CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cybernétique est un terme fondé sur le grec kubernêsis. Au sens propre, c’est l’action de manœuvrer un bateau ; au sens figuré, c’est l’action de diriger, de gouverner, de réagir et donc de contrôler. En fait, si dans son acception actuelle, c’est Norbert Wiener qui a développé la notion, en 1948 dans Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, le terme avait déjà été utilisé en 1934 par Ampère, pour définir l’art du gouvernement des hommes. Dès sa naissance, la cybernétique est donc marquée du sceau de l’humain, et notamment de l’homme dans des systèmes de régulation que plus tard on définira comme « systèmes complexes ».

2Dans son ouvrage fondateur, Wiener se réfère à un ensemble de recherches dans plusieurs domaines : mathématiques avec la théorie de la prédiction statistique ou celle des séries temporelles, technologies avec le calcul mécanique ou les télécommunications, biologie, psychologie et sociologie avec la notion de rétrocontrôle appliquée au vivant. En fait, dès le départ – et cela se poursuivra avec les successeurs –, l’enjeu est plus épistémologique qu’instrumental ; c’est celui de fonder une science, à support mathématique, destinée à formaliser, modéliser et comprendre tous les phénomènes qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en jeu des mécanismes de traitement de l’information (Couffignal, 1963).

3Cependant, au-delà de l’enjeu théorique, réside toute une série de problèmes concrets comme le transport de messages à travers des réseaux de communication, la prédiction des déplacements et le contrôle de poursuite tels qu’on les rencontre dans la défense antiaérienne, ou la régulation homéostatique des systèmes biologiques. Ces problèmes sont directement liés à la technologie et à ses progrès avec l’apparition au xxe siècle de machines d’un nouveau genre : les machines informationnelles. Elles sont dotées de certaines caractéristiques du système nerveux, voire s’inspirent de son fonctionnement, lui-même considéré comme étant celui d’une machine vivante (Lapicque, 1946).

4La cybernétique se réfère à deux notions fondamentales : l’information et les machines. Elles sont interdépendantes puisque les machines cybernétiques sont celles qui traitent de l’information et l’information est ce que traitent ces machines.

Les machines automatiques

5La définition de ce qu’est une machine a beaucoup évolué, depuis Monge qui parle au début du xixe siècle de « plier la nature », en passant par D’Ocagne et les machines à calculer, qui traitent de l’abstrait, pour aborder leur totale virtualité avec la machine de Turing. Celle-ci est née dans la tête du grand mathématicien anglais et n’existe que sur le papier : c’est une machine théorique. On a donc des machines physiques qui agissent sur le réel, des machines physiques qui traitent de l’immatériel, et des machines purement abstraites.

6On peut également décrire, dans l’historique des machines, trois périodes. La première est celle des machines mécaniques. Puis vient l’époque des machines énergétiques. La cybernétique apparaît grâce à l’arrivée d’un troisième type : les machines informationnelles. Elle leur doit son existence et leur donnera en retour la théorisation qui leur permettra de se développer dans l’ensemble des domaines techniques, mais également socio-économiques et culturels (Claverie, 2005).

7Les machines mécaniques sont celles qui effectuent des mouvements physiques, dans certaines conditions, pour un projet défini. Elles servent par exemple à amplifier des forces ou leur appliquer des régularités, des rythmes ou des délais. Elles sont caractérisées par un « comportement » dont on peut rendre compte de manière dynamique et dont l’évaluation est donnée selon les principes de la « performance système ». Les machines énergétiques, quant à elles, transforment une forme d’énergie en une autre, ou bien la modulent pour lui donner des caractéristiques ou des formes nouvelles. Elles sont de type moteur pour produire de l’énergie cinétique, ou de type énergie pour fournir une source de puissance destinée à être consommée par les moteurs. Elles mettent en œuvre les principes de la physique : thermodynamique, électrodynamique, physique atomique, etc. Leur comportement est régulé par des systèmes de « contrôle » adéquats. Les machines informationnelles, elles, utilisent ou transforment de l’énergie non pour ses qualités énergétiques potentielles mais pour sa valeur ou sa signification. Elles utilisent généralement l’électricité à qui elles attachent un sens et qu’elles gèrent en réseaux. Elles la transforment, la transportent et la distribuent selon les principes de la théorie de l’information. Leur comportement est également contrôlé, mais elles permettent, de plus, la « commande » et la qualité de la commande des systèmes.

