CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Jean CAUNE, Pour des humanités contemporaines. Science, technique, culture : quelles médiations ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013, 320 p.

1Jean Caune interroge les rapports entre « sciences, techniques et culture, qui structurent désormais notre quotidien : usage des nouvelles technologies, nouvelles pratiques culturelles, place de la science dans la formation des individus, etc. » (Caune, 2013, 4e de couverture) Il plaide pour une démocratie technicienne où le débat public ne serait pas confisqué par les experts, mais où les citoyens, les philosophes, les artistes pourraient développer leurs questionnements ou même réinterroger la mythologie scientiste (Philippe Meirieu, « préface », in Caune, 2013). En effet « il ne s’agit pas de restreindre les problématiques à l’acceptabilité des techniques... » (Caune, 2013). Confrontées qu’elles sont à des défis comme le réchauffement climatique, la crise de l’énergie, les déchets nucléaires, les applications des sciences ne peuvent être placées sous la seule responsabilité des institutions politiques et des experts qui les conseillent ; il convient d’élargir les débats, d’élargir notre mode de pensée et, pour commencer, « il faut réinterroger une culture qui reconnaît et intègre les discours de vérité de la science en l’inscrivant dans son histoire » (Ibid.).

2Il défend l’idée que les sciences humaines et sociales devraient orienter la compréhension des conditions d’existence des sciences et de leur application. On est d’accord avec lui, « il n’y a pas de relation linéaire et symétrique : une science qui générerait la technique selon un continuum historique ; une technique qui précéderait ou anticiperait la science ». « L’anthropologie, ajoute-t-il, l’histoire des sciences et des techniques, ainsi que la sociologie des sciences, doivent nous éclairer sur ces rapports qui dépendent du développement économique et social et du milieu dans lequel sciences et techniques se déploient et trouvent un sens » (Ibid.). Cependant, on peut regretter que dans cet ouvrage il le fasse si peu, qu’il ait préféré la plupart du temps la philosophie, le discours sur le discours aux dépens d’une véritable utilisation des sciences humaines, et notamment de l’anthropologie, pour structurer son point de vue. Cette dernière lui aurait sans doute permis de mieux éclairer le fait que la science et la technique, avant qu’elles ne se rencontrent et ne s’imbriquent étroitement dans la technoscience, ont eu, chacune, des histoires et des dynamiques radicalement différentes qui perdurent par bien des aspects, et notamment comme le souligne Sophie L. Poirot-Delpech (1998), par la représentation que les chercheurs se font de la finalité de leur travail. Ainsi, explique-t-elle, dans les laboratoires de sciences théoriques, les chercheurs aspirent à la vérité et continuent d’affirmer le désintéressement de leurs activités, alors que dans les laboratoires technologiques publics, mais surtout privés, l’efficacité technique est au centre de leurs préoccupations.

3La distinction anthropologique entre science et technique n’est pas seulement une réminiscence érudite : elle permet de comprendre et d’éclairer certains des grands enjeux du développement de la technoscience (Rasse, 2014). À un pôle, celui la technoscience appliquée, contingente, financée par l’industrie et l’économie libérale, là, comme au temps de la technique, l’efficacité prévaut. Les stratégies de conquête et de développement de nouveaux marchés, la commercialisation des applications, la rentabilité des investissements déterminent in fine les critères d’évaluation. Mais il est indispensable alors, en contrepartie, de produire de la connaissance pour vivifier l’espace public critique, éthique, de débat sur le sens de progrès, les choix de société, à l’aide des sciences humaines, sociales et politiques ; elles qui sont, heureusement d’ailleurs, si peu efficaces, mais tellement utiles à l’intelligence collective du monde. Car à l’autre pôle, celui de la recherche la plus fondamentale, des sciences théoriques et des humanités, financées essentiellement sur fonds publics, il est indispensable que se maintienne une science fondamentale, théorique et analytique, indépendante des stratégies à court ou moyen terme qui régissent la technoscience appliquée. Il est indispensable de continuer à entretenir un secteur de production de connaissances désintéressées, publiées, indépendantes des applications possibles, critique à son propre égard et à celui des pouvoirs et des sociétés qui le financent.

