1En 1972, dans un numéro de Communications coordonné par Edgar Morin portant sur la question de l’événement, Pierre Nora prend la mesure de la brèche ouverte par Mai 68 et constate la surrection de « l’événement monstre », « le retour de l’événement » (Nora, 1974). À l’origine de cette réflexion se trouve l’expérience elle-même que traverse Pierre Nora, qui accueille un journaliste d’Europe 1 sur son balcon, au 38 boulevard Saint-Michel, durant les nuits chaudes de mai 1968. En historien, Pierre Nora assiste à l’écho infini des explosions des grenades lacrymogènes à la fois en tant que témoin direct par sa propre vision de l’événement en train de se dérouler, mais il réalise surtout l’extraordinaire capacité d’amplification que revêt le média qu’est la radio pour faire vivre dans un rapport d’immédiateté l’événement dans tout l’Hexagone, en ses endroits les plus reculés. Il en déduit que l’on ne peut séparer artificiellement ce qu’est un événement de ses supports de production et de diffusion. Cette réflexion sur l’internalisation de l’événement par rapport à ses supports de diffusion dans la société moderne date bien de cette expérience de Mai 68, et Pierre Nora écrit d’ailleurs une première ébauche d’analyse à la fin de l’année 1968 dans Le Nouvel Observateur (Nora, 1968). Constatant que le journalisme tend à concurrencer sérieusement l’historien sur le terrain du traitement de l’actualité jusqu’à produire des néologismes à prétention savante de type « kremlinologues », il en déduit que cela est lié au fait que l’information contemporaine rapproche considérablement l’événement des masses qui en prennent connaissance et ont l’impression d’y participer : « Pour faire aujourd’hui de la guerre des Six jours une affaire nationale, il suffit de deux heures de la voix de Julien Besançon. Du même coup, l’information colle à l’événement au point d’en faire partie intégrante. Non qu’elle le crée artificiellement, mais elle le constitue. » (Ibid.)
Le nouveau rôle de l’historien
2Loin d’être en relation d’externalité, les mass media participent pleinement à la nature même des événements qu’ils transmettent. C’est, et de plus en plus, par eux que l’événement existe. Pour être, l’événement doit être connu, et les médias sont de plus en plus les vecteurs de cette prise de connaissance : « C’est aux mass media que commençait à revenir le monopole de l’histoire. Il leur appartient désormais. Dans nos sociétés contemporaines, c’est par eux et par eux seuls que l’événement nous frappe, et ne peut pas nous éviter. » (Nora, 1974) Pierre Nora rappelle à quel point ce qu’il qualifie comme étant le premier événement moderne, l’affaire Dreyfus, fut orchestré par la presse et lui doit tout, au point que l’on peut affirmer que sans la presse, il y aurait eu, certes, un déni de justice, mais pas d’affaire nationale. À la presse, s’est ajoutée la radio qui a joué un si grand rôle durant la Seconde Guerre mondiale quand l’écoute de Radio Londres était en soi un acte de résistance – et le général de Gaulle en connaît bien le caractère d’amplification qui, après avoir joué contre lui tout au long du mois de Mai 68, retourne radicalement la situation le 30 mai avec un discours musclé et seulement radiodiffusé, porté par les transistors sur tous les lieux de travail en plein milieu d’après-midi, rappelant dans la conscience collective le fameux Appel du 18 juin 1940. Avec le média télévisuel, cette centralité dans la fabrication de l’événement n’a cessé de croître. Les images des premiers pas de l’homme sur la Lune ont été l’occasion d’un événement à dimension mondiale grâce à la télévision qui l’a retransmis en direct.