8Ces machines peuvent être spécifiques de l’une des trois catégories précédentes : grues, treuils ou pendules pour la catégorie des mécaniques ; moteurs, génératrices, réacteurs chimiques ou nucléaires pour les machines énergétiques ; téléphones, radios et télévisions, machines à calculer, de traduction, de jeu, de stratégie ou de décision pour la catégorie informationnelle. Elles présentent parfois des formes mixtes ou même réunissent les trois caractéristiques ; on parle alors d’automates ou de machines à comportement. Ces machines triples sont capables de s’adapter à une situation en la transformant ou en se transformant elles-mêmes. Tels sont les dispositifs stabilisateurs, les machines téléologiques et les robots, regroupés dans une catégorie spécifique. Notamment, les cobots ou robots collaboratifs sont particulièrement représentatifs du bouclage entre la machine, l’environnement et l’homme qu’ils accompagnent (Claverie et al., 2013). Les machines ou automates présentent une forme de hiérarchie ou d’emboîtement des qualités des trois niveaux informationnel, énergétique et physique : 1) commande ; 2) contrôle ; et 3) comportement. C’est ce dispositif d’emboîtement des trois niveaux complémentaires, en relation entre eux, qui permet l’action et la gestion régulée des systèmes. Il constitue la base du modèle formel cybernétique.

Les programmes de gestion

9Gérer un système nécessite donc une machine, réelle ou virtuelle. Trois niveaux de complexité peuvent être décrits. Ils répondent au même principe d’organisation cybernétique. Le plus simple est celui des dispositifs stabilisateurs qui assurent la régulation de systèmes comportant plusieurs degrés de liberté. Ces automates contrôlent certaines variables qui caractérisent le système, et les maintiennent dans un état d’équilibre prescrit ou modifié en fonction de l’évolution programmée par le dispositif de commande (selon l’heure ou selon un choix de l’utilisateur par exemple). On peut citer les homéostats ou les thermostats, dont on donnera un exemple plus bas. En biologie, ce sont les dispositifs physiologiques de régulation tels que ceux du taux des métabolites sanguins qui peuvent également varier dans une fourchette spécifique en fonction de la chronobiologie ou du comportement de l’animal. Le second niveau est celui des machines téléologiques. Ce sont des dispositifs qui mobilisent un comportement prévu en poursuivant un but spécifique, tout en étant également capables de s’adapter aux variations inattendues d’une situation. Ce sont par exemple des machines de guidage ou, en biologie, des systèmes tels que ceux de l’ajustement du mouvement. Le dernier niveau est celui des automates cybernétiques complexes, parmi lesquels on compte les robots et cobots. Ils sont capables d’un comportement sophistiqué, doté par exemple de capacités de conditionnement, et peuvent évoluer, se transformer et apprendre de nouveaux comportements (Couffignal, 1964).

10Bien qu’ils soient identifiables, on peut considérer les automates acteurs ou régulateurs comme étant une partie du système global dans lequel ils agissent et avec lequel ils interagissent. On introduit ici la nécessaire définition de système de systèmes (De Laurentis, 2007) dans lequel on peut identifier des éléments d’environnement, le dispositif de commande, les ensembles régulateurs, et des actionneurs qui effectuent sur l’environnement des opérations plus ou moins complexes. Ils ont des caractéristiques automatiques variables dont l’évolution suit des boucles de régulation, de rétroaction et de contrôle, et pour certains d’entre eux un « programme » interne dont ils sont capables de contrôler le maintien, le déroulement et les opérations. Ce programme est une suite d’instructions formelles indiquant des opérations logiques à effectuer dans un ordre déterminé et en fonction d’informations issues de l’environnement ou de la mémoire de l’appareil. Un programme possède donc deux caractéristiques indispensables : la mémoire qui lui permet de rester interne à la machine, et la capacité de lire, mettre en œuvre, et enrichir les contenus de cette mémoire. Cette conception structurale duale complète celle de l’organisation hiérarchique fonctionnelle décrite précédemment, lui donne sa plasticité et ses modalités d’enrichissement (Metayer, 1970).