4L’enjeu est de taille, mais comme a le mérite de le montrer le livre de Jean Caune, la démocratie participative, les délibérations publiques, la participation des citoyens à la démocratie dialogique qu’il appelle de ses vœux n’est pas si simple, ni évidente. L’exemple qu’il en donne, à propos du débat mené sur les nanosciences et nanotechnologies par la Commission nationale du débat public, est éclairant : « les séances publiques ont été interrompues et le processus s’est achevé dans la confusion » (Caune, 2013). De fait, il ne s’agissait que d’une « concession bureaucratique et administrative, sans effet ni conséquences » (Ibid.). Pour résoudre le problème, il propose de rapprocher la démarche artistique du projet scientifique, « la science comme réalisation de la raison intelligible et l’art comme manifestation de la raison sensible participent d’une culture qu’il faut mettre en partage ». Un beau projet que défendaient déjà les centres de culture scientifique et techniques dans les années 1980, sans y être vraiment parvenu (Lévy-Leblond, 1986).

5Et pourtant le débat existe bien. Il suffit de voir comment des controverses sur les OGM, le réchauffement de la planète, la vaccination contre la grippe H1N1 ou l’acharnement thérapeutique, pour ne citer que les plus récentes et les plus célèbres, sont relayées par la presse et la télévision ; comment elles sont sujettes à de vastes débats dans l’arène de l’espace public masse médiatique, pour reprendre l’expression d’Habermas, où s’affrontent journalistes et experts de tous acabits, comment elles deviennent le sujet de discussions passionnées entre les citoyens profanes, dans les associations militantes, les repas de famille, autour des machines à café sur les lieux de travail, ou encore dans les bars et autres espaces de sociabilité informelle. Le Web relaie une masse d’informations plus ou moins véridiques, fondées ou fallacieuses, qui nourrissent les forums de discussion. En même temps, il organise, classe et légitime les informations par lesquelles s’esquisse, se structure et parfois se manipule l’opinion publique. Chercheurs experts, acteurs éclairés, inquiets et obsédés du sujet, citoyens obscurs, dilettantes, militants, se rencontrent, se confrontent, lancent des pétitions, organisent des manifestations, font circuler l’information, structurent des mouvements revendicatifs. Tout cela mériterait d’être mieux connu, d’être étudié autrement que par les pouvoirs politiques et les groupes de lobbying qui espèrent encore manipuler la force qu’ils représentent. On peut regretter que le livre de Jean Caune, ne l’ait pas ou si peu traité ; il a au moins le mérite, cependant, de rouvrir, de nourrir et de poursuivre le débat.

6Paul Rasse

7I3M – Université de Nice

8Courriel : <rasse@unice.fr>

Références bibliographiques

9Poirot-Delpech, S. L., « Les techno-sciences, d’un laboratoire à l’autre », Socio-anthropologie, n° 3, 1998, p. 81-90.

10Rasse, P., « Sciences, techniques, technosciences et technologie, un essai de définition anthropologique », Les cahiers de la SFSIC, n° 9, 2014, p. 117-125.

11Levy-leblond, J.-M., Mettre la science en culture, Nice, Anaïs, 1986.

Olivier ROCHE et Dominique CERBELAUD, Tintin. Bibliographie d’un mythe (préface d’Albert Algoud), Paris, Les Impressions nouvelles, 2014, 316 p.

