CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’avènement de l’informatique et des télécommunications, puis de la télématique a développé un contexte technique favorable au développement d’une succession de produits et de services qui ont significativement bousculé les modes de communication et d’accès à l’information depuis la seconde moitié du xxe siècle. Le paroxysme supposé de cet emballement est plus particulièrement lié à ce qu’on qualifie généralement, faute de mieux, de « tournant numérique », qui catalyse l’innovation dans ce domaine en permettant la convergence des canaux et des supports d’information et de communication, grâce notamment à l’interconnexion et à l’interopérabilité rendues possibles par le codage de tout contenu sous forme informatique numérique.

Un climat de changement technique permanent

2Bien qu’il soit encore difficile de juger de l’ampleur et de la nature des changements induits par ces innovations techniques, on ne peut contester un certain emballement. Alors qu’une trentaine d’années se sont écoulées entre l’apparition du télégraphe et celle du téléphone, puis près de cinquante ans pour que se développe la radiodiffusion, et encore une trentaine d’années pour la télévision, le dernier quart du xxe siècle a vu se succéder les innovations techniques à un rythme nettement plus soutenu. L’ordinateur personnel a commencé à se répandre après 1975, le vidéotex (en France, le Minitel) quelques années plus tard, puis le télécopieur (fax), la photographie numérique, le téléphone portable (et le SMS) et le courrier électronique, le tout en moins de vingt ans. Les réseaux informatiques sans fil (WiFi) sont apparus au tournant du siècle, suivis par la téléphonie par réseaux informatiques (VoIP), les réseaux numériques dits sociaux, les téléphones-ordinateurs (smartphones), les tablettes tactiles, etc.

3Le rythme rapide auquel se succèdent les innovations entraîne (ou est entretenu par) des cycles de vie remarquablement courts pour les produits et services qui les valorisent. Entre les effets de marketing et les réelles innovations, il est souvent difficile d’identifier les véritables ruptures dans un climat de renouvellement permanent qui est à la fois exaltant (tout semble possible ou bientôt possible) et anxiogène (le changement n’est plus transition mais un état constant qui insécurise). Les techniques de la communication se développent suivant un modèle qui rappelle celui des médias (auxquels elles sont inextricablement liées), à savoir une dynamique d’accumulation et de combinaison plutôt que de substitution. Bien des nouvelles techniques sont lancées en suggérant une rupture si radicale qu’elles prétendent souvent remplacer ou amorcer le remplacement d’un faisceau de techniques et de pratiques existantes, réputées par là même obsolètes, ou à tout le moins ringardes. Si certaines disparaissent bien, les outils de communication tendent plutôt à cohabiter dans un équilibre précaire et régulièrement bousculé, et dont la complexité s’accentue à mesure que se multiplie le nombre de canaux, d’outils et d’acteurs en présence.

4Un ensemble complexe d’objets qui évoluent rapidement avec des implications importantes à de nombreux niveaux de la société : le tournant numérique ne peut que s’imposer dans le champ scientifique comme sujet de première importance. Pourtant, la place des acteurs de la recherche scientifique est ambivalente. La priorité accordée à la recherche appliquée et aux sciences de l’ingénieur nourrit une course à l’innovation technique entendue comme moteur de la croissance économique et comme levier fondamental d’influence géostratégique. L’innovation technique tend à devenir une fin en soi, au point de déborder parfois d’une logique de « problèmes à la recherche de solutions » vers celle de « solutions en quête de problèmes à résoudre ». L’industrie du numérique agence et réagence les techniques et les outils disponibles dans l’espoir de proposer une combinaison susceptible de trouver un marché suffisant. Chaque innovation relance les combinaisons possibles et donne lieu à de nouvelles tentatives de proposer des produits ou des services qui puissent rencontrer ou susciter une attente auprès du public et engendrer le prochain miracle numérique, celui de ces sociétés qui, en l’espace de quelques années, parfois sur leur seul potentiel supposé, sans même générer le moindre revenu, peuvent se voir valorisées pour des fortunes fondées sur des réalités aussi éphémères que leur nombre supposé d’utilisateurs.