Logique d’information et de communication

11La notion d’information est centrale en cybernétique. L’information est ce que traitent les machines et qui agit sur le système. Elle y réside sous plusieurs formes, comme objet soumis à des opérations, comme programme, et comme médium d’action et de régulation du système. En ce sens, elle devient à la fois objet et acteur de communication entre la machine (ou l’organisme) et le système, et pour le système lui-même, en son sein et dans son environnement. Le domaine de la cybernétique est donc celui du traitement de l’information et de la communication au sein des systèmes (Claverie, 2014). Elle se concentre sur l’analyse des mécanismes de régulation grâce à l’interprétation de l’information et à la gestion de sa circulation et de son stockage.

12La cybernétique est une science de l’information et de la communication pour la maîtrise du comportement des systèmes. D’une part elle aborde la modélisation et la pratique des machines de traitement de l’information et de leur communication à l’environnement, entre elles et aux hommes, d’autre part elle propose une démarche d’ordre abstrait. Ainsi, sans négliger les conditions matérielles de sa vérification, la démarche s’organise principalement autour de la théorisation de la structure logique des fonctionnements couplés machine-environnement, ou organisme-milieu, et de leur modélisation mathématique selon les règles de la logique. On parle de « logique des automates ». Ainsi dotée d’une théorie propre, elle se distingue alors de la théorie de l’information, qui construit une définition quantitative et objective de la notion d’information, et des théories de la communication qui postulent, plutôt qu’elles ne prouvent, les indices quantitatifs ou qualitatifs des relations entre des agents (machines, êtres, milieu). Elle s’inspire néanmoins de ces théories et les rejoint notamment en ce qui concerne les points centraux de la transformation de l’information et son codage, du transport et du transfert, du filtrage et du stockage, et plus en aval, de la valeur et de la signification de l’information à chaque niveau de son traitement.

13La cybernétique permet d’étudier de manière abstraite des systèmes d’action et de régulation. On parle de « systèmes formels » dont la qualité principale est l’indépendance des supports d’existence réelle. C’est sur cet aspect purement formel que réside le champ propre de la discipline. Qu’il se réfère au monde artificiel ou naturel, l’automate est un être formel qui peut recevoir une déclinaison mathématique. L’automate abstrait est un système théorique. Il transforme une représentation mathématique d’un signal donné en une autre, celle d’un système de signaux en un système de sortie, tout en itérant ses transformations à chaque niveau par des boucles de rétroactions couplées avec l’environnement ou entre les différentes unités du calcul global opéré par le programme. C’est un « être computationnel » dont les transformations et celles du milieu relèvent de la théorie des algorithmes. La cybernétique est donc une science des automates formels qui constitue une branche scientifique de la logique mathématique (Couffignal, 1963).

Du thermostat aux systèmes de systèmes

14Un modèle formel simple de la régulation des systèmes est représenté par l’exemple du thermostat. Il s’agit d’une machine dotée de capteurs et d’un dispositif de réglage (la commande) permettant d’ajuster la température d’un milieu par l’intermédiaire d’un système de régulation (le contrôle) qui actionne un système de température (le comportement). Pour cet exemple, on peut décrire le chauffage comme correspondant à un comportement et la réfrigération à un second. L’utilisateur du dispositif (commandeur) impose sa décision (ordre) pour atteindre grâce au dispositif un effet désiré (but). C’est l’évolution vers cet effet qui, en retour et grâce aux informations des capteurs, déclenche un comportement choisi dans une gamme finie de variétés : ici chauffage (c1) ou réfrigération (c2). Un ensemble de relations permet de communiquer de l’étage de commande à celui du contrôle, puis à celui du comportement, et de provoquer un effet sur l’environnement. Chaque étage est doté d’une fenêtre de possibilités (degré de liberté) fixée par le programme.