12Cet ouvrage est un tour de force. Il s’agit d’une bibliographie raisonnée de tous les livres ayant trait à la tintinologie : analyses savantes d’album de Tintin, biographies d’Hergé, catalogues d’exposition, blocs feuillets des timbres spécialisés, etc. Toute cette littérature secondaire sur Tintin et son créateur est répartie en six catégories : « Textes et versions » (qui recense les versions commentées), « Études critiques » (qui regroupe les recherches sur les sources, les thèmes ou les personnages d’Hergé), « Amplifications imaginaires » (consacrée aux écrits ludiques qui développent et modifient tel ou tel élément du monde hergéen), « Hergé et après » (qui rassemble les hommages, les catalogues expositions et autres retombées artistiques du créateur de Tintin), « L’auteur » (qui présente les ouvrages consacrés à George Rémi), et enfin « Ouvrages étrangers non traduits » (qui commente, en français, des livres concernant les cinq premières catégories mais non traduits dans la langue de Molière). Cette entreprise encyclopédique titanesque s’accompagne d’un effort bienvenu de mise en page : la couverture de chaque livre est scannée en couleur et se voit accompagnée de deux notices : l’une en caractères courants décrivant le livre, l’autre en italique donnant de précieuses indications aux collectionneurs (nombre de tirages, exemplaires spéciaux, etc.).

13Cet ouvrage s’adresse donc, en priorité, aux tintinologues qui trouveront, dans cette bibliographie raisonnée, des informations précieuses et détaillées sur les œuvres écrites consacrées au mythe de Tintin. Mais, c’est là toute sa richesse, cet ouvrage intéressera élégamment un public très divers. En premier lieu, bien sûr, les fans de Tintin qui apprendront qu’il existe réellement un Capitaine Haddock (sa biographie est présentée), qui découvriront que les phylactères écrits en langues étrangères par Hergé ont une signification que des linguistes ont systématiquement décodée et qui auront tout le loisir de s’interroger sur l’idéologie de leur héros préféré puisque George Rémi se définit lui-même comme « un homme d’ordre ». Les amateurs de bande dessinée apprendront que l’auteur de la notion de ligne claire est Joost Swarte, dont l’ouvrage De Klare Lijn n’est toujours pas traduit en français et liront avec intérêt que Benoit Peeters, le célèbre co-auteur des Cités obscures, « émet l’hypothèse de la bande dessinée comme un “deuil de l’original” ».

14Les chercheurs fréquentant habituellement Hermès découvriront peut-être que des auteurs reconnus de notre champ (Serres, Tisseron, Floch, et même Escarpit) ont écrit des textes consacrés à Tintin et analyseront comment la presse a su surfer sur le phénomène Tintin, puisque Le Point et Historia, Géo, L’Express, Le Monde, Le Figaro, Philosophie magazine et Télérama ont sorti des numéros spéciaux dédiés aux créatures d’Hergé. Ils verront également avec effarement le poids des ayants droit d’Hergé qui n’hésitent pas à faire détruire des ouvrages qui ne sont pas passés par les fourches caudines de leur approbation. Censure qui menace les chercheurs indépendants, car « eux n’ont pas le droit d’illustrer leur propos avec des vignettes tirées de l’album ». Enfin, le grand public découvrira ce monde décalé de la tintinologie avec des ouvrages s’intéressant aux noms propres, aux villes et aux animaux dans Tintin, une étude consacrée à l’herméneutique du pantalon de golf et même une anthologie des ouvrages pirates parodiant Tintin qui s’est fait elle-même pirater…

15Un ouvrage passionnant à lire absolument.

16Éric Dacheux :

17Laboratoire « Communication et solidarité » – Clermont Université

18Courriel : <eric.dacheux@univ-bpclermont.fr>

Alexandre SERRES, Dans le labyrinthe, Évaluer l’information sur internet, Caen, C&F éditions, 2012, 222 p.

19Alexandre Serres propose là une synthèse attendue qui, comme le titre ne l’indique pas, traite de bien plus que d’évaluation de l’information. S’appuyant sur de nombreuses recherches, tant anglophones que francophones, l’auteur dresse un véritable état des lieux des pratiques documentaires et informationnelles, dans un contexte de « révolution numérique ». Une révolution à l’origine de profondes mutations qui viennent bousculer l’économie du document, les modes d’écriture et de lecture, et à la suite les modalités d’évaluation des documents et de l’information.

