« L’homme est la mesure. »
1Puisque l’utopie est, selon Ruyer (1950), un jeu (de construction), un puzzle social en somme, qu’il nous soit permis ici d’ouvrir une nouvelle partie en jouant à notre tour, mais cette fois sur le sens des mots et des expressions. La citation choisie en exergue s’y prête, tant elle est équivoque mais reflète, résume aussi et surtout, toute l’ambiguïté structurelle du genre utopique. D’un côté, l’homme est la mesure puisque, parmi les créatures vivantes, à lui seul est revenue la faculté, le privilège, de penser et juger toute chose et toute action bonnes ou mauvaises pour lui-même, fidèles et respectueuses ou non de son humanité. Mais en même temps, ou plutôt ce faisant, il mesure, évalue, calcule leur valeur, pèse le pour et le contre, pour ainsi se faire une meilleure opinion, une exacte idée.
2Au seuil de la modernité, l’utopie combine elle aussi valeur et raison, cultive le paradoxe. Produit vitrine de l’humanisme, elle témoigne, d’une part, de la place centrale prise par l’homme, de ses choix et responsabilités face à ses actes et créations, face, en premier lieu, à la société qu’il construit lui-même, librement, sans tutelle ni motif transcendant, mais seulement à partir d’un éventail de possibles que la cité idéale dépliera comme autant d’alternatives à l’existant. Mais dès l’origine, l’utopie porte, d’autre part, la marque de l’esprit de raison, le pousse même à l’extrême. Excluant toute forme de hasard, d’imprévu et de différence, le rêve social se nourrit en effet de la passion mortifère pour l’ordre, d’une volonté folle de contrôle total et de réglementations. Elle verrouille tous les aspects de la vie collective et privée et traque toute velléité individualiste (Letonturier, 2013). La question des sens en utopie oscillera entre ces deux pôles opposés, de leur fugace reconnaissance comme éléments constitutifs de la nature humaine à leur définitive négation pour le potentiel social subversif qu’ils représentent.
La technique : (à) contresens de la communication
3En 1909, E. M. Forster écrit donc une nouvelle, La machine s’arrête, qui, de façon précoce et sans doute plus radicale que bien d’autres auteurs, annonce à moult égards les thèmes technocritiques dont la science-fiction s’emparera très vite par la suite. Dans l’univers qu’il dépeint, les individus, enfermés dans des cellules souterraines qui les isolent les uns des autres, ont perdu tout contact avec la surface, ses rythmes et les éléments naturels, comme l’air, devenu irrespirable sans masque. La « machine omnipotente » assure la médiation des relations qu’ils établissent entre eux sur un mode abstrait et indirect, au moyen d’interfaces qui suffisent à l’échange et remplacent la rencontre physique à laquelle on répugne et même que l’on craint. Quant aux sens, leur distribution s’y organise selon une hiérarchie depuis longtemps classique en Occident. Physiquement ramolli par l’inactivité et l’immobilité, le corps se réduit en effet à l’œil et à l’oreille qui commandent et interagissent avec l’écran pour satisfaire autant les nécessités particulières de l’ordinaire en monde clos que l’injonction sociale à produire, émettre et recevoir des idées à la gloire de la toute-puissance technique. Le vrombissement permanent de la machine, qui « pénètre notre sang et guide peut-être même nos pensées » (Forster, 1909, p. 49-50), joue comme bruit de fond rassurant qui répercute dans chaque espace personnel sans fenêtre ni horizon, la bonne marche de l’ensemble. Le toucher se résume à la manipulation de ces objets morts et froids que sont les boutons, leviers et autres commutateurs électriques, tandis que l’intellectualisation générale de la vie sociale a, semble-t-il, fait perdre ou rendu inutile le goût pour les nourritures terrestres. Elles ne sont en effet jamais évoquées, à l’instar des odeurs mécaniques ou corporelles, devenues imperceptibles dans cet habitat que des dispositifs de régulation automatique aseptisent manifestement. La condamnation de l’observation directe comme mode de connaissance et de perception achève ce gel des sens et de tous les produits – émotions, impressions, perceptions – qu’ils transitent. La pensée abstraite y est préférée à la chair et aux diverses et fugitives signatures que le monde extérieur y laisse.
