1Les progrès techniques élaborés tout au long du xxe siècle ont fini par tout rendre éminemment complexe. Très tôt, le constat a été posé par Gaston Bachelard (1934), pour qui le simple n’est pas de ce monde : « Le simple est toujours le simplifié. » En conséquence de quoi nous passerions notre temps à simplifier les choses. Selon Edgar Morin, la complexité provient de ce que différents constituants sont tissés ensemble. Il constate notre attirance mentale pour la séparation, alors que pour lui la clé de lecture se situe plutôt dans la mise en relation : relier plutôt que scinder (Morin, 1990). Dans une voie plus opérationnelle et en appliquant le précepte « penser c’est distinguer » pour aborder la complexité des phénomènes de communication, Dominique Wolton a conçu un outil : le carré des connaissances. Le carré des connaissances est indéniablement une grille de lecture pertinente pour la communication ; c’est un canevas que l’on cherche à remplir, une sorte de prisme que l’on place entre l’œil du chercheur et le phénomène observé. Son emploi permet de diffracter l’image brute du phénomène et de capter un à un les éléments essentiels, tout en conservant les liens qui les unissent.
2Le premier angle de ce carré aborde l’épistémologie comparée et l’interdisciplinarité, en se préoccupant des concepts et des termes à considérer. Il s’intéresse aux concepts dans leur histoire, leurs acceptations, ainsi qu’à la coexistence et l’évolution des divers points de vue. Ces concepts prennent des significations différentes selon les disciplines scientifiques convoquées. Aussi, les évolutions de sens, les migrations d’une science à l’autre, les changements subis au passage et la nature des relations qui s’établissent à cette occasion nécessitent une approche interdisciplinaire, allant au-delà de la simple juxtaposition. Ce premier angle du carré est là pour poser sur la table des débats les principaux concepts impliqués, leurs originalités relatives ou encore leurs histoires dans la pensée scientifique.
3Le second angle du carré est relatif aux rapports entre sciences, techniques et sociétés ; c’est celui du choix, de l’acceptation d’un futur commun, des représentations faites par la société. Ces rapports évoluent dans les contradictions entre la logique de la recherche scientifique (visant l’autonomie de la connaissance), la logique des impacts sur la société (impliquant la responsabilité des scientifiques) et la logique des demandes de la société (portant sur des questions parfois simplissimes. Peut-on manger ceci, respirer cela ? Faut-il avoir telle attitude ? Quelles conséquences pour tel comportement ? etc.). Examiner les relations et logiques contradictoires entretenues par les sciences, les techniques et les sociétés ne se résume pas à une seule étude de prospective, à faire un état des grands enjeux scientifiques sur tel ou tel sujet. Il s’agit au contraire d’une analyse de ces interactions incessantes.
4Le troisième angle s’intéresse aux rapports de force et aux rôles joués par les industries et l’ingénierie des connaissances. C’est l’angle du quotidien, de la consommation des connaissances, mais aussi des tensions, des équilibres de pouvoir et de rivalités entre industries, marché et économie. Ici, la notion d’industries est relative aux dispositifs qui facilitent la production et la transmission des connaissances. Ces activités et ces pratiques impliquent des professionnels, des agents, des machines et des utilisateurs au sein d’organisations et/ ou de communautés dédiées, publiques et privées. La palette des actions concernées s’appuie sur une véritable ingénierie du domaine : le recueil, la traduction et le stockage des connaissances, ainsi que la production des supports de savoirs. Enfin, le quatrième angle examine les questions de l’expertise et des controverses. C’est le domaine des référents, des points de repères qui nous orientent et nous font prendre position les uns par rapport aux autres. Lorsque la société cherche des réponses, les scientifiques doivent confronter leurs connaissances et intervenir dans l’espace public. La logique de l’expert est celle de la solution ; la logique du chercheur est celle de la curiosité, du doute, de l’approfondissement. Chacun doit aussi reconnaître ses propres positions personnelles et conflits qui pourraient s’inscrire entre sa vie intellectuelle, sa vie sociale et sa vie privée. Avec ces deux prises de conscience (responsabilité d’ouverture et reconnaissance des conflits d’intérêts), l’expertise peut alors prendre une part utile dans la gestion des controverses – c’est-à-dire dans un temps long, fait d’allers-retours entre les différentes arènes (scientifique, politique, économique, citoyenne, médiatique, internationale) concernées par la controverse.
5Ces quatre angles sont complétés par un axe transverse, une sorte de préoccupation générale à tout phénomène de communication, que représentent la diversité culturelle, les sociétés et la mondialisation. Doté ainsi de ces quatre angles et de ces préoccupations transverses, le carré est un puissant outil pour aborder intellectuellement et méthodiquement des thèmes comme le langage et la communication, la communication politique, l’espace public et la société, la mondialisation et la diversité culturelle, l’information scientifique et technique, les dialogues sciences/société, etc.