20Au départ de la réflexion, est développée l’idée que le numérique amène un brouillage des cartes, générateur de confusions documentaires, qui rendent l’opération d’évaluation de l’information plus complexe encore qu’elle ne l’était dans le monde de l’imprimé : brouillage entre les différentes strates du document, devenu plus plastique et instable, et dont la chaîne technique est totalement redéfinie ; hybridation des compétences et des métiers d’où des difficultés d’identification des différents acteurs ; mélange des genres et des supports documentaires, amplifié par l’apparition de nouveaux supports propres à internet ; confusions relatives à la source et au statut des documents liées notamment à la possibilité de libre publication sur le web ; et montée en puissance de nouvelles valeurs et représentations, porteuses d’évolutions intéressantes, mais aussi, pour certaines, d’illusions et/ou de dérives potentielles.

21Ces nombreux brouillages induits par la numérisation des données, dans un contexte de crise des médiations, rendent d’autant plus cruciale l’opération d’évaluation de l’information.

22Délimitant son sujet, l’auteur retient une entrée par les pratiques d’évaluation et les notions, en cohérence avec la définition fonctionnelle donnée en tout début d’introduction : « évaluer l’information », c’est « juger de la crédibilité d’une source, soupeser la fiabilité de l’information transmise, apprécier la qualité de sa présentation, évaluer sa pertinence par rapport à un contexte précis, déceler l’éventuelle manipulation » (il est à noter ici qu’« évaluation » et « information », considérés séparément, ne sont pas l’objet d’une définition au départ de la réflexion, comme c’est le cas pour différents termes appelés à être convoqués en cours de développement – tels usages, pratiques, représentations, compétences ou comportements informationnels). Sont laissées de côté la question des enjeux, celle des risques et des dangers des info-pollutions en ce qui concerne le filtrage des informations, ou encore la réflexion autour des dimensions pédagogique et didactique, qui seront toutefois abordées de manière rapide dans la réflexion conclusive.

23L’ouvrage est organisé en cinq chapitres, qui approchent de façon progressive la question de l’évaluation, à la manière d’un zoom, du général au particulier : tout d’abord, les usages (chapitre 1), à travers l’étude de ce que les gens « font avec » Internet, tout particulièrement les jeunes ; les compétences (chapitre 2), comprises comme les manières concrètes de faire avec les TIC, qu’il s’agisse de compétences informatiques, informationnelles ou critiques ; ensuite les comportements des étudiants (chapitre 3), concernant notamment la recherche d’information et le rapport à la bibliothèque ; puis les principales notions (chapitre 4) autour desquelles s’organise le champ sémantique de l’évaluation de l’information ; et enfin les pratiques informationnelles en matière d’évaluation (chapitre 5), avec une proposition de méthodologie d’observation, structurée autour de cinq grands axes (critères d’évaluation, publics, action, dispositif, information).

24En conclusion, l’auteur revient sur les enjeux de l’évaluation de l’information, éducatifs notamment, avant d’ouvrir sur quelques chantiers de recherche susceptibles de se développer autour de cette thématique. Nous retiendrons plus particulièrement le chantier didactique, jugé le plus urgent étant donné l’acuité des enjeux éducatifs, en lien avec le chantier des notions, orienté vers une mise à plat des connaissances et compétences nécessaires à l’art du filtrage de l’information.