4Le récit retrace brièvement l’attrait transgressif pour la surface selon les étapes d’une émancipation et finalement d’une réappropriation de soi au fil du réveil des sens. La remontée enjoint en effet à renouer avec son corps et les sensations nouvelles qui l’assaillent de toutes parts, sans ordre ni priorité : contact charnel, douloureux même, avec la matière, vue qui s’ouvre aux espaces dégagés, odeurs pénétrantes et étourdissantes de l’air et du vent… se combinent alors, s’organisent en images et rêveries. Le paysage, sous l’effet de ce pouvoir d’évocation onirique enfin retrouvé, se fait être vivant, avec peau, muscles et mouvements. Ici, comme une inversion du mythe de la caverne, les sens libèrent donc, en pleine lumière, la créativité, « réintroduisent l’élément personnel » si subversif, tandis que leur entrave sous terre servait la raison (technique) et les idées transcendantes de la machine. Mais l’aventure, individuelle et éphémère, annonce un retour possible à la vie qui n’aura en fait aucune suite collective. Les pannes répétées de la machine puis son arrêt complet entraîneront chacun dans la mort pour les dépendances et habitudes funestes qu’elle a su créer en les enchaînant à son monde artificiel. Mais cette fin passera toutefois par une expérience sensorielle par trop brutale pour ses hôtes si longtemps amputés d’une partie vitale d’eux-mêmes : air vicié, cris et gémissements, larmes et pleurs, corps qui, dans la panique, se rapprochent, s’entrechoquent… signent cette montée aux extrêmes sensibles de soi en même temps que les dernières retrouvailles de chacun avec l’humanité : « nous nous touchons, nous nous parlons, sans passer par la Machine […] Nous sommes revenus à nous. Nous mourrons, mais nous avons retrouvé la vie » (Forster, 1909, p. 93). La véritable communication naît ainsi des sens, de l’intériorité qui les abrite pour s’y nourrir, et commence avec le silence des techniques qui prétendent pourtant l’établir entre les hommes, aujourd’hui plus que jamais. Dans le « sans-abrisme », loin donc de la machine matricielle, résideront alors l’avenir et l’espoir pour ceux qui se « cachent dans la brume et les fougères jusqu’à ce que notre civilisation s’éteigne »…
L’anthropotechnie : l’exercice comme condition pour imaginer un monde idéal
5Truisme aujourd’hui sans doute que de voir ici, comme dans bien d’autres récits contre-utopiques du xxe siècle, un avertissement et même un procès à charge (Jarrige, 2015), à l’opposé de l’optimisme béat et idéologique des grandes utopies de la communication. Dans ces tableaux de sociétés à venir, les machines sont toujours condamnées pour empiéter sur le domaine réservé de l’humain jusqu’à l’aliéner à leurs propres programmes. Plus précisément, elles s’immisceraient à tel point dans l’intime qu’elles finiraient par remplacer ou anesthésier les sens, c’est-à-dire ce par quoi chacun, en éprouvant autrui et le monde, est fondamentalement un homo communicans. Les moyens techniques prétendraient donc à une communication sans sujet, qui se passe de l’activité et du ressenti des sens qui pourtant la conditionnent. La machine, a fortiori quand elle devient « intelligente », est ainsi toujours incriminée comme responsable de la figure de l’homme finalement diminué qu’elle cautionne implicitement pour mieux ensuite le relever artificiellement en suppléant certaines des facultés constitutives de son humanité et de sa culture.
6Mais est-elle vraiment à l’origine du mal dont Butler fait le procès, dès 1863, dans sa lettre sur Darwin et les machines, selon des termes qui seront sans cesse repris et déclinés par la suite (Butler, 2013) ? Faut-il même attendre la machine pour voir se manifester les intentions délétères dont on l’accuse et, plus précisément, cette négation des sens ? On peut au contraire la considérer comme le produit récent et extériorisé témoignant d’un projet plus vaste, d’une anthropotechnie dans laquelle l’homme s’est engagé à l’égard de lui-même, largement antérieure aux objets robotiques qu’il fabrique désormais, et bien avant aussi que la recherche médicale ne propose à son propre enhancement un éventail d’appareils orthopédiques – matériels ou chimiques – toujours plus sophistiqués (Goffette, 2006). Il ne suffit donc pas d’affirmer, comme il est coutume de le dire, que l’outil est le prolongement de la main, ni, à l’instar de Descartes, que la technique est une adaptation au milieu grâce à laquelle l’homme s’en rend maître et satisfait ses besoins.