15L’automate formel peut être décrit de manière mathématique par la formule : T(t) = T(t-∆t) + ∂(t-∆t) où T(t) est la température du système à l’instant t. Pour l’ordre de température T, si à chaque temps t, T(t) < T, alors comportement « c1 » et comportement « non c2 » ; si T(t) > T, alors comportement « c2 » et comportement « non c1 » ; si T(t) = T alors comportements « non c1 » et « non c2 » ou comportements « c1 » et « c2 », et cela au choix du contrôleur (Albert et Hayes, 2005). On comprendra que pour un thermostat, la logique économique ne retienne pas cette dernière solution, qui pourtant ne peut être écartée pour d’autres types de systèmes. Le commandeur impose une décision et le contrôleur a une certaine liberté de choix dans une gamme fixée d’ordres donnés à l’effecteur. Celui-là agit alors directement sur le milieu. À chaque ordre, le contrôleur informe le commandeur (f1), l’effecteur informe le contrôleur (f2) et le commandeur (f3). Chacun est de plus directement informé de l’état général du système à partir d’un dispositif de capteurs (information situationnelle) et de boucles de rétroactions. L’information contenue dans le système est l’ensemble des signaux « commande-contrôle-comportement-effets » auquel est associé l’ensemble des « feedbacks » (voir détails, fig. 1).

16Les règles formelles de commande, contrôle, comportement et feedback définissent un modèle conceptuel de base qui a fait l’objet de multiples instanciations, que ce soit pour les machines mécaniques, les machines énergétiques ou les machines informationnelles. Les systèmes peuvent être connectés entre eux, avec des délais, devenant alors des « modules » fonctionnels. On peut citer les dispositifs de surveillance et de capture des cibles, ceux de régulation de la vitesse des véhicules, de la simple modulation des rotations des éoliennes ou de maîtrise complexe des réactions nucléaires dans les centrales. En biologie, on décrit ainsi les processus physiologiques de régulation des métabolites sanguins, les mécanismes de la reproduction, de l’immunité ou, plus près de notre propre activité, ceux du réglage du mouvement des yeux lors de la lecture de ce texte. C’est surtout au niveau des dispositifs informationnels que l’application est la plus spectaculaire avec le développement des ordinateurs mais également celui des multiples dispositifs électroniques pervasifs qui envahissent notre environnement moderne devenu « smart », ou qui équipent des hommes de plus en plus « monitorés ». Tous ces capteurs et réseaux de capteurs participent à la production quasi sans limite de données nouvelles dont l’exploitation est rendue possible grâce à la puissance du calcul des superordinateurs. Quels que soient les dispositifs, ils deviennent tous aujourd’hui informationnels, producteurs d’informations à la fois pour leur propre régulation, mais également pour enrichir des bases de données spécialisées ou généralistes, dans un monde de « big data » (C4ISR & Networks, 2015). Les dispositifs sont alors interconnectés, et deviennent des systèmes éléments de « systèmes de systèmes », qui font depuis quelques années l’objet d’une « ingénierie des systèmes » ou « ingénierie de la complexité » (Le Moigne, 1999 ; Luzeaux et al., 2011).

Modélisation cybernétique du C2

17Au-delà des automates, l’ingénierie de la complexité aborde des grands systèmes informationnels de régulation et de gestion des environnements de très grande dimension. C’est ainsi le cas des ensembles industriels coopérants et interconnectés dont on peut donner des modélisations productiques (Doumeingts et al., 2007). On citera ici l’exemple particulier du commandement des opérations aériennes de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), qui s’articule autour d’un C2 (« command and control ») ou plus exactement depuis 2007 d’un C4ISR (« Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance »). L’Otan s’équipe depuis 1999, et pour un montant de plus de 2 000 millions d’euros, d’un équipement ACCS (NATO Air Command and Control System) au profit des pays européens membres de l’alliance. Pour cela, a été développé un programme de près de 15 millions de lignes de code, qui constitue le système informatique modulariste considéré comme étant le plus complexe réalisé aujourd’hui de ce côté de l’Atlantique. Le software a été officiellement remis à l’Otan en décembre 2014 après avoir passé avec succès tous les tests de bon fonctionnement.

18Sans entrer dans les détails, l’ACCS fixe de nouvelles normes d’interopérabilité pour les opérations aériennes qui protègent et protégeront les citoyens européens de certaines menaces modernes des plus dangereuses. Il permet une approche simple et intégrée en termes de planification, d’attribution des tâches, de suivi et d’exécution de missions aérospatiales. Le programme comporte un hypersystème mettant en réseau des sous-systèmes de surveillance aérienne de 17 sites partageant en feedback des données opérationnelles sur le même réseau de communication à ultra haut débit. Le dispositif global dispose, comme tout système cybernétique, d’un étage de commandement et de différents éléments de contrôle agissant sur des moyens d’action allant du simple missile sol-air aux vecteurs aériens des forces nucléaires. Tout le dispositif dispose d’un ensemble de feedback grâce à des capteurs, radars terrestres ou embarqués sur aéronefs ou navires, et de communications en ligne entre les différents étages. Il est aussi destiné à intégrer d’autres sous-systèmes, tels le commandement et le contrôle de la défense antimissile de l’Otan, en maîtrisant l’interopérabilité avec la Surveillance Air-Sol (AGS), le système de Renseignement, Surveillance et Reconnaissance (ISR), etc.