25Le chapitre 4 constitue selon nous un point fort de l’ouvrage, qui présente une étude approfondie de quatre notions-clés au cœur de l’évaluation de l’information : la crédibilité retenue de préférence à la notion proche de fiabilité, l’autorité différenciée de la popularité et de la notoriété, la qualité abordée successivement sous l’angle documentaire, journalistique et professionnel, et la pertinence dans le double sens en langue anglaise de relevance (adéquation à…) et pertinence (bien-fondé, justesse). Évaluer l’information consiste, comme y insiste l’auteur, à combiner ces notions « faussement évidentes, riches d’approches pluridisciplinaires », mais très imbriquées dans la réalité au point qu’il n’est pas toujours facile de les distinguer. Prenant ses distances avec une approche axée sur les savoir-faire telle que véhiculée par les référentiels de compétences et les grilles d’évaluation, Alexandre Serres plaide pour une approche à la fois méthodologique et théorique de ces notions, soucieux d’étudier leur fondement et d’en rendre compte dans toute leur complexité. Un détour par certains textes fondateurs comme le Traité de documentation : le livre sur le livre de Paul Otlet apporte alors des éclairages intéressants sur les évolutions actuelles.

26Une autre contribution importante, transversale à l’ouvrage, mais moins bien mise en valeur qui n’apparaît que de manière discontinue au fil des chapitres est la réflexion, pourtant essentielle, autour des différentes déclinaisons de l’information, data, news et knowledge : présente dans le chapitre 2, qui différencie les compétences numériques, informationnelles et critiques nécessaires à tout travail sur l’information ; dans le chapitre 4, qui aborde la qualité de l’information d’un triple point de vue, documentaire (attentif aux caractéristiques formelles), médiatique (préoccupé de dimension citoyenne et critique) et informatique (soucieux de pertinence et de personnalisation, au service de l’usager) ; et dans la conclusion qui élargit la focale et fait le lien avec la construction des différentes cultures en jeu dans l’évaluation de l’information, parmi lesquelles les cultures informationnelle, informatique, numérique et médiatique. Ces dimensions font l’objet d’un traitement inégal, la dimension documentaire occupant une place importante au regard des dimensions numérique et surtout médiatique. Ceci alors même que l’attribution d’une « valeur » à l’information, notamment l’info-news, circulant de plus en plus sur le mode du lien (link) ou de la fuite (leak), rend d’autant plus nécessaire un approfondissement de la réflexion sur la transmission de l’information, renvoyant à des considérations éthiques et à des lectures différentes suivant le cadre théorique de référence (conséquentialisme ou déontologisme).

27Ouvrage de réflexion sur une thématique qui jusqu’ici a donné lieu à assez peu de publications, ce livre devrait intéresser un large lectorat, aussi bien de chercheurs que de professionnels ou d’étudiants. En appui sur une bibliographie riche et diversifiée, au-delà de la synthèse conséquente proposée sur la question de l’évaluation de l’information, il ouvre des pistes de réflexion stimulantes qui sont une invitation à approfondir la réflexion, sur ce sujet complexe, en « réinvention » permanente dans le nouvel environnement numérique, à l’heure de l’information participative et contributive.

28Yolande Maury

29Geriico – université de Lille 1

30Courriel : <yolande.maury@noos.fr>

Philippe NEMO, Esthétique de la liberté, Paris, Presses universitaires de France, 2014, 208 p.

31L’opposition entre société « close » et société « ouverte » a fait l’objet, au siècle dernier, de nombreuses études. Parmi celles-ci, La Route de la servitude (1944) de Friedrich Hayek et La Société ouverte et ses ennemis (1979) de Karl Popper comptent parmi les plus importantes. L’une et l’autre traitent de ladite opposition dans une perspective associant philosophie politique et sociologie économique. L’originalité du dernier ouvrage de Philippe Nemo est de la situer dans le cadre d’une anthropologie philosophique – dont Bernard Groethuysen (1928-1931) a naguère tracé les grandes lignes –, et, plus précisément, d’en souligner la dimension esthétique. Quels rapports la beauté et la liberté entretiennent-elles ? Les idéaux de l’esprit sont-ils séparés ou corrélés ? Qu’est-ce qu’une existence libre ? En quoi les catégories du beau et du laid intéressent-elles la nature des structures sociales et des régimes politiques ? Telles sont les principales questions ici examinées dans la longue durée.