6De plus, les quatre angles du carré se répondent deux à deux. « Expertise et controverses » en regard de « épistémologie comparée et interdisciplinarité », traduit le fait qu’il ne peut y avoir d’analyse d’une controverse sans un ancrage épistémologique sur les termes et concepts utilisés. Les « industries et ingénierie des connaissances » jouent un rôle indéniable dans les « rapports sciences, techniques et sociétés ». Prendre en compte le travail de ces « industries et ingénierie des connaissances » va au delà d’une discipline particulière et alimente alors un travail interdisciplinaire d’« épistémologie comparée ». En plaçant face à face « rapports sciences, techniques et sociétés » et « expertise et controverses », on rappelle que toute question sociétale nécessite des arbitrages et fait donc appel à de l’expertise, ouvrant parfois sur des controverses.
7Une autre voie fertile consiste à considérer ce carré comme un moteur, produisant un cycle sur les connaissances, pointant tour à tour leur élaboration, leur diffusion, leurs confrontations et leur inscription dans le temps. Les connaissances naissent dans un espace-temps ou un contexte propice, une sorte de noosphère, et c’est bien dans ces « rapports sciences, techniques et sociétés » que l’on peut placer la créativité, l’innovation, l’élaboration de connaissances nouvelles. Vient ensuite l’action des « industries et ingénierie des connaissances » qui complète cette genèse mais surtout qui en assure la diffusion, le passage à l’échelle et par là même ouvre les connaissances à une certaine maturité. Et c’est alors, pour quelques-unes de ces connaissances, le temps de la confrontation, de la mise en évidence des points de friction à travers « l’expertise et les controverses ». Ces compétitions sur les idées produisent comme des étincelles, font germer de nouveaux points de vue, racontent de nouvelles histoires qui alimentent à nouveau les « rapports sciences, techniques et sociétés ». Et le cycle recommence. La place de « l’épistémologie comparée et l’interdisciplinarité » donne du sens à ce cycle en y posant un regard sur le long terme, sur l’avant et l’actuel, sur les concepts qui s’éteignent, sur ceux qui disparaissent ou mutent.
8Certes, ce carré porte sur les connaissances, mais avec ses angles établis il constitue bel et bien une grille destinée à la communication. Ce que sous-entend ce carré, c’est que les connaissances sont construites, qu’elles ne peuvent pas avoir de réalité sans les hommes qui les mobilisent. Les connaissances impliquées ici n’existent pas sans altérité, sans discontinuité entre les différents acteurs. Pour illustrer les apports du carré des connaissances et les réflexions qu’il génère, nous proposons trois éclairages : sur les connaissances scientifiques, sur la mondialisation et sur l’avenir qui s’esquisse pour notre société de la connaissance.
9Concernant les connaissances scientifiques, certains les imaginent volontiers détachées des chercheurs (Changeux et Connes, 1989). Le carré des connaissances rappelle au contraire que les chercheurs sont acteurs de la société et responsables des savoirs qu’ils produisent. Le défi qui s’ouvre à nous est alors de trouver une organisation garantissant l’autonomie de la recherche tout en acceptant et incitant une participation sociale des communautés scientifiques.
10L’universalité est ce qui reste à l’issue d’un processus de normalisation, il y a donc un certain antagonisme avec la mondialisation. Le modèle de la globalisation est celui où toutes les différences sont possibles mais aussi où tout se marchande. Le modèle de l’universel conduit à des choix plus conflictuels car le respect de la diversité culturelle soulève la question des inégalités et de la pluralité des systèmes de connaissance. Ce qui ramène à nouveau à la question du statut de l’altérité.
11Puisque la connaissance se retrouve impliquée dans un axe allant de l’information à la communication, deux options se présentent pour la place des connaissances dans notre société. Soit la logique de l’information et de la performance des systèmes d’information finit par les absorber – et alors la vitesse, la mondialisation, la forme de démocratisation qui s’ensuivent seront tout à fait compatibles avec la marchandisation des connaissances. Soit les connaissances rejoignent la problématique de la communication – et elles mettront alors en avant l’idée de discontinuité, de la revalorisation du temps, de la cohabitation des points de vue contradictoires, et produiront d’une certaine façon une échappatoire à l’impérium technique et à la rationalisation.
12Au final, il est nécessaire de s’appuyer sur la discontinuité constatée entre communication technique et communication humaine pour réfléchir aux distances qu’il faut maintenir entre information, connaissance et communication. La connaissance est l’affaire d’individus. La société de la connaissance se doit donc de passer par le respect et la considération de l’Autre. Dans cette approche, altérité et discontinuité occupent une place centrale dans toute analyse des processus de communication.