou de l’objet) numérique au travers des réseaux, dans le cas des livres mush-up : des ouvrages produits par des automates en quelques secondes en fonction de la demande de l’internaute à partir d’extraits d’autres ouvrages (Prost et al., 2013). Ce dernier exemple illustre par ailleurs une autre manière par laquelle l’objet livre se transforme en QUOD, celle de la polyvalence. En effet, à l’instar d’un ouvrage combinant des contenus provenant de plusieurs sources différentes, un même extrait (par exemple provenant d’un ouvrage scientifique) peut s’intégrer à plusieurs objets et/ou documents numériques (par exemple un cours interactif en ligne, une interview multimédia sur un site d’information, une documentation technique consultable en ligne, etc.). Où l’on voit que l’intégration du livre (et par extension, du document) dans les réseaux le métamorphose en « flux numérique » (Ibid., p. 14), et ceci tant au stade de sa création que de son exploitation par le lecteur. Il est ainsi particulièrement intéressant de noter que certaines plateformes de vente numérique (Google Play, Read and Go d’Orange, etc.) permettent à leurs utilisateurs de consulter les livres achetés non seulement sous forme d’un fichier téléchargeable et transférable sur un appareil de lecture (et donc consultable en mode hors connexion), mais aussi sous forme d’un flux, consultable uniquement en ligne, sur le principe technique du cloud. Où l’objet numérique livre devient ainsi un QUOD par réticulation.

Les QUOD par la documentarisation de la logistique

16La documentarisation de la logistique de/par l’objet l’affecte de deux manières.

17– Par un renforcement de sa dimension documentaire ; elle est de plus en plus gérée par des procédures documentaires normées (type EDI – échange de données informatisées) ; plus globalement, elle produit des quasi-documents qui révèlent et enregistrent les traces de nos parcours et activités dans l’espace réel (GPS où l’objet documentarise nos déplacements) et/ou sur les réseaux (Merzeau, 2009) ;

18– On voit émerger un véritable Internet des objets, c’est-à-dire leur mise en réseau (Massit-Folléa et al., 2012), qui transforme des objets peu ou pas visibles (enfouis dans quelque stock et peu individualisés) en des entités visibles parce que lisibles grâce à une étiquette de type RFID, donc en un quasi-objet documentarisé.

19Mais, justement, comment les puces RFID transforment-elles les objets en quasi-objet ? Rappelons rapidement qu’un dispositif RFID, c’est-à-dire un système d’identification par radiofréquences, s’organise généralement autour de trois composants : la puce (appelée aussi étiquette, badge, tag, etc.), le lecteur de la puce et le système informatique de gestion des données collectées lors de la communication entre la puce et le lecteur (Alberganti, 2007). Lorsque la puce se retrouve à proximité du lecteur, ce dernier grâce à des ondes radio, capte les données stockées sur celle-ci (qu’il peut aussi, comme son nom ne l’indique pas, modifier et/ou réécrire) et les transmet à l’application de gestion concernée. La communication entre ces trois éléments forme ainsi une boucle interactive qui permet de suivre à la trace l’objet porteur d’une étiquette : de le repérer et de l’identifier, de récupérer les informations le concernant, de centraliser ces données dans un système informatique (par exemple une base de données) et de les rendre disponibles sur un réseau informatique, et notamment sur l’Internet. Et ceci quasi continuellement, en fonction de la présence des lecteurs RFID que croise la puce et qui peuvent être dispersés dans son environnement.

20Cette première vue – certes simplifiée – du fonctionnement du système RFID était indispensable pour pouvoir montrer comment tout objet équipé d’une étiquette radio renforce sa dimension documentaire. Il n’est pas difficile de voir que la spécificité d’un tel objet réside dans sa capacité à s’informer lui-même et à nous informer sur lui-même, à nous faire connaître son identité et ses caractéristiques et de permettre de suivre ainsi, au cours de toute la durée de sa vie d’objet, ses activités, états, statuts, usages et usagers, emplacements, déplacements et trajectoires, etc. Or, de telles informations, de telles traces de la vie de l’objet, lorsqu’elles s’enregistrent et s’enrichissent continuellement dans la mémoire de l’étiquette RFID et/ou de ses lecteurs et applications de gestion, se transforment en documents, et plus précisément, en quasi-documents : objets ouverts, adaptables, transformables et exploitables potentiellement à toutes fins.