32Considérées comme des faits de nature dans la tradition naturaliste, intimement liées dans la pensée idéaliste comme libre jouissance de belles formes, la beauté et la liberté ont revêtu un sens nouveau dans le monde judéo-chrétien avec le dépassement de la forme et du fini, l’ouverture sur l’infini, la promotion d’une totale liberté ontologique. L’humanisme latin en a consacré le primat, par la valorisation de la « personne », l’instauration du droit de la propriété privée, la formation d’un ego substantiel : « La vie de chaque homme cesse alors d’être un destin pour devenir une œuvre » (Nemo, 2014) ; si bien que « La personnalité originale […] présente des types de beauté et de laideurs décalés des beautés et laideurs archétypales de l’espèce » (Ibid.). La pensée occidentale hésitera cependant entre deux voies possibles : l’exploration des formes de la nature, leur dépassement par un renouvellement créateur.

33Auteur d’une classique Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Âge (1998), aux Temps modernes et contemporains (2002), Nemo marque les étapes de ce dépassement, depuis les tentatives plotiniennes jusqu’à Pic de la Mirandole, en passant par Grégoire de Nysse, Saint Augustin, Denys l’Aréopagite et Saint Thomas d’Aquin – pour qui l’homme, créé libre par Dieu, n’est pas enfermé dans des formes qui brideraient sa puissance créatrice. De Kant à Castoriadis, des jalons sont ensuite posés, dans cette démonstration qui vaut autant par sa clarté que par sa rigueur, sans égards aux cloisonnements disciplinaires. Y prend ainsi place la théorie de l’art de Proust qui est salué pour avoir parfaitement formulé l’idée d’une transcendance du beau : l’ébranlement de Swann par la sonate de Vinteuil fait bien voir que « ce ne sont pas les musiciens qui fabriquent la musique avec leurs mains, leur souffle et leurs instruments ; c’est la musique qui se joue elle-même, les musiciens lui servant de cortège liturgique » (Ibid.).

34Tous les textes cités dans cette première partie attestent la transcendance et la convergence des idéaux de l’esprit – le bien, le vrai, le beau, « touche de l’absolu ». La liberté est la condition de la poursuite de ces derniers : liberté individuelle pour le bien, liberté de pensée pour le vrai, liberté de créer pour le beau. L’art, plus précisément, est connaissance des formes du monde, représentations d’essences objectives, et non l’expression de l’intériorité du sujet ; la critique, développée par Hans Gadamer (Vérité et méthode, 1980), de l’esthétique romantique du génie est ici opportunément rappelée. Dans l’art concrètement s’opère la concordance de la vérité et de la beauté. L’œuvre d’art « montre l’in-forme, l’infini ». Dans cette perspective sont expliquées, à la suite de Castoriadis (Devant la guerre, 1981), non seulement l’absence de beauté dans le communisme soviétique, mais aussi « la haine affirmative du beau » et la production d’une « laideur positive ». C’est qu’échappant à l’idéologie, à la gestion du monde ordinaire, au déterminisme intégral, le monde libre de l’art est une anomalie, un scandale auxquels doivent mettre fin la soumission au réalisme et l’écrasement des talents.

35Intitulée « Laideur de la servitude », une deuxième partie, nourrie des analyses du totalitarisme que l’on doit à George Orwell, à Hannah Arendt et, bien sûr, à Hayek, met en scène « l’homme du troupeau totalitaire ». La négation de la personne, la destruction des règles juridiques et morales, l’invocation de « lois de l’histoire » ordonnées à la Race ou à la Classe, le condamnent à la laideur. Outre les sociétés totalitaires dont elle est la marque, celle-ci menace également, pour Philippe Nemo, des organisations sociales plus acceptables comme la social-démocratie. Des vues erronées – réduction des inégalités par la redistribution des richesses, confusion de la solidarité et de la redistribution – ont inspiré une politique de prélèvements et de prestations, les uns effectués, les autres obtenues, sans contrepartie. Un mécanisme corrupteur se met ainsi en place, engendrant frustration et mutilation, un sentiment de spoliation d’une part, « la pratique “émasculante” de l’assistanat » d’autre part : l’individu, dans ce type de société, « perd l’habitude de la liberté et de l’indépendance en proportion de la part de ses affaires qu’on lui confisque » (Ibid.).

