1Il n’y a pas que dans le milieu du spectacle ou dans la littérature que l’on retrouve des paires célèbres, de celles dont la mise en association provoque une synergie fertile. On remarque également ce type d’union féconde dans les disciplines scientifiques, fussent-elles exactes ou bien humaines. Il en est ainsi de l’histoire-géographie, de la physique-chimie ou encore de l’économie-gestion. Ces associations constituent la base de la pluridisciplinarité, le terreau pour l’interdisciplinarité. Réalisé de gré ou de force, ce mariage peut se révéler heureux, jusqu’à conduire à de nouvelles disciplines, généralement désignées par une concaténation : biochimie, géophysique, paléo-anatomie ou bien mécatronique, pour ne citer que quelques exemples. L’union peut aller jusqu’à la création d’un tout nouveau terme, comme pour la cristallographie ou l’exobiologie. Dans d’autres cas, le couple est moins stable, et il est possible qu’une certaine forme de rivalité s’installe. Même si deux disciplines ont besoin l’une de l’autre pour se construire, les tenants de l’une abordent souvent les choses de manière radicalement différente des tenants de l’autre. Psychologie et sociologie traitent ainsi du monde à partir de l’individu ou du groupe ; informatique et électronique s’occupent du virtuel ou du physique, de l’immatériel ou de la quincaillerie. Au final, toute paire possible entre disciplines scientifiques ouvre un horizon nouveau.
L’Autre, le Corps, le Modèle
2Dans la revue Hermès, et dans ce numéro sur le xxe siècle, c’est sur les relations entretenues ou non entre les sciences de la communication et celles de la cognition que nous voulons porter le débat. Les unes et les autres ne s’expriment qu’au pluriel, et surtout elles placent l’humain en leur centre. Seulement, il y a bien deux centres différents puisque ces deux thématiques, à défaut d’être des disciplines, se sont souvent ignorées sans jamais constituer de véritable couple. Elles auraient pourtant pu le faire, notamment sur des sujets comme l’apprentissage, c’est-à-dire pour la communication des connaissances. Mais d’un côté, la parole et le langage sont au centre de la communication ; de l’autre, ce sont le neurone et le cerveau qui occupent une place de choix dans la cognition. L’étude de la communication mettra volontiers en avant les éléments liés à l’altérité ; l’étude de la cognition ouvrira très vite à la notion d’incarnation. On pourrait y voir là un point commun, celui du corps, mais il s’agit en fait d’une constellation de points de vue : corps parlant, corps de l’autre, corps se comportant, corps social, corps pensant, etc. Bref sur ces sujets, les scientifiques cogitent et communiquent mais ne s’entendent pas. Dans le domaine des études sur l’humain, les apports entre scientifiques tiennent beaucoup plus au concours qu’à l’échange : concours aux crédits, concours aux publications, c’est-à-dire toute forme intellectualisée du concours de beauté.
3Dans cette compétition, montrer que l’on a raison se fait en détruisant les arguments de l’autre, en vidant de son sens le chemin scientifique qu’il emprunte. Ainsi les arguments des uns sont souvent issus des excès des autres. Schématiquement, voici ce que l’on peut dresser sur les dernières décennies. Les sciences de la communication s’intéressent trop aux tuyaux ? Elles deviennent alors affaire d’information et laissent à d’autres l’étude des êtres cognitifs placés aux extrémités de ces canaux. Les sciences de la cognition s’en saisissent et se retrouvent fascinées par le cerveau ? Les sciences du neurone s’accaparent du sujet et portent aux yeux de tous des preuves par l’imagerie cérébrale. Les neurosciences rêvent d’un modèle numérique ? Les informaticiens s’en occupent et mettent la main sur le milliard d’euros du programme européen Human Brain Project. Présentées ainsi, les guerres du xxe siècle se sont aussi déroulées sur le terrain des sciences, avec trahisons et asservissements, absorptions et rejets. Dans cette histoire, l’Autre a laissé la place à un Corps, lui-même remplacé par un Modèle.
4Ce glissement de point de vue est concomitant avec les progrès techniques accomplis et qui ont construit ce que l’on appelle aujourd’hui le monde numérique. En discrétisant notre monde réel, continu, et en y remplaçant les choses (et bientôt les êtres) par des nombres, on agit sans forcément en prendre conscience sur trois points. Il y a tout d’abord la nécessité du codage, qui passe par la segmentation et donc la réduction, puis par la détermination d’un langage formaté et donc de l’approximation. Il y a ensuite le principe de la séparation entre le stockage et le traitement, conduisant assez naturellement à l’amoncellement et la seule prise en considération des actions que l’on peut rendre mécaniques. Il y a enfin les possibilités de la transmission et de la reproduction qui nous font oublier les notions d’énergie et de coût. Le débat sur le numérique vient ainsi se surajouter aux discussions sur l’Homme, entre communication et cognition.