7Plus épiméthéenne, l’hypothèse défendue ici tend davantage à le supposer, à l’inverse de l’animal, en partie étranger et inadapté à la nature, du moins non limité ni prédéterminé par ses seules lois. Cette affiliation partielle au monde physique ouvre ainsi au choix et au vouloir une brèche, lui offre l’opportunité – sauf à penser la vie absurde et vide de sens et de valeur – de formuler son propre projet d’existence, selon des modalités qui lui appartiennent de fixer à partir d’un socle normatif le plus à même de lui faire habiter le monde et d’y abriter son bien vivre. Dans ce cadre d’inspiration heideggérienne, l’homme est, comme le pensait Ortega Y Gasset, un « événement intérieur » (2016, p. 9) car fondamentalement conduit à « inventer l’argument de sa propre vie » (1982, p. 56), à imaginer les conditions de son bien-être qui ne lui sont pas immédiatement ni totalement données ici-bas. Dit autrement, l’impératif de créer un autre monde face à cet état d’incomplétude originel explique qu’il soit l’acteur de sa propre sortie de la nature à laquelle il ne peut ontologiquement réduire sa définition.
L’utopie, camp d’entraînement à la discipline des sens
8Cet autre monde à bâtir pour atteindre et satisfaire son humanité suppose concrètement un renoncement à ses inclinations naturelles, un dépassement de soi qui appelle des ressources et des supports d’augmentation. L’imagination technique, a fortiori aujourd’hui avec les applications au vivant de la fameuse convergence NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), fait bien sûr partie des moyens inventifs disponibles et utilisés depuis toujours. Y prend également une place considérable la pratique d’exercices divers tant spirituels que physiques, tant moraux que pratiques que l’on a coutume de ranger sous l’expression, ici particulièrement éclairante, de « techniques de soi » (Foucault, 2001 ; Hadot, 1993). Sur ce point décisif pour notre objet, l’exigence d’élévation qu’autorise la plasticité humaine en dépit de son appartenance au monde naturel justifie l’attrait pour les tensions verticales qui promettent, après entraînements réguliers et programmes d’activités répétitifs, une vie plus intense, orientée vers un idéal de perfection que des figures emblématiques comme le religieux, l’artiste, l’athlète, le savant… se sont historiquement approprié (Sloterdijk, 2011). L’accès à ces formes d’existences supérieures par la discipline suppose comme condition non négociable d’assumer excentricité et sacrifice en obligeant le candidat à faire sécession avec le monde, à repousser ses facilités, les habitudes et évidences du grand nombre jusqu’à savoir, si la vocation l’exige, disparaître, voire renoncer à soi comme ultime signe de son élection [1]. En tant que support d’exhortation et d’amplification des capacités et des forces corporelles et mentales du soldat, l’éthique militaire s’avère être, par exemple, un des hauts lieux de cette authentique et efficace augmentation. Ici, nul besoin d’attendre ses pendants techniques ultérieurs, tels les divers équipements électroniques dont on le dote désormais sur les théâtres d’opération, pour voir les valeurs militaires produire à elles seules des effets existentiels démultiplicateurs qui confirment l’éducation hors normes reçue par le combattant et susceptible de le convertir, en cas de sacrifice de soi, en héros (Letonturier, 2014).