36Une troisième partie célèbre la beauté de l’existence libre. La vie humaine y est présentée comme un « libre voyage ». Vivre, c’est explorer, découvrir, voyager, ne pas rester prisonnier de l’étroite vision d’un horizon limité ; « vivre, c’est vivre une aventure et non exécuter un programme » (Ibid.). Une phénoménologie du voyage est ainsi déroulée, avec sa part d’imprévisible, ses découvertes géographiques et sociales – toujours fragmentaires, car il ne s’agit pas ici d’embrasser le monde d’un seul regard ni d’accéder à la plénitude d’un sens prédéterminé. La condition pour que la vie puisse être vécue de la sorte est la démocratie libérale, une société faite d’actions et d’interactions, une société de pleine communication, de liberté et de beauté morale. Ses vertus et ses valeurs sont répertoriées in fine : elles ont pour nom justice, véracité, libéralité, esprit de paix, tolérance, prudence, tempérance, force, orientation positive des activités – auxquelles s’ajoutent les trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité. Plus que la conclusion qui ouvre – sous un titre emprunté à l’un des Fragments posthumes de Nietzsche, « Revivre en œuvre d’art » – des perspectives métaphysiques trop sommairement tracées, ce sont les commentaires originaux attachés par l’auteur à chacun de ces termes qui retiendront l’attention.

37Bernard Valade

38Université Paris 5

39Courriel : <berval@paris5.sorbonne.fr>

Divina FRAU-MEIGS et Alain KIYINDOU (dir.), Diversité culturelle à l’ère du numérique, glossaire critique (Commision nationale française pour l’Unesco), Paris, La Documentation française, 2014, 232 p.

40Le texte introductif, signé des deux responsables de la publication, s’avère extrêmement riche ; il est fort des expériences personnelles longues et diverses de chacun (une angliciste et un communicologue, universitaires et militants). De plus, en 2014, tous deux se voient attribuer une chaire Unesco – c’est dire la garantie de qualité dont bénéficie ce glossaire.

41Pourtant, le choix du titre (peut-être imposé par l’éditeur) laisse entendre que « l’ère du numérique » est désormais en cours ; ce présupposé non démontré induit dans l’ouvrage toute une démarche pragmatique, à partir des usages et des dispositifs mis en place, dans un laps de temps forcément restreint concernant une population occidentale privilégiée. In absentia, impossible de tenir compte de tous les « oubliés de l’internet » (les trois quarts de la planète ; voir Lenoble, A. et Laulan, A.-M. (dir.), Les Oubliés de l’Internet, postface de D. Wolton, LEH, 2014). Même en recherche médicale, on ne saurait valider avec un si petit échantillon, en un aussi court laps de temps.

42Face à cette réelle difficulté méthodologique, la problématique s’énonce ainsi : « la diversité culturelle, en lien avec le numérique, peut être envisagée en termes de risques ou d’opportunités : les risques d’uniformisation, d’exclusion, de monologue, d’une part, les opportunités de diversification, de partage, de dialogue, d’autre part. » Il s’agit donc d’un constat communicationnel quasiment comptable et probablement économique décliné au fil des soixante articles, tous à peu près de même format, qui constituent le corps de ce glossaire. Comme il convient à ce type de publication, les items sont rangés dans l’ordre alphabétique, donc dans le désordre : ainsi le B de Bibliothèques (écrit par un documentaliste) précède la présentation des Biens communs, beaucoup plus orientée vers le partage collectif des savoirs, dans une vision probablement utopiste – en tout cas bien divergente.