5On peut y voir une résurgence de l’opposition entre existentialisme (chaque humain se construit de façon volontaire et guide ses choix cognitifs et communicationnels) et essentialisme (chaque humain est tributaire de sa condition pour mener ses activités cognitives et communicationnelles). Dans le premier cas, l’émergence prime ; dans le second, il y aurait une forme de préexistence pour des symboles. À cerveaux différents, a-t-on des pensées différentes ? Les techniques d’imagerie cérébrale variées et les nombreux tests de neuropsychologie nous ont beaucoup appris sur l’organisation cérébrale et les circuits d’information mobilisés dans telle ou telle activité, chez le sujet sain ou pathologique. Mais les neuroscientifiques ne répondent pas aux questions philosophiques, là où sciences de la communication et de la cognition pourraient se compléter : la cognition est-elle libre et propre à l’individu ou est-elle déterminée par ses facultés communicationnelles ? La communication est-elle libre et propre à l’individu ou est-elle déterminée par ses facultés cognitives ? Autrement dit, pense-t-on à ce que l’on communique ou communique-t-on ce que l’on pense ?
Un couplage potentiellement fertile
6Même si communication et cognition ont vécu un parcours scientifique bien différent au xxe siècle, on voit bien que leur couplage peut s’avérer très fertile. Leurs rivalités ou leur simple indifférence n’ont pas permis de développer une alliance, et d’autres se sont empressés d’occuper l’espace scientifique. Aujourd’hui, toute recherche sur la communication ne « vaut » rien si elle n’est pas appuyée par un dispositif technique et numérique. La fascination des tuyaux pousse à croire qu’un branchement, une possibilité technique de mise en contact, est la solution à tous les problèmes communicationnels. Aujourd’hui également, toute recherche sur la cognition se doit d’être appuyée par une imagerie cérébrale, allant chercher une justification de la pensée, de la mémoire ou du langage dans la tuyauterie neuronale. Cela fait finalement beaucoup de tuyaux, mais peu de secours pour nous venir en aide afin de comprendre ce qui est en train de se passer avec les techniques de l’augmentation humaine ou avec la pervasion des objets connectés. Sur ces problèmes de pénétration et d’envahissement de notre environnement par le numérique et le réseau, il nous faut garder des repères. Il ne s’agit pas de technophobie, bien au contraire. Il s’agit d’accompagner ces mutations par une prise de conscience de ce qui est essentiel, et de ce qui n’est que facilitateur. L’éclairage nocturne des villes est un formidable progrès, et a largement modifié nos modes de vie. Il permet toute une activité la nuit, pour peu que l’on trouve un autre moment de la journée pour dormir, ou encore un autre lieu pour observer les étoiles. Communique-t-on mieux, pense-t-on différemment lorsque l’on est connecté ? Ce n’est pas du tout sûr, les réseaux ne résolvent rien. En revanche, ils procurent de nouvelles possibilités, ouvrent de nouveaux horizons pour communiquer avec autrui et nous amener à penser le monde.
7Au final, que nous dirait l’alliance communication-cognition face à l’humain augmenté et à l’Internet des objets ? À l’extrême, deux attitudes sont possibles face à ce déferlement numérique. Tout d’abord, on peut pactiser et se laisser guider par les industries majeures du moment : notre connaissance sera issue des moteurs de recherche, notre communication sera le fruit des seuls réseaux sociaux et notre culture se basera exclusivement sur les recommandations que nous font certains algorithmes. Notre vie sera quantifiée et nous attacherons davantage d’importance à ce que nous indiquera notre assistant numérique qu’à ce que nous dit le regard de nos proches. Mais une autre attitude peut tout aussi bien se dégager, par une certaine révolte et la réalisation d’un véritable retour à la sensibilité : aller voir nos « amis », que l’on n’a jamais rencontrés mais avec lesquels on discute sur les réseaux, lire un livre qui a priori ne nous est pas destiné, se laisser séduire par la Nature et ses saisons, aborder l’Autre et non son avatar.
8Il y a fort à parier que les sciences de la communication et les sciences de la cognition poursuivent chacune son chemin en superbe indifférence et continuent à se regarder en chiens de faïence. Cette forme d’équilibre dans l’opposition a au moins le mérite d’éviter l’affrontement et de réserver des collaborations potentielles ; collaborations qui, à notre avis, deviendront nécessaires par l’augmentation technique de nos environnements de vie et par la volonté affichée de vouloir « connecter les cerveaux ».