5La nature même de cette « révolution numérique » à propos de laquelle on pérore depuis tant d’années demeure, paradoxalement, un impensé. De quoi s’agit-il exactement ? Le caractère « numérique » constitue-t-il le centre de gravité des nouvelles pratiques dont il est question, ou n’est-il qu’un leurre ? À y regarder de plus près, la préoccupation centrale du tournant du siècle concerne davantage la mise « en ligne » de l’essentiel des activités humaines, existantes ou à venir, au point qu’on puisse décrire la période qui débute avec le déploiement d’Internet au début des années 1980 comme un véritable « âge de l’enlignement » (Heinderyckx, 2014).

6Cette prééminence de la dimension technique se trouve amplifiée par les discours dominants de l’industrie, des milieux politiques, des institutions publiques et des médias d’information qui entretiennent un climat largement techno-déterministe associant étroitement progrès technique et progrès social, innovation technique et mieux-être individuel et collectif. L’utopie numérique domine l’espace public de manière si écrasante que les voix discordantes se sentent contraintes de radicaliser leur expression, ce qui tend à polariser le débat de manière antagoniste entre rupture et continuité, entre espoirs et craintes, entre utopie et dystopie, entre techno-enthousiasme et technophobie (pour un exposé critique nuancé et argumenté, voir notamment Curran, Fenton et Freedman, 2012).

7Le cloisonnement disciplinaire des sciences face aux « technologies [1] de l’information et de la communication » est particulièrement manifeste. Aux ingénieurs les aspects techniques, aux sciences de gestion les aspects économiques, aux diverses branches du droit les aspects juridiques et légaux, aux psychologues les réserves d’usage sur les effets possibles de tous ces changements sur les individus. Pourtant, ces technologies ont fait leur apparition à tant de niveaux de nos sociétés, auprès de tant d’individus et dans une telle multitude de contextes qu’il ne fait aucun doute que l’appréhension du tournant numérique ne peut s’envisager sans transcender les frontières disciplinaires, dans une « pensée complexe » au sens où l’entend Edgar Morin : face à une science classique guidée par le paradigme de simplification qui s’est si longtemps employé à séparer et à réduire, il faut relier et « chercher la communication entre la sphère des objets et la sphère des sujets qui conçoivent ces objets » (Morin, 1990).

Quelle place pour les sciences de la communication ?

8Cette appréhension de la complexité passe nécessairement par la transdisciplinarité et, à tout le moins, par un rapprochement entre ce qu’on pourrait appeler les « sciences des techniques » et les sciences humaines et sociales. Or les sciences de la communication sont précisément nées dans un contexte mêlant recherche technique et sociologique. Les premiers schémas et les tentatives précoces de conceptualisation et de théorisation ont été pensés par des mathématiciens confrontés à des défis strictement techniques, mais ils ont été rapidement détournés en dehors de leur champ d’application par des chercheurs d’horizons disciplinaires variés séduits par la modélisation proposée. Les modèles linéaires ne sont pas nés de l’interdisciplinarité, mais ils s’y sont répandus, par contagion, avant de s’y développer. Mais parce que les fondements de ces modèles dérivés du Système général de la communication de Claude Shannon ont emporté les théories dans une direction nettement positiviste et scientiste, la jeune science de la communication s’est rapidement développée sur des voies multiples, plus ou moins ouvertement divergentes de cette voie originale. La diversité théorique et épistémologique qui en résulte aujourd’hui constitue à la fois une richesse inestimable, mais aussi un écueil face aux sciences plus établies qui brillent souvent par une relative unité du corpus des connaissances qui leur incombent.

9Très vite, dans le domaine de la communication comme dans une bonne partie des sciences humaines et sociales, le positivisme embrassé par les travaux relevant du fonctionnalisme a suscité la méfiance en raison des limites et des biais associés au simplisme et à des méthodes aux fausses apparences de rigueur objective. Les alternatives qui se sont développées ont longtemps maintenu leurs distances avec la technique et ses sciences, au point de s’en trouver diminuées lorsqu’il s’est agi d’appréhender le tournant numérique. Les recherches en informatique et le développement des sciences de l’information (au sens anglo-saxon des information sciences) se sont structurés indépendamment des sciences de la communication, tout en élaborant un cadre théorique considérable sur des objets relevant, à l’évidence, de la communication (Perriault, 2007).