3La tragédie du 11 septembre 2001, qui se prête encore davantage au qualificatif d’« événement-monstre », dans son acception dramatique, est aussi un événement-monde. Carol Gluck, présent à New York, s’est livré à une ethnographie de ce trauma porté par le média télévisuel, se comparant à Thucydide entreprenant le récit de la guerre du Péloponnèse telle qu’il l’a vue et vécue, mais cette fois la médiation du voir passe par le truchement de l’œil télévisuel. Il montre à quel point l’événement est pris non pas dans un circuit de manipulation, mais d’interaction entre ce qui est montré et dit à l’écran et les téléspectateurs. C’est de cette symbiose que va naître le récit héroïque qui va immédiatement surgir en réaction à l’effroi collectif : « l’analogie avec Pearl Harbor fut établie, comparaison spontanée qui a été formulée par de multiples sources : l’homme de la rue, des adolescents, des actrices, le présentateur de télé, Henry Kissinger… » (Gluck, 2003) Ce rapprochement a été immédiat et la réaction sous forme de récit héroïque était déjà en place dès 10h35 du matin, soit seulement quelques minutes après l’effondrement de la seconde tour, suggérant déjà que l’Amérique allait réagir et triompher de la guerre contre le mal. Comme le note Carol Gluck, l’événement aurait pu tout aussi bien être pris dans un autre type de récit, porteur d’une autre histoire, soit comme un acte criminel à la manière de ce qui avait été tenté en 1993 avec l’attentat à la bombe contre le même World Trade Center, comme crime contre l’humanité car ayant eu pour cibles des civils. Or, dans l’émergence du récit dominant, « la télévision n’est pas responsable de ce résultat narratif, qui était surdéterminé. Mais elle a joué un rôle important dans la mesure où elle a assuré la transmission à la fois de la connaissance visuelle et du récit héroïque » (Ibid.).
4Cette part grandissante du média télévisuel dans la production de l’événement est déjà perceptible au début des années 1970 : « La télévision est à la vie moderne ce qu’était le clocher au village, l’angélus de la civilisation industrielle. » (Nora, 1974) À la différence près qu’elle ne suppose pas une implication active du spectateur, la télévision effectue néanmoins une intrusion spectaculaire dans la sphère privée, intime, en se déjouant des frontières entre extérieur et intérieur. L’événement devient même l’horizon d’attente de l’individu moderne, et la presse le sollicite d’ailleurs à communiquer « ses » événements d’ordre personnel et familial pendant que les entreprises préparent avec soin, avec leurs commerciaux, leur « événementiel ». Fait divers, fait singulier, fait ordinaire ; l’événement est aussi devenu le lieu d’investissement de l’imaginaire de notre société moderne qu’il convient de mettre soigneusement en récit.
5On constate la part croissante de fabrication des médias dans la diffusion de l’information, et leur position d’écartèlement entre ce qui s’est passé et sa projection spectacularisée. Paradoxalement, le système informatif qui fonctionne comme un réducteur d’incertitudes si on le considère globalement, « fabrique de l’inintelligible. Il nous bombarde d’un savoir interrogatif, énucléé, vide de sens, qui attend de nous son sens » (Ibid.). Cette part croissante de construction du sens dans la durée par les divers supports de la transmission des informations brise le rapport de naturalisation de l’événement qui vient bousculer les temporalités installées dans leur routinisation pour faire advenir l’imprévu, l’incongru, le défi aux rationalités existantes : « Comme la vérité, l’événement est toujours révolutionnaire, le grain de sable dans la machine, l’accident qui bouleverse et prend au dépourvu. » (Ibid.) L’inflation événementielle propre à la société médiatisée a pour effet paradoxal de faciliter la prise de connaissance de l’événement, car elle en accélère le processus de transmission, et en même temps elle en rend l’appréhension, la donation de sens plus difficile : « L’immédiateté rend en fait le déchiffrement d’un événement à la fois plus facile et plus difficile. Plus facile parce qu’il frappe d’un coup, plus difficile, parce qu’il livre tout d’un coup. » (Ibid.) Frappé comme par une cataracte par une masse d’informations les plus diverses, l’individu a d’autant plus besoin de reprendre un minimum de distance réflexive et critique pour en saisir le sens.