21Imaginons alors – dans un futur qui est peut-être déjà notre présent – que les étiquettes RFID soient fixées sur la plupart des objets de notre vie quotidienne [1] : véhicules, maisons, électroménager, vêtements, produits alimentaires, médicaments, documents, courriers, montres, etc., la liste ici est potentiellement infinie. Imaginons qu’elles nous permettent ainsi d’identifier chaque objet de manière unique et de connaître son état en tout lieu et à tout moment. On verrait alors, grâce à cette granularité du traçage à l’échelle de l’objet, rendue possible à travers son individualisation par la puce RFID, se former un véritable réseau d’objets interconnectés, communicants entre eux et documentarisés via Internet : un réseau de quasi-objets documentarisés.

Les QUOD, entre incommunication et apprivoisement à la technique ?

22On pourrait supposer a priori que la souplesse technique des QUOD ouvrirait sur une inévitable capacité à lutter contre l’incommunication (Wolton, 2005 ; Robert, 2005). Or, on peut se demander, dans une perspective un peu plus critique, voire contre-intuitive, si la « nature » même des QUOD (c’est-à-dire leur système de propriétés) n’en vient pas, tout au contraire, à produire de l’incommunication. Dans cette hypothèse, l’ouverture et l’instabilité du QUOD ne rempliraient pas du tout le contrat que promeut volontiers une certaine idéologie de la communication, qui en loue à l’envi les vertus communicantes. Pourquoi ? Parce que son ouverture ne serait que superficiellement une ouverture sur la communication, alors que, de facto, elle serait plus profondément une ouverture sur la gestion de sa propre complexité et sur la gestion de la complexité relationnelle avec d’autres QUOD.

23Autrement dit, c’est la disponibilité technique qui ouvre le champ des possibles communicationnels : on envoie des SMS, parce que c’est techniquement possible (quel que soit le détournement qu’il y ait à leur base, il est désormais bien loin), au point d’ailleurs de largement substituer l’écrit à la parole, ce qui est un comble pour ce que l’on appelle encore un téléphone. Or, les SMS permettent d’abord une stratégie de coordination, qui réduit la communication à sa dimension fonctionnelle, à une gestion de la relation. Les SMS, messages courts, favorisent un usage compulsif du téléphone portable, dans une logique de réactions en chaîne ; réaction à la réaction qui devient parfois une fin en soi, qui est moins la transcription d’une communication qui aurait pu se tenir par ailleurs que le résultat du possible offert par la technique. Ce qui ne se traduit pas forcément par de la « communication », une conversation fournie, voire une méta-communication, un échange sur les termes mêmes de la communication, que le format ne permet pas, mais seulement par un échange d’informations ou de messages qui peuvent, dans leur brièveté même, porter à confusion. Une confusion assistée par les modalités d’écriture automatique qui insèrent parfois des mots incongrus dans des phrases que l’on ne prend pas toujours soin de relire, emportés que nous sommes par cette logique de l’échange réactif pressé. Dès lors, l’incommunication se manifeste sous la forme de dérapages, d’incompréhension ou de lapsus plus ou moins révélateurs.

24Soumis aux logiques de l’ingénierie, du design et de la gestion, le QUOD, qui présente une multiplicité de possibles fonctionnels, ne peut-il pas porter la communication, en définitive, que de manière illusoire ? N’en vient-il pas à entraver la consommation elle-même, qui ne peut pleinement se déployer face à un univers technologique trop riche, qu’il convient dès lors de réduire à quelques fonctionnalités de base ? Le téléphone portable n’a-t-il pas véritablement décollé qu’avec les forfaits qui en simplifiaient la gestion ? Remarquons que même le smartphone, malgré et grâce à sa complexité, a considérablement simplifié la rédaction des SMS, comme la synchronisation des appareils Apple (iPhone, tablette, ordinateurs) a simplifié leur mise en réseau. Ces quelques exemples montrent qu’à défaut d’amplifier la communication, le QUOD en vient à apprivoiser l’homme au système technique en réduisant la complexité de ce dernier. Même un usage plus poussé n’épuise jamais le potentiel de la machine/du logiciel… car l’ouverture elle-même ménage toujours la possibilité d’ajouter quelque module ou de changer d’appareil pour un appareil plus puissant, c’est-à-dire susceptible de mieux gérer encore plus de possibles. La multiplication des comparateurs sur Internet est en quelque sorte le symptôme de la complexité grandissante de cet univers d’information qui produit de la confusion, de l’opacité plus encore que de la transparence ; une confusion qui n’est partiellement levée que par le développement de ces outils de réduction de la complexité, les comparateurs, qui sont bien des outils de gestion et non de communication. La logique de la recommandation, elle aussi techniquement équipée et qui, elle aussi vise à absorber la complexité, ne produit-elle pas au final plus un outil de gestion que de communication, ou plutôt un outil dans lequel la communication est au service de la gestion ?