10Le cloisonnement disciplinaire est inévitable, mais il se trouve aggravé par une tendance interne, dans chaque discipline, à la fragmentation qui confine parfois à la capillarisation tant les domaines et objets de recherche se subdivisent en sous-domaines et objets toujours plus limités, au nom d’une nécessaire hyperspécialisation, elle-même gage d’excellence et de progrès. La balkanisation des champs scientifiques n’augure rien de bon en matière d’appréhension de la complexité. Toutefois, elle porte paradoxalement les germes d’une interdisciplinarité ciblée qui résonne fondamentalement bien avec l’esprit et la réalité contemporaine des sciences de la communication.

11Ceci tient à l’histoire et à la nature des sciences de la communication. Les chercheurs en communication peuvent être classés en deux catégories : « d’origine » et « d’adoption » (Heinderyckx, 2007). Les chercheurs en communication d’origine sont formés dans les désormais nombreuses filières universitaires de communication ; certains peuvent même se prévaloir d’un doctorat en communication, démontrant par là leur maîtrise d’un champ théorique, d’un ensemble de méthodes et d’un cadre épistémologique spécifiques. Par ailleurs, des chercheurs en communication d’adoption ont été formés dans diverses disciplines (sciences politiques, sciences sociales, droit, psychologie, linguistique, histoire, philosophie, etc.) et se reconnaissent, en partie au moins, comme relevant des sciences de la communication en raison du type d’objet sur lequel portent tout ou partie de leurs travaux, mais aussi en raison des revues dans lesquelles ils publient et des sociétés savantes qu’ils fréquentent.

12La communauté des chercheurs en communication est donc structurellement organisée pour accueillir les chercheurs, les travaux et les savoirs d’autres disciplines, d’autres sciences. C’est l’héritage d’une science née dans l’interdisciplinarité, qui se nourrit de la juxtaposition, de la rencontre et souvent de la collision entre disciplines et entre chercheurs aux univers intellectuels et épistémologiques disjoints. À tel point que les sciences de la communication sont elles-mêmes traversées par des courants et des lignes de fracture qui peuvent susciter la perplexité des tenants d’une science plus classique, mais qui, à n’en pas douter, constituent un capital de créativité, d’innovation et d’intelligence bien nécessaire face à la complexité des objets abordés.

13Cette pratique endémique d’incursions extradisciplinaires, combinée avec l’hyperspécialisation thématique observée dans les disciplines scientifiques impliquées en première ligne dans le développement des techniques, représente donc un potentiel déterminant pour l’appréhension du tournant numérique. Il n’est pas nécessaire, par exemple, d’entreprendre un rapprochement avec les sciences informatiques, mais seulement (au moins dans un premier temps) avec les équipes actives sur les interfaces utilisateurs et les algorithmes ; inutile d’approcher toute la Faculté de droit quand on peut d’abord se concentrer sur les spécialistes du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle ; au lieu d’amadouer les sciences mathématiques, on pourra se frotter aux seuls spécialistes de la cryptologie. Les sciences de la communication pourraient développer un espace de multidisciplinarité opportuniste ; une coalition scientifique conjoncturelle destinée à aborder les nouvelles techniques de communication dans une perspective plurielle à défaut de pouvoir être véritablement holistique.

14Les sciences de la communication ne jouissent toutefois d’aucun monopole pour aborder les techniques de la communication en mobilisant l’arsenal de la multidisciplinarité. À l’image de ce qui a conduit à l’émergence des sciences de la terre et des sciences de l’environnement, certaines initiatives ambitionnent de développer une approche holistique des « technologies de l’information et de la communication ». L’une de ces initiatives a pris une certaine ampleur, sans qu’on puisse déterminer à ce stade s’il s’agit d’un mouvement éphémère ou pérenne. Dès les années 1980, des chercheurs en informatique ont été rejoints par des collègues économistes, puis sociologues, puis venant d’autres disciplines encore, y compris la communication, pour former ce qui s’est progressivement appelé les « études d’Internet » (Internet Studies, héritières des études de la Computer-Mediated Communication, à ne pas confondre avec les Digital Humanities[2]). Cette tendance s’est progressivement matérialisée par la création de centres de recherche, de filières d’enseignement, de sociétés savantes (ou de sections spécifiques dans des sociétés savantes existantes), de conférences et de revues scientifiques. Deux grands éditeurs académiques ont même publié des manuels d’étude d’Internet (notamment Consalvo et Ess, 2011 ; Dutton, 2013), laissant entendre que le domaine aurait atteint une certaine maturité et que la communauté qui s’en réclame serait suffisamment importante pour constituer un marché pour les éditeurs.