19Au niveau du principe, le système fait converger vers les CAOC (Combined Air Operations Center) toutes les données qui sont fusionnées et analysées pour permettre l’élaboration de la situation aérienne générale, sa représentation compréhensible à chaque niveau, et des plans d’opérations potentiels à destination de chaque étage, du commandement, de la conduite et des opérations (commande, contrôle, comportement). Ces étages s’attachent à maximiser les caractéristiques de qualités attachées à chacun : qualité commande, adéquation contrôle, performance système, pertinence d’information, et attente de la mission. Ce système de systèmes est actuellement considéré comme l’un des ensembles informationnels les plus sophistiqués existants en Europe. Il illustre parfaitement la définition d’un système artificiel complexe (Simon, 1996) et cela sur la base des principes de la cybernétique.

Cybernétique et société

20La cybernétique a traversé la seconde moitié du xxe siècle et le début du xxie en donnant naissance à l’informatique et à l’électronique pervasive, en les alimentant jusqu’aux plus récentes évolutions des technologies (Claverie et al., 2009). On peut donc montrer que, à partir d’un modèle commun, on a pu concevoir les automates les plus simples jusqu’à des systèmes technologiques des plus complexes basés sur des programmes internes les plus importants et sophistiqués que l’on ait su développer jusqu’ici.

21Mais au-delà du technologique, la cybernétique est surtout entrée dans la culture générale. Elle a donné de nouveau concepts, désignés par les nouveaux mots, ceux débutant en « cyber ». Ainsi un cybernaute participe-t-il d’une cyberculture qu’il peut aborder en cyberconférence depuis son cybercafé. Il se garde de la cyberdépendance poussant à la cyberconsomation dans les cybermarchés ou pour des cyberencontres. Dans le cas de cyberdélinquance, voire de cybercriminalité, la cyberpolice veille. Bien que la cyberjustice n’opère encore que par cyberarbitrages, elle contribue à une cyberrégulation et à la cybersécurité de tous face aux cyberattaques continues de cyberterroristes. Elle mobilise également de nouvelles pratiques, de nouveau mode de communication ou de relation à l’autre. La cyberéducation s’ouvre ainsi aux MOOCs (Massive Open Online Courses) et devient FLOT (formation en ligne ouverte à tous) en proposant des accès itératifs et des évaluations toujours basées sur le même modèle formel. De même, la santé et la pratique médicale, les régulations bancaires et bien d’autres domaines sont également impactés. L’enjeu est tel qu’on envisage la cyberformation dès l’école primaire. La mondialisation a inventé la cyberéconomie et les conflits internationaux s’appuient sur les techniques de cyberguerre. Ce modèle cyber peut être utilisé pour le meilleur comme pour le pire. La menace est réelle, et suivant l’exemple des grandes autres nations, l’État français vient de créer en 2014, à côté des trois armées historiques, une nouvelle arme transversale aux précédentes : la cyberdéfense.

22Ce phénomène « cyber » est incontournable et son importance est indéniable. Il repose au départ sur une modélisation formelle d’automates abstraits, dont dépendent l’histoire et l’avenir du monde informatique et de l’électronique, mais pénètre la culture, organise le social, et peut-être demain courbera l’avenir vers un projet de posthumanité (Lafontaine, 2004). Aujourd’hui, c’est à partir de ces modèles que sont produites les informations stockées, filtrées et analysées dans le nuage (« cloud ») des « big data ». Et c’est dans ce couplage de l’ensemble des cybermachines, produisant des cyberdonnées dans un cyberespace généralisé que se fabriquent l’information, les méthodes de sa communication et celles de son utilisation massive. Elle donne un nouveau décryptage à l’information et à la communication. Si la culture en est profondément affectée avec de nouveaux outils d’accès permanent aux données, la science et la technologie elles-mêmes évoluent. Leurs méthodes traditionnelles vacillent avec l’accès à des informations jusqu’ici cachées, inaccessibles ou incompréhensibles (Coinot et Eychenne, 2014), pour lesquelles l’éthique est bien en retard sur un développement entré dans une phase exponentielle. Monde cyber et big data sont des caractéristiques de notre futur.