6L’historien se voit ainsi doté d’une nouvelle fonction, celle de décrypter la construction du sens du message en double rapport avec la factualité elle-même et le support qui en rend compte. Il est à cet égard significatif que l’encyclopédie Retz publiée en 1978 sur La Nouvelle Histoire sous la direction de Jacques Le Goff confie à un journaliste, certes devenu historien talentueux, Jean Lacouture, l’entrée sur « L’histoire immédiate ». Lacouture qui est envoyé sur la plupart des points conflictuels du monde pour en rendre compte dans Le Monde ou dans Le Nouvel Observateur constate en en faisant l’expérience l’indistinction progressive du travail d’enquête de l’historien et du journaliste confrontés à l’énigme de l’événement dans la société moderne, celle de l’immédiateté de la communication et d’événements instantanément portés à la connaissance de l’opinion publique à l’échelle mondiale. D’un côté, la presse et ses journalistes ont réussi à s’ouvrir les archives ou s’en sont constituées et de l’autre les historiens ont remis en question au nom de la légitimité de l’histoire du temps présent la traditionnelle coupure temporelle entre l’événement et la possibilité de son historicisation qui justifiait le fait de ne pouvoir avoir accès aux archives que passé un délai de cinquante ans. Cette immédiateté suscite les signaux de brume de la société moderne « hallucinée d’informations et en droit d’exiger l’intelligibilité historique prochaine » (Lacouture, 1978). Un autre aspect du caractère de plus en plus imbriqué de l’activité journalistique et historique sur un temps présent de plus en plus médiatisé est le renversement que subit la notion même d’événement qui était jusque-là le privilège de l’historien et qui revêt désormais un caractère d’extériorité, de pré-construction avant toute forme de décantation temporelle : « La transformation en profondeur de la notion même d’événement qui tient en un mot : l’événement s’est “déréalisé”, ou si l’on préfère désubstantialisé. Il s’est passé dans l’économie événementielle la même chose que dans l’économie monétaire avec l’abandon de la garantie or. L’événement médiatisé n’est plus une garantie de réel puisque c’est la médiatisation qui le constitue. » (Nora, 2006)
Donner sens à l’événement
7À près de trente ans de distance, au seuil du xxie siècle, à la suite de l’attentat terroriste du 11 septembre 2001, Jacques Derrida insiste lui aussi, dans un tout autre contexte et à partir d’une tout autre filiation, sur le retour fracassant de l’événement-monstre et sur le caractère énigmatique, sphinx, de l’événement. Derrida va jusqu’à faire du 11 septembre un concept. Soulignant le caractère majeur du lieu et de la date de l’événement, de son cadre spatio-temporel comme caractère ineffable de sa singularité, Derrida établit un lien fort entre cet aspect objectivable et l’impression, le ressenti immédiat auquel il donne lieu comme événement. Ce dernier charrie donc avec lui toute une traîne d’affects, de sentiments, d’émotions qui lui sont indissociables et le renvoient à une indétermination foncière car cette dimension, à la fois sensible et intelligible, est fondamentalement fluctuante et ouverte sur un devenir du sens pluriel. La chose produite trouve dans l’impression une correspondance, sans pour autant s’y réduire.
8Derrida rappelle le caractère d’imprévisibilité propre à l’événement, son côté éruptif, disruptif, qui brise la norme et surprend, s’imposant comme l’énigme du sphinx. Les médias restituent le caractère opaque de ce qui advient, amplifiant même son caractère intempestif. Mais l’événement, s’il surprend, comporte aussi une capacité « à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que d’abord je ne comprends pas. Mieux, l’événement c’est d’abord que je ne comprends pas. » (Derrida, 2004) Cette posture de modestie, d’humilité face à l’événement ne délégitime pas le désir de comprendre que suscite la surrection du nouveau. Tout l’effort d’appropriation est en effet nécessaire pour mieux identifier l’événement, le décrire, le reconnaître, en trouver les déterminations probables. Pourtant cette ascèse intellectuelle indispensable échoue à venir à bout des véritables événements qui échappent à toute grille d’analyse, à tout système d’explication en les débordant de toutes parts : « Il n’y a d’événement digne de ce nom que là où cette appropriation échoue sur une frontière. » (Ibid.)