15La nécessité de mobiliser une communauté multidisciplinaire de chercheurs pour comprendre le tournant numérique, puis pour reprendre pied dans la perspective plus prospective trop souvent laissée aux seuls gourous, prophètes et spéculateurs (souvent associés de près à l’industrie florissante du numérique), relève de l’évidence. Le moteur de cette multidisciplinarité réside dans l’abondance de sujets relevant des « problèmes à résoudre » particulièrement susceptibles de mobiliser des équipes provenant de différents univers disciplinaires (Graham et Dutton, 2014). Ces travaux relèvent essentiellement de la recherche appliquée, mais ils se révèlent souvent fertiles en modélisations et développements théoriques qui, peu à peu, pourront se structurer en ensembles cohérents et fondamentalement multidisciplinaires.

16La communication, toujours déchirée entre l’ambition d’accéder au statut de discipline scientifique et la position stratégique et féconde de n’être qu’un domaine à la croisée des disciplines existantes, se trouve enclavée dans une condition hybride à la fois inconfortable et prolifique ; une enclave qui n’est pas isolée dans un sous-statut aux confins de la science, mais au contraire dans un enviable positionnement qui transcende, surplombe et, d’une certaine manière, sublime les disciplines mieux établies dès lors qu’il s’agit de comprendre les transformations sociales provoquées par l’émergence, le développement et l’immixtion dans nos vies des techniques numériques de communication.

Notes

  • [1]
    Le terme « technologie » (et la locution « technologies de l’information et de la communication (TIC) ») s’est progressivement imposé en français pour remplacer « technique » tant cet anglicisme permet de bénéficier de l’aura des technologies si suggestives du contexte californien toujours en pointe dans ce secteur (high technologies, information and communication technologies, etc.).
  • [2]
    Les digital humanities (« humanités numériques ») relèvent également de l’interdisciplinarité, mais dans le contexte plus restreint de l’utilisation des outils informatiques et numériques au service de la recherche en sciences humaines et sociales.

Références bibliographiques

  • En ligneConsalvo, M. et Ess, C., The Handbook of Internet Studies, Oxford, Wiley-Blackwell, 2011.
  • En ligneCurran, J., Fenton, N. et Freedman, D., Misunderstanding the Internet, Londres, Routledge, 2012.
  • En ligneDutton, W. H., The Oxford Handbook of Internet Studies, Oxford, Oxford University Press, 2013.
  • En ligneGraham, M. et Dutton, W. H. (dir.), Society and the Internet : How Networks of Information and Communication Are Changing Our Lives, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • Heinderyckx, F., « The Academic Identity Crisis of the European Communication Researcher », in Carpentier, N.,
  • Pruulmann-Vengerfeldt, P., Nordenstreng, K., Hartmann, M., Vihalemm, P., Cammaerts, B. et Nieminen, H. (dir.), Media Technologies and Democracy in an Enlarged Europe, Tartu, University of Tartu Press, 2007, p. 357-362.
  • En ligneHeinderyckx, F., « Reclaiming the High Ground in the Age of Onlinement », Journal of Communication, vol. 64, n° 6, 2014, p. 999-1014.
  • Morin, E., Science avec conscience, Paris, Fayard, 1990 (1e éd., 1982).
  • En lignePerriault, J., « Le rôle de l’informatique dans la pensée en information et communication », Hermès, n° 48, p. 127-129.
François Heinderyckx
François Heinderyckx est professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB) où il enseigne la sociologie des médias et la communication politique. Il est également Chang Jiang Scholar à la Communication University of China (2014-2018). Il a été président de l’International Communication Association (2013-2014) et l’un des fondateurs de la European Communication Research and Education Association, dont il a été président de 2005 à 2012.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0087
Pour citer cet article
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