9Telles seront aussi les coordonnées conceptuelles du pays de nulle part. La place et le sort des sens en utopie sont en effet à replacer dans cette perspective analytique générale qui n’est autre finalement que l’histoire multiforme des ascèses et, plus précisément, de leur déspiritualisation progressive au profit de leur prolifération dans des pratiques et des conduites visant la perfection et la performance. Le monde ne devenant que le vaste terrain d’entraînement des pratiquants en tous genres, les utopies participent de la même entreprise, de cette même prétention à l’excellence, déclinant cette fois l’expérience non plus sur une petite équipe, mais sur un camp social tout entier. Le projet utopique, qu’il se prolonge ou non dans la réalité, témoigne stricto sensu d’un « exercice mental sur les possibles latéraux » (Ruyer, 1988, p. 8 ; souligné par moi). Un exercice auquel se livre bien sûr l’utopiste mais également, et plus profondément même, les utopiens eux-mêmes dont il donne à voir l’organisation sociale et le mode de vie très particulier, c’est-à-dire leur altérité radicale avec le connu, l’habituel et le commun. La rupture avec l’existant, la coupure de toute communication avec le reste du monde constituent à la fois la preuve visible de cet exercice collectif et la condition première de sa mise en place effective. Platon, dont on convient qu’il est le grand inspirateur du genre, donne les instructions à suivre, justifie la règle du jeu qui fixera pour toujours l’esprit utopique… en l’érigeant contre les sens. « Le maître habite au-dedans de nous-même » (La République, Livre 9, 590d) et l’édification de la cité idéale, comme celles exposées dans le Critias ou Les Lois, suppose donc une « technique de la conversion » (téchnè periagôgès) consistant pour celui qui veut y domicilier « à se (dé)tourner corps et âme » (Platon, 1966, 518c). La feuille de route fournie par La République établit alors un itinéraire à suivre obligatoirement par chacun qui, partant de la caverne, sort du monde corrompu des sens et de leurs illusions et erreurs pour le conduire aux lumières de l’esprit, aux Idées incorruptibles, les seules à même de produire une œuvre de raison – ici un monde social parfait. La sécession de soi-même avec ses sens s’avère donc un ticket d’entrée et a pour fonction et pendant social d’introduire à cette coupure que toute utopie opère avec les cités existantes, en étant autarcique selon des moyens variables.
10Cette fermeture à l’extérieur crée aussi à l’intérieur les conditions de possibilité optimales d’un régime différent et qui sera toujours piloté par les vertus supérieures de la raison sur les sens. Dès L’Utopie de More (1516), l’exercice consiste à aseptiser l’espace de vie en faisant table rase de la ville médiévale, des odeurs nauséabondes de ses ruelles, des bruits de ses marchés et tavernes, de son plan urbain anarchique qui exclut toutes vues d’ensemble et perspectives dégagées, mais force, par ses encombrements et engorgements, aux pénibles contacts physiques, bousculades et accrochages en tous genres. La « société close » (Popper, 1979) assainira donc l’ancien paysage sensoriel au moyen de la règle et du compas, en imposant une nouvelle géométrie urbaine fondée sur le cercle, le carré, la ligne et les angles droits. La stimulation nerveuse et l’excitation des sens qui, selon Simmel (1989), naissent des interactions incessantes en ville, sont ici autant de risques de désordres sociaux que la mesure, le nombre, le régulier et le symétrique viennent prévenir efficacement.
Politique et morale des sens
11Visiter l’utopie passe toujours pour le voyageur par une initiation dont les différentes étapes entendent révéler au néophyte les secrets organisationnels du niveau de perfection sociale atteint. L’omniprésence du contrôle politique explique ce niveau d’excellence qui requiert un maintien constant de l’ordre. De façon fidèle à la taxonomie occidentale prévalant depuis Aristote, deux sens « majeurs » sont dédiés à cette mission. La vue fera ainsi de la cité idéale un espace panoptique qu’illustre à merveille le célèbre oculus que place Cl.-N. Ledoux au sommet de la maison du Directeur, elle-même située au centre de la Saline Royale de Chaux. Bien avant le « Big brother is watching you » d’Orwell, ici « tout, dit-il, est en rapport avec l’œil » (in Rittaud-Huttinet, 2007, p. 58), comme le souhaitait déjà More pour son utopie où « toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable » (More, 1987, p. 162).