9L’événement n’est pas, par définition, réductible à son effectuation dans la mesure où il est toujours ouvert sur un devenir indéfini par lequel son sens va se métamorphoser au fil du temps. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’événement n’est jamais vraiment classé dans les archives du passé ; il peut revenir comme spectre hanter la scène du présent et hypothéquer l’avenir, susciter angoisse et crainte ou espérance dans le cas d’un événement heureux. Contre la fausse évidence qui lie l’événement au seul passé révolu, « il nous faut en suspecter la chronologie » (Ibid.).
10Dans la filiation des travaux de Merleau-Ponty, de George Herbert Mead et de Wittgenstein, il faut rompre avec l’illusion qui consiste à opposer un établissement des faits, neutre au plan axiologique, et ce qui ressort du jugement normatif, en tenant compte du « caractère praxéologique d’un contexte de description » (Quéré, 1994). L’individualisation de l’événement, grâce à sa description, s’effectue donc en incorporant des habitus, des compétences, des pratiques instituées, des croyances. Par là, l’événement est ressenti et décrit en relation avec un champ d’action possible : « Nous appréhendons un événement en tant qu’il nous affecte et qu’il nous concerne, et en fonction de réactions qu’il suscite en nous. » (Ibid.)
11L’événement est aussi configuré en fonction de l’horizon d’attente dans lequel il survient. Il ne sort pas du vide, mais de pré-connaissances, d’un ensemble de régularités, d’un système de références, d’une doxa : « Ce à quoi nous nous attendons dépend de tout le réseau de croyances. » (Putnam, 1990) Le média-support de l’événement anticipe cette attente, la présumant et essayant d’y répondre. Et cette attente est fortement ancrée dans une situation singulière, un contexte particulier : « Une attente est enchâssée dans la situation dont elle jaillit. » (Wittgenstein, cité par Quéré, 1994) A ce premier stade descriptif, il faut ajouter un second niveau qui revient à mettre en intrigue l’événement selon une narration de ce qui est arrivé, et l’on sait depuis Ricœur à quel point ce temps narré est essentiel dans le rapport au temps. Un troisième niveau est pris en charge par ceux qui s’occupent de la transmission de l’événement, c’est celui de sa normalisation : « Normaliser un événement, c’est réduire sa contingence et son indétermination en rendant manifeste son caractère typique. » (Quéré, 1995) Ce sont ces trois opérateurs : la description, le récit et la normalisation qui réalisent l’individualisation et la signification de l’événement. Tenir compte de ces contraintes permet de ne plus croire que l’événement est un déjà-là inerte, statique, en attente d’un travail extérieur d’élucidation, mais au contraire un processus immanent de donation de sens selon un processus fluctuant d’identification. Le processus d’apparition sur l’espace public réalisé par les médias fait donc pleinement partie intégrante de l’événement lui-même : « Publicisation et individualisation de l’événement s’appartiennent mutuellement. » (Ibid.) L’événement entre donc dans un champ sémantique ouvert, incertain, et les médias vont lui attribuer une signification en le rattachant à une catégorie sémantique particulière qui soit à même de lui donner un sens. L’événement singulier exemplifie alors un problème plus général et peut figurer comme tel sur la place publique.
