1Bravant la censure – qui ne lui a jamais fait le moindre cadeau –, publiant des textes sulfureux, de ceux qui circulent sous le manteau, Jean-Jacques Pauvert est un éditeur en roue livre, comme on parle d’un cycliste en roue libre, celui qui décide d’aller où il veut, quand il veut, comme il veut, peu importe la signalisation et ses sens interdits, les contraintes de la météo livresque que constitue le marché, les sifflets des flics de la pensée (le petit monde protégé de la critique), les modes et autres « coups » littéraires.
2Avant de devenir éditeur, le jeune Jean-Jacques s’avère un grand lecteur. À l’âge de 13 ans, il dévore tout ce qui lui passe entre les mains : Jules Romains, Raymond Roussel, Alfred Jarry, le Littré, etc. Son grand-père maternel, cheminot de tendance anarcho-syndicaliste, lui prête Bakounine et autre libre-penseur. Son oncle, André Salmon, poète, romancier et critique d’art, lui donne à lire ses amis Guillaume Apollinaire, Benjamin Péret et Max Jacob. Malgré cet intérêt pour la littérature, le lycée ne veut pas de lui. Il devient commis à la librairie Gallimard, boulevard Raspail, y croise des auteurs renommés.
3Pour compléter son maigre salaire, il pratique le courtage d’éditions rares, dont des textes érotiques. C’est à cette occasion qu’il découvre celui qui le fascinera toute sa vie, le marquis de Sade, l’auteur des Cent vingt journées de Sodome. Il achète aussi à un bouquiniste mal informé un stock de plaquettes surréalistes qu’il vend un bon prix. Il se marie, devient père en 1945 et décide de fonder sa propre maison d’édition, à l’enseigne de « Palimugre », mot inventé qui ne signifie rien. Il a vingt ans et publie un texte de Sartre, « Explication de L’Étranger », article initialement paru dans la revue Les Cahiers du Sud, et aussi Montherlant, Cocteau, etc. En 1947, il crée « J.-J. Pauvert, éditeur » et décide de publier l’œuvre complète de Sade. Il est alors saisi par la justice et condamné en 1956 à une forte amende, qui met en péril son entreprise, et à la destruction des ouvrages interdits. Jean Paulhan lui propose Histoire d’O d’une dénommée Pauline Réage (en fait, Dominique Aury, sa compagne). Le livre est boudé par la critique, Françoise Giroud le supprime même de la liste des dix ouvrages préférés de Paulhan que L’Express publie ! Plus tard, avec le film et la « libération des mœurs », cet ouvrage deviendra culte. Ces déboires ne l’empêchent pas de s’obstiner à publier Sade, aux côtés d’Histoire de l’œil de Georges Bataille. En 1955, il sort Le Voleur de Georges Darien (1862-1921), un roman oublié, initiative saluée par André Breton, sans pour autant provoquer un engouement massif des lecteurs. Il faut attendre l’adaptation au cinéma par Louis Malle, en 1967, pour assurer à ce titre un succès en librairie. En 1956, il confie à Joseph-Marie Lo Duca la direction de la « Bibliothèque internationale d’érotologie », ce qui lui vaudra d’autres censures. C’est à ce moment qu’il songe à rééditer les romans de Boris Vian, difficiles à trouver. Ce dernier meurt en 1959, mais sa veuve, Ursula Vian, soutient ce projet et Pauvert sortira quatre textes entre 1962 et 1970, dont L’Écume des jours, avant de les réunir en un seul volume préfacé par Cavanna en 1978.
4En 1960, il demande au journaliste et philosophe Jean-François Revel (1924-2006) de préparer une collection de pamphlets et autres textes vigoureux et non conformistes. La collection « Liberté » adopte un format poche original en hauteur et une couverture en papier kraft, parfaitement reconnaissable. De 1962 à 1967, ce sont 59 titres qui paraîtront, on y trouve aussi bien Napoléon le Petit de Victor Hugo ou J’Accuse de Zola, que Flagrant délit de Breton et Dessins politiques de Siné, qui sera une des meilleurs ventes. Avec Maurice Girodias (1919-1990) et, surtout, sa seconde épouse, Christiane, la maison d’édition prospère et se diversifie. C’est aussi à ce moment-là qu’une jeune libraire, Régine Spengler (plus connue sous le nom de Régine Desforges, 1935-2014), lui déclare son amour. Ils auront une longue relation amoureuse cachée et un enfant, Camille, née en 1966, que Jean-Jacques Pauvert reconnaîtra quarante ans plus tard. Il la soutiendra lorsqu’elle ouvrira une librairie, créera sa maison d’éditions, écrira des romans. Quatre autres femmes vont jouer un rôle essentiel dans sa carrière d’éditeur et pas seulement : Albertine Sarrazin (1937-1967) dont il publie L’Astragale en 1966, puis La Cavale ; Françoise Lefèvre (née en 1942) qui sort en 1974 La Première habitude et obtient le Prix des lectrices du magazine Elle, d’où des ventes qui dépassent les 200 000 exemplaires ; Françoise Sagan (1935-2004), qu’il aide à écrire La Femme fardée, roman publié en 1990, qui devient un best-seller avec plus de 150 000 vendus exemplaires chez Ramsay et 800 000 chez France-Loisirs ; et enfin Brigitte Lozerec’h (née en 1945), auteure de L’Intérimaire en 1982, livre portant sur l’inceste entre frère et sœur, qui connaîtra un grand succès. Il l’épousera en 2014 (il était veuf depuis 2008).
5Comment résumer une vie d’éditeur aussi extraordinaire, sans ajouter quelques faits d’armes ? Il édite en 1968 le journal L’Enragé réalisé par Siné, avec Cabu, Topor, Reiser, Gardon, Gébé et quelques autres caricaturistes qui allaient tous devenir célèbres. Il obtient « son » Goncourt, avec L’Épervier de Maheux de Jean Carrière (1928-2005) en 1972, qui lui vaut deux millions d’exemplaires vendus et quatorze traductions… Il connaît quelques inimitiés en 1976, en osant rééditer les Mémoires d’un fasciste de Lucien Rebatet (1903-1972), une version expurgée des Décombres. Il est vrai que cet auteur est un antisémite et un anticommuniste militant, se déclarant « fasciste ». Autant dire que ce « document » sera mal reçu par la critique « politiquement correcte » quasi-unanime… C’est aussi lui qui, à la demande de Guy Debord, fait le lien avec Gallimard pour l’édition de ses œuvres complètes. Il est également l’auteur d’une impressionnante biographie de Sade en trois volumes et de nombreuses préfaces – 85 en tout – aux livres érotiques qu’il ressuscite dans la collection « Lectures amoureuses » aux éditions La Musardine.
6Éditer, pour lui, était synonyme de liberté. Inconditionnellement.