12La vue (sur)veille donc, s’assure de la conscience professionnelle et des bonnes mœurs de chacun, en servant les intérêts sécuritaires d’une politique qui, de son côté, pratique la transparence. En effet, dans l’Histoire des Sévarambes (1677), « on peut voir au travers de tout le palais » (Veiras, 1994, p. 95), lui-même objet, comme dans maintes utopies, de tous les regards, pour sa beauté architecturale et sa position urbaine centrale. Ce choix de la transparence témoigne d’une esthétique politique de la dissuasion et de l’obéissance. Il garantit, en effet, l’exemplarité du politique qui se donne en retour un droit de regard sur ses administrés, devenus, pour reprendre l’expression de Sofsky (2011), des « citoyens de verre » en les mettant en garde à vue permanente, en les condamnant à exhiber, réfléchir la volonté de l’État. Le secret en utopie y sera logiquement impossible – crime sévèrement puni, invitant chacun à la délation et à la mise sur écoute de tous par chacun. More, en construisant son utopie sur un emboîtement de familles, finit ainsi par bâtir un Étatespion, un Léviathan aux mille yeux, aussi alimenté par les renseignements tombés dans les oreilles de confiance des mieux informés que sont habituellement les proches. L’omnipotence de l’État découle donc d’une audition omnisciente, de cette remontée des données personnelles par la multiplication et la dissémination des stations radars sur le territoire utopique. La cité du soleil de Campanella offre une version extrême des mesures incitatives à la confidence, isolant du bruit perturbateur des rumeurs et des mensonges : satellites du pouvoir, les magistrats sont chargés de faire parler et d’écouter les citoyens lors d’entretiens privés, faisant ainsi de cette société un vaste confessionnal, un espace de la révélation sans mystère…
13À cette sociologie des sens s’ajoute une politique morale prônant une conduite ascétique en toutes choses. On comprend dès lors pourquoi le monastère fut une source d’inspiration importante, notamment de la Città del Sole de Campanella (1623), et pourquoi fut aussi forte, chez les commentateurs, la tentation de faire du monastère une utopie avant l’heure – de surcroît réalisée – tant, malgré leurs différences fondamentales (Séguy, 1971), la frugalité et l’abstinence sont des valeurs que les deux partagent. L’exercice interdit la jouissance des sens et des appétits qu’exacerbent le gain et le commerce, l’argent et la richesse, la dépense et le luxe. À l’excès, au toujours plus auquel semble conduire fatalement la satisfaction des sens, est préférée la juste raison du peu et de l’utile, de l’équilibre et du détachement que la mise en commun des biens et la collectivisation imposée de toutes les activités garantissent solidement. Se plier à des emplois du temps stricts, à de courtes périodes de sommeil, à l’exercice d’un travail journalier, à une éducation fermée à l’imagination et à la création participent également de cette discipline des sens qui canalise par la planification des énergies le surplus, qui stérilise l’idée fixe et bloque le retour du refoulé. De même que l’utopie assoit son ordre sur un statu quo général qui s’enracine dans la répétition à l’infini d’un instant social estimé parfait, elle fige les sens dans les travaux et les jours d’un programme d’exercices qui répète sans fin l’entraînement de chacun aux lois de la conformité sociale et à l’idéal de la raison pure de toute scorie sensible.
14Le besoin à satisfaire, toujours au prix du mérite et du service rendu à la collectivité, l’emporte donc et même neutralise le délice des sens, de leurs côtés toujours suspects et moralement condamnés. Aussi ne faut-il pas trop se méprendre sur l’attention, l’éloge, la défense que Fourier, dans Le nouveau monde amoureux, fait des sens : « L’harmonie sociale » exigeant de faire du travail un plaisir pour la bonne marche de l’ensemble, bien connaître les ressources humaines disponibles devient, dans cette psychologie du travail avant l’heure qu’il esquisse, une priorité pour offrir à chacun une palette de fonctions au mieux de sa complexion sensible. De même sommes-nous, en utopie, loin du pays de Cocagne, de ses rêves d’abondance, des plaisirs du palais dont on use sans limite et de son hédonisme sensuel qu’on y pratique et revendique. Pourtant, le fameux « Fay ce que vouldras » de l’abbaye de Thélème ne saurait faire oublier que cette débauche des sens offerte aux jeunes gens qui la fréquentent n’est qu’apparente car renvoyant en fait à un plaisir ni libre ni solitaire : « Si l’un ou l’autre disait : “buvons !”, tous buvaient » (Rabelais, La vie très horrifique du grand Gargantua, 1972 [1534], p. 331). Exercice là encore, ne faisant office que de dernière répétition générale à la performance individuelle socialement attendue : la pleine autorisation de céder aux sirènes des sens ne vise qu’à tester l’esprit de cohésion de chacun, sa capacité à s’oublier voire à se sacrifier aux injonctions du collectif ; plus encore, il s’agit de vérifier la bonne éducation d’un individu auquel on accorde provisoirement le goût de la licence pour mieux s’assurer d’une conduite réglée sur les canons moraux et de sa capacité de résistance aux futures tentations qu’offrent les libertés à venir de la vie adulte. À la vue de tous se construit ainsi la « civilisation », utopique ou non.