12Paradoxalement, l’individualisation de l’événement passe par la quête du lien qu’il entretient avec un cadre problématique plus général, un ordre de grandeur plus élevé. Il implique donc une normalisation qui puisse faire apparaître ses caractères typiques, ses causes ou raisons. Lié à la sphère de l’agir, la diffusion de l’événement dans l’espace public est porteuse d’un pouvoir herméneutique fondamentalement ouvert sur son devenir. Elle ne se limite donc nullement à l’enchaînement causal par lequel l’on prétend en général expliquer son existence. On retrouve la fameuse complémentarité des deux approches séparées par Dilthey entre l’expliquer et le comprendre, dialectisées par Ricœur avec sa formule selon laquelle on explique plus pour comprendre davantage. Avant Michel de Certeau, George Herbert Mead (1932) avait déjà perçu cet ancrage de sens de l’événement dans son propre futur : « L’événement [est] ce qui devient. » Mead tenait par là à valoriser le caractère de commencement, l’aspect toujours inaugural de l’événement qui se produit : « Quand un événement s’est produit, quelle qu’en soit l’importance, le monde n’est plus tout à fait le même : les choses ont changé. » (Quéré, 2006) Or, dans le devenir temporel de l’événement, dans sa mise en intrigue, dans l’accumulation de ses traces, les médias jouent un rôle majeur.
Un écrasement des temporalités
13Une des leçons à tirer du rôle majeur joué par les médias dans la fabrication de l’événement est l’indétermination de la nature et la construction progressive de celui-ci. Ce constat doit rejaillir sur la manière de lire les événements du passé. Comme le disait Raymond Aron : « Il faut rendre au passé l’incertitude de l’avenir. » Cette défatalisation du passé conduit l’historien à faire retour sur les situations singulières pour tenter de les expliquer, sans présupposer un déterminisme a priori. L’analyse de Popper en matière d’étude de l’événementialité se caractérise par une attention particulière à la logique des situations. L’historien doit poser le problème de la nature de l’environnement des problèmes des agents à un moment donné, ce qui permet de faire des hypothèses explicatives des actions en fonction des tentatives de solution sous contrainte : « L’analyse situationnelle se fixe comme objectif l’explication du comportement humain comme ensemble de tentatives de solutions de problèmes. » (Boyer, 1992) Cette analyse situationnelle se présente comme une écologie généralisée ayant pour objectif de construire une théorie des décisions. Elle présuppose de postuler que les agents se déterminent de manière rationnelle, non pas que leur action renvoie à la Raison, mais plus simplement qu’elle « est dirigée vers un but. » (Ibid.) La notion de situation ne fonctionne pas comme déterminisme ; elle ne renvoie à aucune fixité. Ainsi la même montagne sera perçue différemment et même contradictoirement par le touriste, l’alpiniste, le militaire ou l’agriculteur. Par ailleurs les contraintes situationnelles sont plus ou moins fortes sur l’action humaine.