23L’évolution de la cybernétique, celle des machines qui la composent et de l’information qu’elles traitent, transforment, créent et maîtrisent, bouleverse progressivement la structure du monde moderne. Elle permet l’avancement de la science mais également modifie nos espaces de vie, de travail, de culture, de plaisir, de repos et de sécurité. Elle modifie surtout nos esprits, nos comportements et nos représentations. Elle a permis des révolutions dans plusieurs parties du monde. Elle modifie le système global, et devient elle-même révolution : c’est celle des systèmes de systèmes et de la complexité informationnelle. Elle est née de la formalisation d’un « cyber modèle » simple, pensé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et perfectionné par les successeurs de Wiener. La base en est toujours la même, c’est celle de l’articulation de « commande, contrôle, comportement et feedback » gérée par un programme. D’où vient son succès ? Correspond-il à un modèle mental spontané ou à une forme prototypique de la pensée de l’homme ? En tout cas, il préside encore aujourd’hui aux détails de notre quotidien technologique, au destin des plus grands systèmes artificiels, comme à la compréhension des systèmes naturels et à l’interprétation de leur complexité.

Figure 1

Modèle conceptuel « Commande-Contrôle-Comportement » et « feedback ». Inspiré de Alberts & Hayes (2005)

Figure 1

Modèle conceptuel « Commande-Contrôle-Comportement » et « feedback ». Inspiré de Alberts & Hayes (2005)

Français

La cybernétique est née dans l’après-guerre d’un désir de formalisation de la complexité. Elle a créé à la fois des outils et les moyens de l’évolution de la société, de l’économie et de la culture, mais également ceux du déchiffrage et de la compréhension des grands systèmes complexes. C’est à partir d’un modèle formel pensé par les pères de la cybernétique qu’aujourd’hui encore se construisent de grands systèmes critiques d’information et de communication. Ce modèle a traversé la moitié du xxe siècle et préside à certains secteurs technologiques, socio-économiques et culturel de ce début du xxie siècle.

Mots-clés

  • automates
  • automates formels
  • C2
  • commande et contrôle
  • commandement et conduite
  • cybernétique
  • feedback
  • formal automatons
  • logique
  • machine
  • modélisation mathématique

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Bernard Claverie
Bernard Claverie est professeur à Bordeaux-INP. Psychologue et physiologiste, il a fondé en 1988 le Laboratoire de sciences cognitives et en 2003 l’Institut de cognitique de l’université Victor-Segalen à Bordeaux, qu‘il a dirigés jusqu’en 2009. Il est depuis directeur de l’École nationale supérieure de cognitique (ENSC), et effectue ses recherches au sein de l’IMS (UMR 5218 CNRSUB-INP) et dans le laboratoire HEAL (Human engineering for aerospace lab., laboratoire commun ENSC/Thales). Il est auteur ou coauteur de nombreux articles scientifiques et d’ouvrages dont Douleurs : du neurone à l’homme souffrant (Eshel, 1991) ; Douleurs : sociétés, personne et expressions (Eshel, 1992) ; Cognitique : science et pratique des relations à la machine à penser (L’Harmattan, 2005) ; L’Homme augmenté (L’Harmattan, 2010).
Gilles Desclaux
Gilles Desclaux est général de corps aérien (GCA - 2s). Ingénieur de l’École de l’air et élève officier à l’US Air Force Academy, il est ancien pilote de chasse. Auditeur de l’École de guerre, du Centre des hautes études militaires et de l’Institut des hautes études de la Défense nationale, il a été adjoint au directeur du cabinet militaire du Premier ministre de 2003 à 2006. Spécialiste du C2 et de la décision collective en situations critiques, il a été à la tête du Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes de 2008 à 2011. Il a également assuré en 2009 et en 2011 la certification du Joint Force Air Component Command pour la NATO Response Force. Il est aujourd’hui directeur extérieur de Thales Raytheon Système depuis 2012, président de RACAM depuis 2010, et conseiller pour les affaires de défense de plusieurs organismes.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0070
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