43L’ambiguité, voire l’injonction paradoxale, s’accentue encore lorsqu’il ne s’agit plus de connaissance, mais d’art (cf. l’article « Net art »). L’auteur souligne qu’Internet promeut des œuvres dont les enjeux relationnels et collaboratifs ont bousculé les relations entre art, politique et société. D’une manière générale, les spécialistes du patrimoine, de la créativité artistique laissent planer un doute sur l’effet de la numérisation en ces domaines : « l’hyper-offre numérique n’est pas synonyme de plus grande diversité culturelle », ou encore, quand une spécialiste de la médiation patrimoniale constate que « les nouveaux acteurs ne se recrutent plus dans les seuls cercles d’amateurs et d’habitués ». Elle porte son espoir non pas dans l’outil numérique, mais dans les nouvelles communautés virtuelles en train d’apparaître. L’inquiétude qui se profile tout au long du glossaire est parfaitement explicitée dans l’article « Information », rédigé par J.-M. Salaün. Informaticien professionnel, il explicite le non-dit (donc la confusion regrettable) entre le champ de l’information – théorisée par Shannon, avec pour contraire l’incertitude – et la notion d’information – qui revêt d’autres significations en sciences humaines, sociales, de la vie, etc. Les chercheurs diffèrent notablement sur l’élément fondamental : la connaissance (ou la création) ou bien l’intégration d’une information « donnée » (data) – d’où les disparités des analyses et des conclusions des différents contributeurs, selon leur champ disciplinaire.

44Il est rappelé qu’un précédent glossaire « à vocation pédagogique » avait été publié par la Commission française sous le titre la « société de l’information » en 2005, l’année précisément du Sommet mondial de ce même nom. Les auteurs présentent ici un outil de cartographie d’un territoire en complète évolution dont ils espèrent « qu’il sera un outil d’aide à la réflexion, sinon d’aide à la décision ». C’est aussi ce qui ressort de la remarquable postface rédigée par Jean Musitelli (l’un des pères de la Convention sur la diversité) ; son titre met l’accent sur le risque et les nouveaux défis à relever par l’Unesco. Car « le fonctionnement réel de l’économie numérique tend à stériliser les potentialités positives et à cannibaliser les contenus culturels au seul profit des intérêts commerciaux ». L’appel à une régulation renforcée par l’Unesco est donc lancé ; déjà un peu entendu parce que la société civile venue des pays défavorisés revendique le respect du droit inaliénable à la diversité des expressions culturelles ; les États-Unis, début 2015, ont ainsi officialisé le libre-accès en dehors d’un accès plus rapide mais plus onéreux.

45Ce glossaire critique vient donc à point nommé pour soutenir le combat jamais terminé entre la liberté d’expression et les forces économico-politiques. En dehors même de cet enjeu majeur, cet ouvrage collectif demeurera un point de repère, grâce à sa volonté « cartographique ». Gageons que, même spécialiste de ce champ, chaque lecteur enrichira ses connaissances et découvrira des terres inconnues, dans un document au vocabulaire simple et au langage précis. La Commission française s’honore d’avoir, en des temps difficiles, permis la réalisation de ce travail composite mais bien orchestré.

46Anne-Marie Laulan

47Université de Bordeaux

48Courriel : <amlaulan@orange.fr>

Parmi les ouvrages reçus

49Aldrin, P., Hube, N., Ollivier-Yaniv, C. et Utard, J.-M. (dir.), Les Médiations de l’Europe politique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2014, 372 p.

50Bravo, F. (textes réunis et présentés par), L’Argument d’autorité, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2014, 498 p.

51Cage, J., Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2015, 128 p.

52Lahire, B., Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La Découverte, 2015, 598 p.

Coordination 
Brigitte Chapelain
Brigitte Chapelain est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris Nord, et membre du laboratoire LCP/CNRS/IRISSO. Elle étudie actuellement les formes et modalités de créativité sur Internet chez les jeunes adultes en s’interrogeant sur la culture issue de ces pratiques. Ses recherches portent également sur l’analyse de l’intégration du numérique dans le domaine littéraire.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/06/2015
https://doi.org/10.3917/herm.071.0315
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