25La réponse sociétale peut être de deux types : soit une attitude qui visera à radicalement simplifier les objets (ce qui exigerait une véritable réflexion sur l’objet, bien absente aujourd’hui) afin qu’ils servent la communication sociale et non l’inverse ; soit le développement d’un environnement technique aux QUOD de plus en plus automatisés qui renforce l’équipement technique de la communication dans une véritable fuite en avant… Il est à craindre que la première solution ne domine pas. Car on peut se demander si les QUOD ne sont pas d’abord les outils privilégiés d’un mouvement de fond qui les dépasse, celui de la « gestionnarisation » de la société.

Des QUOD à la gestionnarisation de la société

26Il nous semble en effet indispensable de souligner en conclusion les enjeux politiques de cette émergence des quasi-objets documentarisés (ou documentaires) à travers cette notion de « gestionnarisation » (Robert, 2014a). Car ces quasi-objets sont désormais au cœur de la logique fondamentale de « mise en gestion » globale de notre société grâce à la logistique informationnelle.

27Par gestionnarisation, entendons la qualification comme problème de gestion de ce qui ne l’était pas jusque-là et l’application de « solutions » TIC et/ou la reconfiguration/requalification d’une logique gestionnaire par ses seuls outils TIC. Ce qui produit un triple niveau d’information et donc de gestion : sur les TIC elles-mêmes, sur le processus qu’elles mettent en œuvre et ceux qui le servent. Cette gestionnarisation passe par cette logique documentaire discernée par M. Foucault à propos de la discipline et qu’il identifiait à un « pouvoir d’écriture ». Mais cette logique documentaire est désormais lourdement équipée par les TIC. Elle est insérée dans une logistique dont il devient quasiment impossible de la découpler. Elle envahit désormais les objets eux-mêmes. Ce qui signifie que les QUOD, informés-informants et reliés, sont dès lors les porteurs privilégiés, plus que de la communication, de ce mouvement de gestionnarisation. Autrement dit, ils sont, assez paradoxalement, les véhicules plutôt souples d’une logique plutôt rigide, ce qui permet de masquer cette logique et sa rigidité derrière la souplesse apparente de la logistique. Et si communication il y a, elle sera toujours enserrée par cette logique de la gestionnarisation. Nous espérons être pessimistes…

Note

  • [1]
    De manière plus ou moins consciente, nous utilisons déjà de tels objets : notre carte bleue, notre passeport, notre carte de transport, etc.
Français

Tout objet ou tout document est désormais plongé dans une véritable logistique informationnelle. Autrement dit, il est inévitablement saisi dans un flux d’information ou ne peut que difficilement lui échapper. Ce qui transforme et le mode d’existence du document et le mode d’existence de l’objet. Il se noue ainsi un nouveau dialogue et un nouvel échange de propriétés entre les deux. Il en va d’une sorte de porosité entre objet et document que cet article vise à explorer à travers la notion de quasi-objet documentarisé (QUOD) dont il esquisse ici une première typologie avant de s’interroger sur la capacité de ces QUOD à réduire ou non l’incommunication et de conclure sur la question plus politique de la « gestionnarisation » de la société.

Mots-clés

  • objet
  • document
  • logistique informationnelle
  • incommunication
  • gestionnarisation

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Pascal Robert
Pascal Robert est professeur des universités à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib). Il est membre du laboratoire Elico. Ses travaux visent, d’une part, à décrypter les enjeux politiques et cognitifs de l’informatisation de la société et, d’autre part, à l’élaboration d’une anthropologie du document et des images. Il a récemment publié Polyptyque, pour une anthropologie communicationnelle des images (Hermann, 2015) et vient de diriger Bande dessinée et numérique (CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2016).
Agnieszka Tona
Agnieszka Smolczewska Tona est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Claude Bernard Lyon 1, et membre du laboratoire ELICO. Dans ses travaux de recherche, elle s’intéresse au document et aux transformations auxquelles il est soumis dans des environnements numériques de médiation.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/05/2016
https://doi.org/10.3917/herm.074.0219
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