14Il faut surtout se défier de la tentation de voir dans les médias des organes de simple manipulation qui auraient tout pouvoir pour fabriquer ce qui leur serait extérieur. Ils ne font le plus souvent que refléter ce qu’ils présupposent comme requérant un intérêt dans le public, devançant ses attentes pour mieux y répondre, avec tout le caractère aléatoire de ce genre d’anticipation. Dans la mesure où l’événement est conçu comme une rupture avec la routinisation de la vie ordinaire, le média aura tendance à accorder une importance particulière à tout ce qui revêt un caractère exceptionnel, porté sur les ondes ou à l’écran pour sa capacité disruptive. Le modèle du flux continu d’informations, comme l’a initié CNN, favorise ces ruptures de rythmes évocatrices d’un événement qui brise le cours régulier du temps avec la pratique des breaking news. L’écran se focalise alors sur l’événement en cours, en direct, et le téléspectateur assiste à l’émergence même et au décryptage progressif de ce qui est advenu, en général de dramatique. Cette construction de l’événement en temps réel suscite un véritable télescopage des temporalités propre en général à la saisie de ce qu’est un événement historique, fondamentalement tributaire d’une mise en récit composée a posteriori : « Il faut clairement distinguer un événement de l’occurrence qui l’a fait naître… Un événement est un aboutissement. Il est rythmé comme une partition musicale à trois temps, le temps de l’émergence, celui de la demande de sens et celui de la reconnaissance. » (Arquembourg-Moreau, 2003)
15Cet écrasement des temporalités sur un présent hypertrophié a été vécu à l’échelle mondiale à l’occasion de la tragédie du 11 septembre 2001. Il a pu aussi se vivre de manière plus euphorique à l’occasion de la chute du Mur de Berlin projeté comme la fin d’un monde et l’avènement d’un nouveau monde. La télévision a couvert l’événement en direct, privilégiant la retransmission d’images brutes sans commentaires, la force de l’événement se donnant simplement à voir à l’écran et débouchant sur une hyperbolisation du présent : « Dès 20 h, tout est historique, l’histoire est au présent, le présent est histoire. » (Veyrat-Masson, 2003) Le 9 novembre 1989 aurait été le point d’origine d’une redéfinition de l’événement, et ce serait à partir de là que l’on aurait considéré que l’événement est ce qui se passe sous les yeux des téléspectateurs : « En cela, la chute du Mur s’est avérée être le prélude à la mise en image des événements en continu. » (Freissinier, 2005) La communion entre Est et Ouest retrouvés en cette occasion inespérée laisse alors la place à l’émotion pure et pouvait donc se passer de commentaire dans ce direct vécu collectivement de part et d’autre du Mur. Jocelyne Arquembourg-Moreau voit même des précédents de ce télescopage dans les années 1950 et situe la rupture au moment où la télévision a retransmis en direct le couronnement de la reine Elisabeth II d’Angleterre le 2 juin 1953. Ces minutes historiques ont permis à un enthousiasme populaire de s’exprimer avec ferveur, avec le sentiment de « vivre l’histoire en temps réel » (Arquembourg-Moreau, 2003). En rupture avec la tradition princière, le peuple par cette communion télévisuelle était présent, vivant en direct la cérémonie qu’en un autre temps seuls quelques dignitaires privilégiés auraient pu vivre. Le public participe à l’émerveillement, à un monde enchanté que l’écran fait apparaître comme « nimbé d’un halo » (Dayan et Katz, 1996).
16Ce temps qui subit une sorte de précipité dans un présent devenant à la fois le passé et le futur réalise aujourd’hui ce que pressentait dans les années 1930 George Mead, selon lequel « le présent est à la fois le lieu de la réalité et celui où se constituent le passé et le futur » (cité par Arquembourg-Moreau, 2003). Par ce court-circuit des trois temporalités de l’événement, les responsables de sa transmission essaient d’en maîtriser le sens, et cette tentative est bien loin des dénonciations de manipulation, de perversion d’un sens supposé naturalisé, déjà-là : « Le direct n’est pas, comme on l’a dit trop souvent, l’outil privilégié d’une mise en scène de l’événement, il est, bien au contraire, un moderne exorcisme de l’événement qui doit le réduire à des situations contrôlables ou à des faits maîtrisés. » (Arquembourg-Moreau, 2003)
17Il y a là une mutation radicale par rapport à ce qui se pratiquait dans les années 1960 à la télévision, au temps de la fameuse émission Cinq colonnnes à la Une qui se donnait pour objectif de comprendre et d’expliquer ce qui avait fait événement en une phase ultérieure à son effectuation : « Cet autre regard de l’information ne “voit” donc plus de la même façon qu’auparavant. Il découvre l’invisible d’un univers caché qui sous-tend l’événement. » (Brusini et James, 1982) L’enquête du journaliste consiste alors à aller chercher en dessous des apparences ce qui permet de rendre intelligible l’événement.