Cité mécanique pour homme machine
15Face à ce tableau rapidement brossé s’impose une conclusion que formule parfaitement Fénelon dans son Voyage dans l’île des plaisirs (1699) : « les plaisirs des sens, quelque variés, quelque faciles qu’ils soient, avilissent et ne rendent point heureux » (Fénelon, 2015, p. 46). L’utopie, se donnant le bonheur comme objectif, ne saurait logiquement encourager ce qui y nuit. Mais est-ce là vraiment le motif premier qui justifie cette dévalorisation des sens ? Le choix sélectif pour deux d’entre eux, parce qu’ils servent les intérêts du collectif, suffit à en douter et à opter selon nous pour une autre hypothèse. Il s’agit plutôt pour l’utopie de s’attaquer à la fameuse « citadelle intérieure » et de s’en prendre à ses premières sentinelles, aux meilleurs informateurs de son environnement extérieur, aux remparts de notre enveloppe physique que sont les sens dits externes – les cinq sens donc – avant que les sens internes – la perception de soi, la conscience d’être, le sentiment identitaire – ne la colonisent et ne la referment définitivement (Vigarello, 2014), en transformant l’individu en forteresse imprenable, impénétrable et sans fond sauf, plus tard, aux coups de sonde de la psychologie de ses profondeurs inconscientes. Or, une telle perspective contrecarre le projet utopique fondé sur la surélévation du tout et du commun, avec, comme fatal corollaire, le sacrifice de la partie.
16Dans La cité du soleil, la peine de mort, infligée en public et au moyen d’une lapidation ou d’une crémation à laquelle chacun participe faute de bourreau prévu pour cette tâche, ne semble pas être une sentence suffisante. En effet, pour être complet, le châtiment, outre qu’il exige approbation et compréhension du condamné, appelle des suites auxquelles l’éventail des moyens judiciaires ne saurait répondre. Au tribunal succède alors la table d’opération, et au jugement un diagnostic complémentaire que cette fois la science médicale est sommée de rendre. C’est ainsi que les habitants de cette utopie « dissèquent les cadavres des condamnés à mort » (Campanella, 1972, p. 58). Il s’agit alors de comprendre les raisons profondes et cachées pour lesquelles l’acte déviant a été possible, envisagé et commis, ou encore, pourquoi ce corps ne s’est pas soumis, n’a pas obéi aux ordres et lois de la cité idéale. L’intériorité, considérée comme le lieu de l’inconnu et donc du danger potentiel de la subversion, est donc explorée, fouillée pour dévoiler les secrets de sa dissidence et pour prévenir les formes de déviance qui pourraient advenir chez d’autres sujets. L’investigation, qu’elle vise le corps ou l’esprit, a lieu quand la vulnérabilité est maximale, quand est perdue toute possibilité de défense protectrice, au moment de la mort comme ici, ou pendant le sommeil, lorsque sont aisément percés, rendus transparents rêves et phantasmes les plus intimes ainsi que l’illustrent 1984 et bien d’autres ouvrages de science-fiction.
17La réelle menace ne vient donc nullement de l’extérieur mais de l’individu qui peut s’autarciser, se réfugier dans son intériorité et se refuser à l’exercice contraignant que l’utopie ne peut réussir à lui imposer au profit d’une perfection sociale garantie, qu’en le forçant à renier à sa nature humaine. Elle est ainsi cet « idéal absolu d’une culture contre nature » (Marouby, 1990, p. 71), visant non seulement la maîtrise et la possession de la nature physique, mais aussi et surtout de cette nature humaine. Le danger réside bien sûr dans sa force de résistance croissante à mesure de sa conscience d’être, mais avant tout dans cette individualité qui renferme l’exact opposé de ce produit de la raison qu’est l’utopie, à savoir : des passions, des émotions, des sentiments et des sens qu’il faut analyser d’un seul tenant, tant, depuis Machiavel et les leçons tirées des turbulences du Moyen Âge, elles sont toutes associées au règne du changeant, de l’instable, du différent, du multiple, mais aussi aux vices, bref à l’ingérable, au désordre et à l’anarchie. Même les socialistes utopistes n’échapperont finalement pas au tropisme anti-sensuel, préférant le modèle ascétique de ce nouvel exercice qu’est le travail à l’atelier et l’action fondée en morale et raison (Bouchet, 2014).