18Les études historiennes révèlent dans la trame des expériences passées le caractère de surprise, l’ouverture soudaine à un autre monde, le caractère disruptif sur lequel insistent les phénoménologues à propos de l’événement. Ainsi, à propos de la déclaration de la Première Guerre mondiale en 1914, Yves Pourcher note au fil des jours, en suivant au plus près les mouvements de l’opinion, à quel point la stupeur est grande et suscite un retournement de situation au cours duquel, en quelques heures, l’ensemble des corps constitués se trouve en de nouvelles configurations appropriées au nouveau temps de guerre. La déclaration de guerre en tant que dire revêt immédiatement une extraordinaire puissance performative (Pourcher, 1994). Le média qui doit diffuser l’événement cherche en même temps à en communiquer le sens et à en maîtriser la portée. Il subit, comme l’opinion elle-même, cette réouverture du monde qu’il lui appartient de réorganiser, d’apprivoiser et de pacifier.
Vertiges de « l’information à grande vitesse »
19En relation internalisée avec l’événement qui se produit, le média porte en lui plusieurs registres de discours. Sa construction de l’événement passe par la combinaison de plusieurs genres discursifs à distinguer pour suivre le processus de communication (Lochard, 2005). L’activité médiatique d’information commence par l’impératif de la transmission d’un savoir sous la forme de la dépêche ou du reportage qui ont pour fonction d’attester ce qu’il s’est réellement passé dans une perspective purement informative. La visée persuasive se retrouve dans le commentaire, l’éditorial, l’analyse, alors que la visée séductrice relève d’une stratégie d’écriture « qui libère une subjectivité, dès lors assumée, atteignant son plus haut degré dans la “chronique” puis le “billet” » (Lochard, 1996). L’évolution perçue dans la presse est celle d’une démultiplication sur une même page d’informations de plus en plus éclatées en brèves, dans des cadrages de plus en plus resserrés, le tout intégré dans une démarche ubiquitaire qui accorde de moins en moins de place au contexte qui préside à l’apparition de l’événement, afin de mieux mettre en évidence le caractère soudain de son émergence. La temporalité du « temps réel » aurait eu là aussi un effet majeur, substituant à la volonté de complétude, d’objectivation rationnelle du monde, un autre impératif, celui d’une disponibilité immédiate à la réception de nouvelles réduites à leur noyau informationnel. La visée de totalisation aurait été abandonnée au profit d’un éclatement de l’information. On assisterait ainsi « à une mutation des fondements de l’imaginaire de souveraineté qui s’attache à la lecture de la presse écrite » (Ibid.). A l’ambition selon laquelle le lecteur aurait gagné en compréhension se serait substitué l’impératif selon lequel rien ne doit rester inconnu.
20L’occurrence événementielle reste donc étroitement tributaire du type de fonction discursive dans lequel on va l’intégrer, et elle subit aussi le filtre de divers agencements avant de parvenir au public. C’est ainsi que l’on peut distinguer au plan journalistique les promoteurs, les assembleurs et les consommateurs d’informations. C’est au cœur de ce processus, celui de l’assemblage, que se situe la fabrication médiatique. Définissant une typologie d’événements publics d’ordres différents comme l’événement de routine, le heureux hasard, le scandale ou l’accident dans une filiation qui se réclame de Garfinkel, Harvey Molotch et Marilyn Lester (1996) considèrent que « les médias ne reflètent pas un “monde extérieur”, mais les pratiques de ceux qui ont le pouvoir de conditionner l’expérience des autres ». Ce constat induit un déplacement de leur approche des médias. Au lieu de partir en quête de savoir quelle est la réalité effective qui se cache sous leur discours, ils se demandent quelle stratégie de communication a présidé à créer telle réalité plutôt que telle autre.
21Quant au qualificatif de l’événement comme historique, il réclame un peu de temps, une certaine distance temporelle. Mais là encore, le temps réel porté par les médias a changé la donne, et Jean-François Sirinelli (2002) mentionne ce paradoxe à propos du 11 septembre 2001 immédiatement désigné comme événement historique en tant qu’événement-monde : « L’équation qui explique l’événement-monde associe cette instantanéité permise par le progrès technique à la dilatation géographique également induite par lui. » À propos d’un événement plus euphorique, celui des premiers pas sur la Lune, vécu grâce aux médias partout par le monde, l’anthropologue Margaret Mead (1971) avait déjà noté à l’époque : « Nous approchons d’une culture mondiale. » Le politologue Olivier Ihl (2002) fait aussi porter toute son attention sur l’importance de la médiation que subit l’événement qui passe par un véritable traitement avant d’être porté sur la place publique : « La nature d’un événement tient d’abord à son traitement : aux confrontations de ceux que l’on peut appeler des agents d’exemplarité (journalistes, historiens, enseignants). » C’est ce qu’on peut appeler les « entrepreneurs de réputation » (Fine, 1996).
22Mais à vouloir faire événement, les médias ont tendance à accélérer jusqu’à l’extrême le chassé-croisé des nouvelles qui se bousculent dans un véritable déluge qui tombe sur les télespectateurs et auditeurs par vagues, sans aucun travail de mise en perspective selon une temporalité de l’instantané. Cette avalanche événementialisante a plutôt l’effet paradoxal de tuer l’événement dans sa profondeur selon les mécanismes de ce qui commence à s’appeler l’IGV, l’information à grande vitesse. Cette évolution rend encore plus nécessaire de s’interroger sur le rapport de l’image et du son avec divers types de temporalités. Gilles Deleuze (1983 ; 1985) avait déjà repéré une coupure entre l’image-mouvement et l’image-temps. Alain Gauthier suggère, de son côté, de décomposer l’image télévisuelle dans son rapport à la temporalité en trois catégories. Il y aurait à différencier l’image dite endémique caractérisée par sa redondance, quasi-indépendante, de l’événement de l’image fulgurante, soit l’enregistrement d’un événement inattendu qui « se nourrit d’une espèce d’attraction magique et s’appuie sur un consensus émotionnel » (Gauthier, 1991-1992). À ces deux formes d’image s’en ajouterait une troisième, d’ordre phatique qui permet au média de moduler le rythme du temps, une « image ciblée qui force le regard et retient l’attention » (Virilio, 1988), jouant sur le détail de singularisation de l’image : « C’est l’image la plus proche de l’image-temps décrite par Deleuze. » (Gauthier, 1991-1992) L’image phatique a pour fonction de fixer le temps, de faire le pont entre les deux autres types d’images, en provoquant une sorte d’« effet de serre mentale » (Ibid.).
23Jacques Derrida s’est montré très attentif aux transformations subies par l’événement dans son rapport avec les technologies les plus modernes. Pour les penser, il a introduit deux notions que sont l’artefactualité et l’actuvirtualité (Derrida, 1996). L’actualité, par son caractère de plus en plus centralisé et mondialisé, fonctionne de plus en plus comme un artefact, et rend nécessaire un travail de déconstruction, non pas du point de vue d’une logique du soupçon, mais plus simplement pour restituer la singularité de l’événement dont il est question, son irréductibilité.
24Par cette notion de déconstruction pratique des concepts portés par les technologies de l’information, du cyberspace, dans leurs relations avec les territorialités de l’identité, Derrida vise le processus lui-même, son « avoirlieu » dans sa trace, la prise en considération que ce qui est transmis, même en direct, en live, « est produit avant d’être transmis » (Ibid.). Sur ce point, Derrida rejoint d’ailleurs Deleuze pour affirmer que le virtuel ne s’oppose pas à la réalité, mais à l’actualité : « Cette virtualité s’imprime à même la structure de l’événement produit, elle affecte le temps comme l’espace de l’image, du discours, de l’information. » (Ibid.)