18Avec l’utopie l’histoire s’arrête donc sur une anthropologie matérialiste rudimentaire qui refoule le passionnel, l’émotionnel et le sensoriel au profit, comme l’illustre La cité heureuse de Patrizi (1551), des seuls besoins physiques et intellectuels des hommes auxquels elle prétend répondre et satisfaire. De cet objectif a priori louable de répondre à la nature humaine ainsi prédéfinie et même très limitée, elle tire une force politique qui la met à l’abri de la critique, une légitimité sans pareil à vouloir produire du bonheur. Mais en fait, elle opère un viol de l’homme par ses intrusions totalitaires d’une part, et elle le vide d’une grande partie de sa définition et le réduit à une machine d’autre part. Nombreux seront les utopistes (Fontenelle, Tyssot de Patot, Gilbert, Morelly, etc.) qui, sous l’influence de Descartes, s’accrocheront à la comparaison de la cité à un ensemble mécanique et à celle de l’homme à un rouage, à une pièce, faute de pouvoir/vouloir le penser dans sa profondeur sensible et dans une dynamique ou des déséquilibres individuels et sociaux (Clark, 1982). Les utopies rappellent donc que depuis longtemps l’homme se robotise, mais au départ non pas par la technique mais en voulant le soumettre à la mécanique sociale de la raison froide et des exercices privés de l’énergie vitale des sens.
19Soit, dit plus simplement, un homme sans désir. Pour preuve, la gestion problématique que représente toujours en utopie la sexualité en ce qu’elle engage les cinq sens. Toutes les cités idéales la réglementent de façon extrêmement précise et très stricte, parfois même sous contrôle scientifique, et toujours en vue de la seule reproduction. Certaines optent pour des solutions radicales qui témoignent de la difficulté. Ainsi de Foigny, dans Les aventures de J. Sadeur (1676), qui règle d’un coup le triptyque altérité/sexualité/sensualité en peuplant sa cité d’hermaphrodites ; ou encore de Morelly qui dans sa Basiliade (1753) prône l’échangisme et le libertinage pour désamorcer par la banalisation et l’anonymisation le pouvoir des sens et renforcer par toutes ces liaisons, du coup sans véritable contenu ni signification, la cohésion sociale. Mais c’est finalement Sade qui, dans l’utopie du royaume de Butua exposée dans son roman Aline et Valcour (1788), montre l’impasse dans laquelle s’engage nécessairement l’utopie, son impossibilité logique même, en posant la question suivante : que valent et peuvent la loi et le politique face à la puissance des désirs et des sens ? Rien sans doute mais en même temps, en se subordonnant au principe du plaisir sexuel, à la jouissance de tous, la politique ne s’intéresse plus à la pérennisation de son ordre social, ni à sa propre reproduction puisqu’ils réclament ce qu’ignore le plaisir, à savoir distribution fixe des rôles et surtout limites, ou mieux encore, contre-pouvoirs (Favre, 1967).
20En leur absence, l’utopie condamne donc la société à la guerre civile et à la disparition à terme de ses objets de désir… Dira-t-on alors, à propos des utopistes, que « leurs idées avaient les mêmes bornes que leurs sens » (Prévost, Cleveland [1731], 2003, p. 935) ?
21Note
Notes
-
[1]
Précisons ici que rien d’oblige, d’un point de vue tant théorique qu’empirique, à rattacher la notion de discipline à une théorie de la domination et du contrôle politique. La discipline naît plutôt de la conviction anthropologique que l’homme est plus que lui-même, peut être plus qu’il n’est actuellement, donc de ce potentiel au dépassement qui explique l’attrait pour la verticalité et la montée d’échelles hiérarchiques non politiques.